Témoignage d’une industrie florissante au vingtième siècle, les ardoisières de Haut-Martelange s’enrichissent de la rénovation de la villa de son patron, où seront exposées les belles photographies de Nic Molitor prises entre 1902 et 1952

Derrière la villa d’Auguste Rother, maître des ardoisières

La Villa Rother est en cours de rénovation
Photo: EN
d'Lëtzebuerger Land du 11.08.2023

Pour se rendre à Haut-Martelange, il y a de grandes chances que vous passiez par la N4 belge, entre Arlon et Bastogne. Dans ces villages ardennais traversés par la frontière, on repère vite la nationalité des trottoirs : le tourisme à la pompe à créer une géographie bien particulière. Dès que l’on s’éloigne de l’axe routier – une centaine de mètres peut suffire –, la nature éclate. Des forêts de feuillus, des reliefs secs qui font les héros de la petite reine… Il émane de cette campagne sauvagement belle une sérénité calme et affirmée, comme accrochée aux racines de ses plus vieux chênes.

Mais, par endroit, cette image que l’on aurait rapidement qualifiée d’éternelle n’est qu’un leurre. Haut-Martelange en est un exemple parfait. « Il y avait ici l’un des plus grands sites industriels du pays, dont l’organisation et la vie quotidienne n’étaient pas si différentes des installations sidérurgiques du sud », illustre Patrick Diederich, 34 ans, architecte à l’Institut national du patrimoine architectural (Inpa), qui participe à la transformation des vestiges. Une épopée qui a bien failli ne jamais voir le jour puisqu’après avoir racheté le site en 1993, la commune de Rambrouch avait l’intention d’y aménager une zone industrielle et avait même débuté la destruction des anciens bâtiments avant que l’ensemble ne soit inscrit en urgence à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques en 2000, puis racheté par l’État en 2003.

Mais dressons d’abord le cadre historique. À Haut-Martelange, le plus ancien témoignage de l’extraction de l’ardoise est représenté sur la carte de Ferraris (1770-1780). À la fin du 18e siècle, plusieurs familles se partagent de petites parcelles d’où elles extraient des plaques de schiste. Il faudra attendre 1902 pour voir un industriel s’intéresser à cette activité. Auguste Rother, investisseur allemand, rachète ces structures familiales et s’assure la mainmise sur ce filon prometteur. Immédiatement, il met en place les moyens de ses considérables ambitions. Il installe notamment une grande machine à vapeur qui va fournir l’énergie nécessaire aux carrières et aussi la lumière dans les habitations de la région. Les ardoisières s’industrialisent. À l’image des mines ou des hauts-fourneaux, le travail est posté et les journées réglées comme une horloge.

Les fendeurs façonnent les plaques à la scie puis au marteau, avant de les transformer en ardoises de formes variées ou en objet mobilier, comme ces grands éviers creusés dans un seul bloc, typiques des habitations du nord du pays. Le Jhangli (train sur voie étroite) relie Haut-Martelange à Noerdange (commune de Pétange) pour exporter les produits finis. Le travail est ici moins pénible que sous terre, mais il est aussi moins bien payé. Les enfants peuvent y toucher leur premier salaire dès douze ans.

Au fond, la tâche est plus harassante, mais mieux rémunérée. Théoriquement, on peut descendre dans la carrière dès l’âge de seize ans, mais sur les photos d’époque, certains visages semblent bien plus jeunes. Les dimensions de l’exploitation sont impressionnantes. La surface ne dit rien de la sueur qu’ont versée les ouvriers qui, au milieu du vingtième siècle, étaient 600 à œuvrer dans les ardoisières. Pour suivre le filon, les mines plongent obliquement dans les entrailles de la Terre. Les chambres souterraines sont immenses : entre quinze et vingt mètres de large, plus de vingt mètres de long et toutes s’enfoncent à 168 mètres de profondeur. Grâce aux excellentes propriétés statiques du schiste, les volumes coupent le souffle. On estime qu’un million de mètres cubes d’ardoises ont été sortis de terre à Haut-Martelange.

Au fond, un voyage époustouflant

Le parcours de la visite proposée depuis octobre dernier est, sur ce point, remarquable. Après trois ans de travaux, il est désormais possible de traverser sept chambres sur 350 mètres et environ 370 marches. Quelques panneaux permettent d’approfondir la connaissance du site, mais l’accent est davantage mis sur l’émotion, avec un jeu d’éclairage subtil et esthétique qui évite avec bonheur la grandiloquence baveuse que l’on subit souvent dans ce type de lieu souterrain. Ici, la mise en scène est précise et ce minimalisme rend hommage aussi bien à la beauté brute de l’endroit qu’au travail fourni par les mineurs. Choisir une visite guidée par l’un des membres de l’équipe de bénévoles dévouée à ce lieu sera donc une très bonne idée. Les 9,2 millions d’euros qu’a coûté le parcours sont incontestablement de l’argent bien investi. Entre octobre 2022 et mai 2023, plus de 5 000 visiteurs ont déambulé dans cet univers fascinant.

Un des défis ayant touché à la fois l’industrie et le tourisme dans les ardoisières de Haut-Martelange est l’eau. La nappe phréatique se trouve à douze mètres de profondeur et il est indispensable de l’évacuer pour évoluer sous terre. C’était une des missions principales de la machine du vapeur du début du vingtième siècle et, aujourd’hui, trois circuits de pompage ont été installés dans l’ancien plan incliné à travers lequel sortaient les dalles d’ardoises. « L’eau monte de un à cinq cm par jour l’été, nous ne craignons donc aucune catastrophe », relativise Patrick Diederich, d’autant qu’une seule des pompes fonctionne quotidiennement, les autres étant là en secours. Trois sondes vérifient constamment les niveaux à deux endroits du site. Cette eau, acteur majeur de la beauté de la visite souterraine, est aussi un marqueur climatique intéressant. Lors de l’hiver 2021/2022, très pluvieux, les pompes ont dû extraire 750 mètres cubes par jour pour maintenir le niveau de la nappe à 42 mètres. Pendant tout le mois d’août 2022, particulièrement sec, seuls 60 mètres cubes ont été déplacés.

L’aménagement du nouveau parcours souterrain est une étape essentielle dans le processus de mise en valeur du site, mais il n’en signe pas la fin. En ce moment, c’est un bâtiment riche en significations qui est rénové : la villa du patron des ardoisières. « Auguste Rother l’a fait construire en 1902, dès le lancement de son entreprise, explique Patrick Diederich. Comme souvent sur les sites industriels de cette époque, par exemple au château Belval ou à la Metzerschmelz, la vue donne directement sur les aires de travail, de façon à ce qu’il puisse tout observer, y compris lorsqu’il est chez lui. »

Depuis 1986, année où l’exploitation a cessé, la villa est vide. « Tout le mobilier a été vendu et la famille a complètement coupé les ponts avec son passé, précise l’architecte de l’Inpa. Nous avons essayé de contacter des descendants, en Allemagne, mais ils n’ont pas semblé intéressés par notre démarche. » L’endroit va devenir un passage important de la visite. Le niveau inférieur sera réservé aux bénévoles de l’association Les Amis des ardoisières, qui font vivre le site au quotidien. Au premier étage, le salon et le fumoir accueilleront une exposition de photographies. Un espace bibliographique sera, quant à lui, installé au deuxième étage.

Un des grands intérêts de la villa est d’être restée dans son jus. « En 1902, elle ne comptait que deux étages et un toit en croupe simple, des volets battants en métal et la façade ouest était recouverte d’ardoises, indique Patrick Diederich. En 1938, pour offrir davantage de place à sa famille et assoir un peu plus son prestige, Auguste Rother l’a fait rehausser d’un étage mansardé. Il est intéressant de constater que ces travaux ont été réalisés avec des techniques allemandes, inusitées dans la région. La mansarde a été bâtie selon la méthode Altdeutsche Schuppendeckung et les pièces métalliques renforçant certains éléments de la nouvelle charpente sont des signatures allemandes typiques. » Ces procédés peuvent être rapprochés de l’étonnant pavillon de chasse en bois au style terriblement alpin, juste derrière la maison. Pour le bâtir, Auguste Rother est allé chercher l’entreprise suisse Kuoni, de la ville de Chur.

Des papiers-peints d’avant-guerre

La restauration de la villa doit lui redonner l’éclat qu’elle possédait en 1938. La distribution des pièces sera maintenue, on continuera donc à constater l’évolution de l’architecture intérieure entre 1902 et 1938. Les niveaux anciens sont parsemés de petites pièces constituant un entrelacs assez labyrinthique, tandis qu’à l’étage plus moderne, les chambres sont plus spacieuses et distribuées autour d’un grand couloir. Étonnamment, la décoration intérieure a très peu évolué. Les papiers peints, par exemple, sont d’avant-guerre dans plusieurs pièces. « Une restauratrice luxembourgeoise octogénaire, Jacqueline Gillian, va se charger de les rénover », avance Patrick Diederich. Pousser la porte des salles de bain revient également à remonter dans le temps. Celles de 1902, notamment, avec leurs onéreuses faïences colorées, témoignent de l’aisance financière des Rother.

Les travaux portent actuellement sur la rénovation de l’enveloppe du bâtiment (façade et véranda). « C’est un casse-tête, souffle l’architecte. Nous souhaitons revenir à l’état de 1938, mais plusieurs couches d’enduits ont été apposées depuis. Les sondages nous aident sur la composition de celui qui est notre modèle, mais les couleurs ont presque disparu, il n’en reste plus que des traces ténues. » Les experts essaient de s’approcher au plus près de la couleur d’origine grâce au nuancier de beiges réalisé par la société Buccio, en charge du travail. Pareille tâche est accomplie sur les différentes couches de peinture qui recouvrent l’architecture métallique de la véranda.

Le clou de la visite de la villa sera l’exposition de photographies prises par Nic Molitor entre 1902 et 1952, année de son décès. Devenu rapidement ami d’Auguste Rother, ce propriétaire d’un hôtel-restaurant de Bigonville était un photographe amateur de talent. Pendant un demi-siècle, il a documenté toute l’activité de la région et notamment celle des ardoisières. Malin, il prenait ces clichés dans le but d’éditer des cartes postales pour inciter les visiteurs à s’installer dans son établissement.

Sa collection a été retrouvée par sa belle-fille, Gréitchen Molitor-Schonckert dans le grenier de l’hôtel-restaurant. Elle l’a confié au Centre national de l’audiovisuel (Dudelange), où les 1700 plaques de verre et tirages papier ont été numérisés et où ils sont désormais conservés. Conformément au souhait des héritiers Molitor, le musée des ardoisières a le droit de les exposer.

« Ces photographies sont géniales, s’enthousiasme Patrick Diederich. D’une part elles sont très belles, mais elles témoignent aussi de tous les aspects de la vie quotidienne de la première moitié du vingtième siècle à Haut-Martelange. On y voit les hommes, les femmes et les enfants au travail, les différents bâtiments des ardoisières, mais aussi l’architecture des maisons, les fêtes de village… Elles constituent une source d’informations socio-économiques précieuse qui mérite d’être montrée au public. »

Avec le Fond-de-Gras à Pétange, les ardoisières de Haut-Martelange sont un site industriel dont la reconversion patrimoniale et touristique représente une priorité pour le pays. Lorsque la rénovation de la Villa Rother sera achevée, il y a fort à parier que l’attention se portera sur un autre secteur des huit hectares protégés. Des projets déjà bien cadrés concernent notamment l’ancienne cantine, qui pourraient garder son rôle et diversifier l’offre sur place.

Erwan Nonet
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