d’Lëtzebuerger Land : Vous vous êtes adressé, la semaine dernière, dans une lettre ouverte au couple d’instigateurs d’une opposition virulente contre le projet gouvernemental d’installer un foyer pour demandeurs de protection internationale à Junglinster (voir d’Land n° 35/12 du 31 août). Vous y insistez sur des évidences, par exemple que, contrairement à ce qu’ils prétendent, il n’y a pas de corrélation entre la présence d’un tel foyer et une augmentation de la criminalité ou que ces gens ne sont ni meilleurs ni pires que les autochtones... Pourquoi avez-vous estimé nécessaire une telle mise au point ?
Frank Wies : C’était en premier lieu une initiative privée, je voulais avant tout répondre à ces gens ; puis Amnesty a quand même estimé utile d’envoyer ma lettre à la presse afin qu’elle soit publiée. Ce qui m’a choqué dans l’argumentaire de ces habitants de Junglinster, c’était le nombre de préjugés à l’encontre des demandeurs d’asile, notamment le fait qu’ils soient constamment associés à des criminels. Ces préjugés, on les retrouve partout dans le grand public, et ils découlent pour beaucoup de la manière dont les pouvoirs publics et les médias décrivent les demandeurs d’asile. Quand un ministre comme celui de l’Immigration, parle publiquement de « tourisme de l’asile », il ne faut pas s’étonner que les gens reprennent ce genre de terminologie à leur compte.
Le problème du logement des demandeurs d’asile n’est pas nouveau. Seulement, durant les dernières années, le ministère de la Famille à recours à de grandes structures fermées et loin de tout, comme à Weilerbach ou au Marienthal – ils y étaient quasi invisibles dans la vie quotidienne des gens. Mais maintenant qu’il faut chercher des solutions alternatives, en collaboration avec les communes et dans les centres des villes et villages, tout le monde se voit, souvent bien malgré lui, confronté avec cette réalité. Et comme tout ce qui est étranger fait d’abord peur, on récolte de telles réactions de rejet. Si les communes et le ministère communiquaient un peu autrement, au lieu de toujours afficher un certain défaitisme face à une situation qui les dépasse, cela aiderait peut-être déjà un peu.
Ce qui m’a le plus dérangé à Junglinster, ce furent les arguments invoqués, dont beaucoup sont tout simplement faux, comme cette supposée augmentation de la criminalité : il n’y a pas de telles statistiques, ce que la Police a d’ailleurs précisé depuis. Ou le fait que les auteurs invoquent sans cesse l’intérêt et le bien-être de leurs enfants : je trouve irresponsable de transmettre ses peurs à ses enfants. D’ailleurs ils m’ont contacté, en insistant sur le fait que leur vrai problème était celui de l’emplacement d’un tel foyer, près de l’école, mais qu’ils n’avaient rien à redire contre ces gens. Je crois que les réactions à leur initiative les ont dépassés.
Amnesty International, qui assure actuellement et durant un an le secrétariat du Collectif réfugiés (Lëtzebuerger Flüchlingsrot), a regretté, dans un communiqué envoyé après l’expulsion d’une mère kosovare avec ses enfants, dont une petite de deux ans, qui en plus souffre d’épilepsie (d’Land n° 29/12 du 20 juillet), qu’elle constate actuellement un « durcissement constant de la politique d’immi-gration », surtout dans la pratique administrative... Comment le constatez-vous, ce durcissement ?
Aux méthodes employées dans la gestion des destins humains – notamment, comme ici, des éloignements. Rien que le traitement de cette petite fille de deux ans, qui s’est retrouvée toute seule au centre de rétention – alors même que la loi sur le centre de rétention interdit le placement de mineurs seuls dans cette structure – est inhumain ! Le Clae a été très actif dans cette affaire et a écrit tout au long de cette procédure au ministre, qui lui a seulement répondu qu’en prenant la défense de cette famille, le Clae se faisait complice de gens qui « prennent l’État luxembourgeois en otage ». Pas un seul instant, Nicolas Schmit ne s’est visiblement senti responsable, en tant qu’autorité publique, pour le bien-être de cette enfant...
On a souvent l’impression que les fonctionnaires appliquent à la lettre les textes existants – en en ignorant toutefois certains qui assurent des droits aux demandeurs de protection, comme les textes européens, que le Luxembourg a ratifiés, sur la bonne conduite des éloignements –, sans faire preuve d’aucun humanisme. J’assiste souvent aux entretiens réalisés au ministère de l’Immigration dans le cadre d’une demande d’asile et je peux vous assurer que certains fonctionnaires sont persuadés que tous les demandeurs sont des menteurs et les soupçonnent avant tout d’être malhonnêtes, de vouloir « profiter » du système, avant même d’écouter leur histoire. Toutefois, tous ne sont pas aussi suspicieux, certains font aussi preuve de beaucoup d’humanisme et rassurent les demandeurs durant l’interrogatoire.
Je peux encore citer le cas d’un mineur non-accompagné africain qui affirmait avoir seize ans, mais n’avait pas de papiers. La loi autorise dans ce cas de faire une radiographie de la main pour estimer l’âge. Et bien, selon cette radiographie, mon client avait atteint l’âge adulte et il a été placé en rétention, alors même, encore une fois, que les mineurs seuls ne peuvent pas y être placés. On avait beau expliquer le contraire, rien à faire, la radio était devenu une preuve irréfutable – alors même que la référence pour fixer l’âge sont des radiographies datant des années 1920 et 1930 aux États-Unis, on sait que l’homme a bien changé depuis.
Depuis les expulsions du mois de juillet, on pouvait s’attendre à une réelle vague de retours forcés durant l’été et les vacances scolaires surtout. Or, selon les derniers chiffres du ministère de l’Immigration, qui datent de juillet, il y a eu un millier de retours en 2012, dont le plupart étaient volontaires et seulement 37 forcés. Comment expliquez-vous ce nombre élevé de retours « volontaires » ?
Beaucoup de demandeurs retirent leur demande après deux ou trois mois, lorsqu’ils constatent le peu de chances qu’ils ont de la voir aboutir, et repartent aussitôt. D’autres repartent découragés parce que la réduction drastique de l’aide sociale ou les conditions catastrophiques du logement, à l’étroit dans des foyers vétustes ou sur des campings les indignent. Alors ils préfèrent souvent partir par eux-mêmes pour revenir ailleurs en Europe que d’attendre et d’être expulsés plus interdits d’entrer sur le territoire européen durant cinq ans. Ces moyens, la réduction de l’aide sociale et les conditions de logement catastrophiques, sont donc un moyen de faire pression sur eux – et ça marche !
À mon avis, la grande vague de rapatriements ne fait que commencer, en juillet, il y en a eu beaucoup (209, dont 19 forcés, contre 60 en janvier, ndlr.), surtout en direction des Balkans, Serbie, Macédoine, Albanie ou Monténégro. Mais le ministère doit s’y prendre longtemps à l’avance, parce que pour les célibataires, par exemple en provenance de pays d’Afrique, ils ont du mal à obtenir les papiers certifiant que les pays d’origine acceptent leur retour. Alors que pour les citoyens des Balkans, qui sont souvent des familles avec enfants, tout doit être prêt pour le départ au moment où la famille est interceptée, parce que pour les familles, la loi n’autorise un placement en rétention que durant 72 heures avant le vol. Mais je crois que cela va s’accélérer maintenant.
En même temps, on a l’impression qu’il y a moins d’opposition dans la société civile, notamment les ONG de défense des droits de l’homme face à ces expulsions et à ces placements en rétention maintenant, sous Nicolas Schmit, qu’il n’y en a eu jadis, il y a quinze ans encore, sous Luc Frieden (CSV). Je rappelle « l’opération Milano » devant un hôtel au Findel ou « l’affaire Findel », où des militants avaient sauté par-dessus les clôtures de l’aéroport pour se coucher devant un avion afin de l’empêcher de s’envoler... Aujourd’hui, l’opposition est beaucoup plus feutrée, moins directe, elle se passe par fax, par courriel ou par Facebook, si opposition il y a. Est-ce dû au fait qu’il s’agit désormais d’un ministre socialiste ?
Je suis avocat depuis 1999 et j’ai rejoint Amnesty en 2004 et depuis, nous n’avons plus rencontré d’affaires aussi flagrantes que le cas de ce Tunisien expulsé du Luxembourg vers ses tortionnaires – et ceux qui ont traversé les fils barbelés à l’époque savaient que la torture l’attendait à l’arrivée. Aujourd’hui, nous avons d’ailleurs des discussions similaires avec des ressortissants de l’Iran : nous estimons qu’il ne faut renvoyer personne en Iran, mais le ministère des Affaires étrangères a une interprétation légèrement différente de la situation.
On ne peut pas dire que la société civile est devenue moins vigilante ou moins engagée qu’avant. Peut-être que ceux qui militent depuis des années se sont juste résignés qu’ils ne peuvent pas empêcher les retours ou les placements en rétention, mais qu’ils peuvent faire leur maximum pour améliorer la situation des demandeurs de protection quand ils sont ou au Luxembourg, ou en rétention, par exemple en les assistant dans leur quotidien ou en leur rendant visite au centre de rétention pour leur expliquer ce qui leur arrive, là.
Je dois constater qu’aujourd’hui, sous Nicolas Schmit, il y a au moins un dialogue avec l’administration et même avec le ministre lui-même, qui nous reçoit et nous écoute. D’ailleurs le Collectif réfugiés a même pu collaborer au développement du concept pour le centre de rétention. C’est une avancée, même si toutes nos idées n’ont pas été retenues. Certes, les fonctionnaires sont pour beaucoup restés les mêmes, mais cet échange était impossible lors du mandat de Luc Frieden.
Justement, le Centre de rétention a ouvert il y a un an, une année durant laquelle 264 personnes y ont été enfermées dans l’attente d’un hypothétique retour dans leur pays d’origine ou dans leur pays d’arrivée sur le territoire européen. Le premier directeur, Fari Khabirpour, qui va partir à la retraite maintenant, voulait en faire une institution aussi humaine que possible. Est-ce faisable ? Quelles sont vos expériences, aussi en tant qu’avocat défendant des demandeurs d’asile déboutés ?
Les cloisons extérieures qui font prison peuvent rester, car il s’agit bien de « mettre à disposition du gouvernement » des gens qui attendent d’être renvoyés chez eux, le temps que leur dossier soit traité. Mais ce qui me gêne davantage, ce sont les cloisons intérieures, tout ce qui fait que le centre ressemble à une prison, l’architecture aurait pu être plus ouverte. Ceci dit, je dois vraiment dire tout le bien que je pense de l’équipe du centre et de Fari Khabirpour, qui était vraiment le directeur le plus humain qu’on puisse imaginer. Mais tout dépendra maintenant du personnel, j’espère que le successeur à la direction aura la même approche, car la loi permettrait aussi d’en faire un centre beaucoup plus dur. Le principal problème est, à mon avis, le manque d’alternatives à la rétention : l’assignation à résidence par exemple, qui pourrait être une réelle alternative, n’a été appliquée qu’une seule fois depuis son introduction dans la loi. Priver quelqu’un de sa liberté de mouvement devrait être le tout dernier recours dans une procédure, alors que chez nous, c’est la norme.
Vous vous êtes spécialisé en droit des étrangers et défendez souvent des demandeurs d’asile dans leurs procédures. Est-ce que vous pouvez dresser une sorte de ligne politique ou discerner une idéologie dans la jurisprudence, voire un changement d’approche des juges ces dernières années ?
Cela dépend des juridictions : il y a non seulement les demandes d’asile, mais aussi les demandes d’autorisation de séjour, les sursis à l’éloignement ou les recours contre les placements en rétention... Lorsque l’expulsion d’une personne placée en rétention est imminente, on doit parfois introduire un « référé » pour stopper provisoirement l’éloignement en attendant une décision définitive du Tribunal. En effet, les procédures normales devant les juridictions administratives fonctionnent avec des délais de plusieurs mois, de sorte que le jugement définitif risque d’intervenir trop tard, bien après le départ forcé de l’intéressé. Récemment, il est cependant devenu quasiment impossible d’obtenir pareille mesure de sauvegarde provisoire, surtout sous le nouveau président du Tribunal (Henri Campill, ndlr.) qui semble appliquer à la lettre le principe suivant lequel l’action de l’État ne saurait être suspendue que de manière tout à fait exceptionnelle.
Pour les demandes de protection internationale à proprement parler, il y a trois chambres au Tribunal et il est plus difficile d’y décerner une ligne générale, certains juges confirment la décision du ministre, alors que d’autres demandent à ce que soient élucidés certains points, ce qui amène d’ailleurs souvent le législateur à adapter les textes. Mais en règle générale, j’observe que souvent, c’est la « raison d’État » qui précède à tout humanisme, il y a une peur panique d’un « appel d’air », qu’un trop grand laxisme dans l’application des textes ferait venir de plus en plus de demandeurs d’asile.
Les chiffres, en effet, indiquent tout le contraire du « laxisme » : certes, il y a toujours une courbe ascendante dans le nombre de nouvelles demandes – 1 437 arrivées en sept mois cette année, toujours selon le ministère de l’Immigration, soit presque 400 de plus que durant la même période en 2011, qui était déjà exceptionnellement élevée, la majorité étant toujours originaires de Serbie ou de Macédoine, dont les ressortissants n’ont plus besoin de visa pour entrer en Europe –, mais seulement 28 personnes (sur les 1 133 décisions prises en 2012, soit 2,5 pour cent) ont finalement reçu le statut de réfugié selon les accords de Genève...
Ce chiffre a déjà augmenté : il était toujours aux alentours de un pour cent des demandes. Mais avec la nouvelle loi, qui permettait d’exclure immédiatement les ressortissants de pays tiers jugés « sûrs » de la procédure, leur demande étant déclarée « non fondée », le taux de reconnaissance a considérablement augmenté, pour rechuter par la suite. Pour les ressortissants de pays sûrs, la charge de la preuve est inversée, ils doivent prouver qu’ils sont réellement persécutés dans leur pays et qu’ils ne peuvent pas y retourner – comme les Roms d’Albanie ou de Serbie, qui sont victimes de harcèlement quotidien chez eux, c’est prouvé par ce nombreux rapports internationaux. Même si la qualité des décisions du ministère a beaucoup augmenté depuis la nouvelle loi de 2006, que les fonctionnaires sont désormais amenés à mieux se renseigner sur la situation des demandeurs, je regrette que des mesures comme la protection subsidiaire ou le sursis à l’éloignement – lorsqu’une personne en fin de droits ne peut pas être rapatriée, faute de papiers, et qu’elle se retrouve sans logement, sans revenus et sans droits à la rue – ne soient guère appliquées. Ou alors qu’on doive les invoquer devant les tribunaux. Mais vous savez, dans ce domaine, on ne peut jamais se vanter des cinq pour cent de cas qu’on a remportés devant les tribunaux, parce qu’on perd les autres 95 pour cent !