Il est des livres dont on ne connaît pas le pourquoi et des livres à propos desquels il apparaît comme étant évident. Puis, l’objectif d’un projet est parfois dépassé par le projet lui-même. C’est le cas de l’ouvrage de Catherine Gaeng Lynchage médiatique et abus de pouvoir. Chronique de l’affaire « Lunghi/RTL/Bettel ». On pourrait – et à condition de ne pas le lire – se contenter de percevoir ce texte comme étant un cri de rage émis par la femme d’Enrico Lunghi à propos de l’affaire d’« assassinat médiatique » et d’abus de pouvoir1 qui a réussi à faire parler du Luxembourg sur la scène – culturelle et politique – internationale. Mais il faut oser lire ce livre pour comprendre que la pulsion d’amour qui est à son origine – et la beauté de la source de cet acte traverse chacune ses pages – est aussi, et avant tout, une pulsion de savoir, un audacieux amour de la connaissance. Cet ouvrage est en effet – et malheureusement – un analyseur d’une importance capitale pour le Luxembourg contemporain.
Catherine Gaeng est historienne : elle a donc réalisé un travail de recherche dont résulte un document historique. L’affaire « Lunghi/RTL/Bettel » ayant généré des centaines d’articles, de brèves, d’analyses, d’émissions, de commentaires, etc., l’auteure les a soigneusement répertoriés et référencés. Son livre « fait le récit chronologique de l’affaire à partir de cette matière complétée par des informations non publiques et agrémentée de [ses] commentaires et réflexions »2. Première singularité du projet : il mêle de manière originale rigueur scientifique (connaissance) et humour (liberté d’expression).
Deuxième singularité du projet : la méthode de l’historienne. Pour montrer comment un détail – une situation qui est aussi bien insignifiante qu’à priori résolue – a été détournée, instrumentalisée et s’est renversée en son contraire – une affaire d’État – ; l’auteure part de chaque détail, qu’elle décrit méticuleusement, preuves à l’appui. Et c’est ce qui est le plus bouleversant : le déroulement historique des événements, la suite de chacune des interventions et les effets néfastes et prouvés d’un système pervers. « Triste savoir » pour reprendre l’expression de Theodor W. Adorno dans son ouvrage Minima moralia. Référence qui n’est pas anodine car la démarche de Catherine Gaeng rappelle le procédé préconisé par le philosophe afin de développer une critique de la société mutilée et aliénée par le pouvoir de l’argent et de la peur. L’historienne met en quelque sorte en œuvre la méthode qu’Adorno nomma « dialectique négative », où il est question d’avoir le courage de se « confronter au moment négatif », de s’en tenir aux choses mêmes, d’en rester aux fissures et de ne pas les refouler, non pas comme une garantie, un répit ou une assurance, mais dans une perspective qui vise à rendre manifeste l’aliénation.
Il s’agit autrement dit de ne pas succomber à la « stratégie du choc » qui dans cette affaire a dépossédé la culture de son pouvoir – pour reprendre maintenant le terme puissant que Naomi Klein utilise dans le cadre de son analyse du système médiatique afin de dénoncer l’existence d’opérations concertées (« la privatisation des catastrophes ») dans le but d’assurer la prise de contrôle de la planète par les tenants d’un ultralibéralisme tout-puissant.
Troisième singularité de cet ouvrage : l’affaire qu’il dévoile impliquant le musée le plus important du pays (le Mudam), le gouvernement, les médias, le monde de la culture et son public (on pourrait presque parler d’un « fait social total » au sens du sociologue Emile Durkhein), ce livre constitue une analyse de la société dans laquelle nous avons choisi de vivre et que nous contribuons à construire à travers chacun de nos choix, gestes et engagements.
Il est en effet, et aussi, des livres qui sont difficiles à lire, parce que ce qu’ils prouvent est insupportable. Tout le dispositif qui a mené à ce livre constitue ainsi un signal d’alarme à propos de l’aliénation de notre société. Achevé d’imprimer le14 février 2018 à compte d’auteure (à 600 exemplaires et presque épuisé en librairie), le processus de fabrication du livre démontre d’abord le manque de courage des éditeurs luxembourgeois, qui n’osent pas publier un ouvrage critiquant le gouvernement qui les finance et par là-même la perversité du système actuel des subventions culturelles.
Il prouve ensuite, page par page, le dysfonctionnement d’un système institutionnel qui réussit – il faut le faire – à « se débarrasser » de l’un de ses membres les plus brillants, de l’un « de ses meilleurs atouts », un de ces rares citoyens qui ont réussi à faire briller ce pays pour autre chose que pour ses richesses au-delà de ses frontières. Est-ce que le Mudam, mais aussi le mini-monde de l’art luxembourgeois, existeraient sans le travail d’Enrico Lunghi ? Est-ce que le « petit pays » figurerait sur la carte internationale de l’art contemporain sans l’audace inspirée et le travail de ce luxembourgeois – certes rital –, de cet intellectuel un peu trop souriant pour le goût de la bourgeoisie locale en manque de charme ?
Autres éléments particulièrement dérangeants qui surgissent inévitablement à la lecture de cet ouvrage : outre la diffamation arbitraire et infondée produite par une chaîne de médias privée, il y a le manque d’esprit critique d’une société (pourtant éduquée) qui est incapable de discerner la différence entre une information et sa déformation ; puis l’imposition de cette lecture erronée, non justifiée et non documentée3 de la situation par le gouvernement, par le Conseil d’administration du musée qui ne soutient son directeur qu’à moitié ; et, in fine, par le monde de l’art local qui devient solidaire de l’ancien directeur du musée qu’une fois que celui-ci a démissionné et uniquement après la publication d’une lettre cosignée par toutes les grandes pointures internationales du monde de l’art.
Jalousie face à la créativité brillante d’une personne ? Peur de prendre position contre les pouvoirs en place ? Individualisme aveuglant ? Confort aliénant des salaires luxembourgeois ? Les raisons de la série de silences et de prises de parole qui ont contribué à l’écriture de cette histoire sombre sont probablement multiples : mais leur résultat est cette faille dans l’histoire culturelle d’un petit pays qui tant bien que mal se bat pour exister dans la cour des grands…
Les livres, tout comme les intellectuels qui ont réussi à rester libres, ont toujours dérangé. C’est leur sort puisqu’ils apportent de la lumière et surtout une forme de résistance aux rouages les plus sombres de la société. Mais c’est pourtant uniquement à travers les actes d’amour – de la connaissance, de l’art, de la culture et des personnes – qu’une brèche d’espoir peut éventuellement s’ouvrir. C’est pour toutes ces raisons que cet ouvrage devrait être lu par le monde de l’art, par les historiens et les politologues s’intéressant au Luxembourg contemporain, mais aussi par tous les citoyens qui sont conscients de contribuer au déploiement de la société dans laquelle ils évoluent.