d’Lëtzebuerger Land : Comment va le livre au Luxembourg ? – Marc Binsfeld (sourit) : ...
Cette question n’est pas si bête, sachant que le secteur de l’édition, ou plutôt de l’impression, est en crise, voir la récente faillite de l’imprimerie Faber... Est-ce que vous remarquez, par exemple, les retombées de la numérisation sur vos ventes ?
Contrairement aux autres pays, nous n’avons pas de statistiques fiables sur les ventes générales. Mais j’ai un sentiment et nous parlons entre éditeurs, aussi des chiffres de ventes. Et tous constatent que les ventes de livres stagnent, voire baissent. Tout le monde essaie tout le temps de donner une image positive du marché du livre au Luxembourg, c’est bien. Il faut dire qu’effectivement, il y a beaucoup de livres qui sortent chaque année, que beaucoup d’éditeurs font un bon job, que des institutions comme le Centre national de littérature font un excellent travail. Mais il y a de moins en moins de librairies, qui sont quand même le premier endroit où l’on entre en contact avec un livre. Il est donc de plus en plus difficile de rencontrer le lecteur. Donc, oui, moi je dis que l’édition est certainement touchée par cette crise globale du print.
Qu’en est-il alors de l’e-book ? L’édition numérique n’a pas encore vraiment pris au Luxembourg.
Nous sommes prêts. Mais il faut savoir que l’investissement technique et financier pour la mise en place d’un logiciel fiable est encore assez élevé par rapport à un potentiel de marché qui demeure modeste. Les frais traditionnels, comme le lectorat, qui reste très cher, sont incompressibles, même dans l’édition numérique. Mais nous évaluons la situation quasi au jour le jour.
Le numérique ne permettrait-il pas de toucher immédiatement et plus facilement un marché international ?
En théorie oui. Mais le défi demeure de rendre attentif à ses livres : comment exister dans la concurrence internationale, face à une offre de centaines de milliers de titres ? Certes, nous avons parfois des lecteurs intéressés, notamment des Luxembourgeois qui vivent à l’étranger et y voient un moyen de se procurer rapidement un livre. Mais il s’agit de très peu de gens par rapport à l’effort à fournir.
Les Éditions Guy Binsfeld existent depuis 36 ans, elles furent fondées par votre père. Depuis une quinzaine d’années, la maison se caractérisa surtout par la publication de beaux livres sur le Luxembourg – le tourisme, la gastronomie, etc. L’arrivée, cet été, de Guy Rewenig parmi vos quelque 70 auteurs, avec la publication de son recueil de nouvelles Déi bescht Manéier, aus der Landschaft ze verschwannen, serait-elle comme l’aboutissement d’une réorientation vers plus de littérature, un retour aux sources en quelque sorte, déjà entamé avec des livres comme Amok de Tullio Forgiarini, paru en 2011 ? Pouvez-vous définir votre nouvelle ligne éditoriale ?
C’est juste : depuis 2009, nous avons restructuré la partie éditions de notre maison et avons décidé de nous consacrer de nouveau davantage à la littérature. Et ce malgré le fait que la littérature se vend le moins bien sur le marché du livre. Mais j’y vois une mission culturelle de cette maison, une mission que nous avons reçue en cadeau de Guy.
Au Luxembourg, aucun éditeur ne vit exclusivement de la production de livres, le marché est tout simplement trop restreint. Alors les uns font partie d’un groupe de presse, les autres d’une imprimerie ou d’une galerie. Nous, on est attachés à une boîte de communication, qui a elle aussi une expérience de plus de trente ans dans ce qu’on appelle le content marketing. Lors de notre restructuration, nous avons regroupé les activités d’édition sur commande au sein de l’agence, tous ces livres que nous faisons pour des clients externes. Et l’édition à purement parler ne consiste plus que de trois personnes, qui éditent une dizaines de livres par an.
Ce sont toujours de beaux livres, comme celui de Josiane Weber, Familien der Oberschicht in Luxemburg, dont nous sommes particulièrement fiers, mais aussi des livres culinaires, des livres pour enfants et de la littérature à proprement parler. Nous aimerions d’ailleurs développer les livres de non-fiction : la série Open Science avec l’Université du Luxembourg, ou les biographies ou mémoires de politiciens et témoins de leur temps – après avoir reçu des échos intéressés aux mémoires de Jean Hamilius. De ce côté-là, je regrette que nous ne recevions pas plus de manuscrits qui vaillent la peine d’être publiés. Nous sommes prêts à accompagner les auteurs qui ont quelque chose à dire dans la rédaction de leurs textes.
Le secteur de l’édition est constamment en évolution au Luxembourg, avec la création de nouvelles maisons, comme Capybara de Georges Hausemer et Susanne Jaspers, Hydre Éditions autour de Ian de Toffoli, ou Kremart de Christiane Kremer et Luc Marteling, et d’autres qui ferment, comme Ultimomondo, la maison de Guy Rewenig. Comment est-ce que cela se répercute sur le marché de la littérature notamment ?
Je regrette bien sûr qu’Ultimomondo ait arrêté son activité l’année dernière. Mais je suis fier que Guy Rewenig ait publié un livre chez nous. Je l’avais contacté parce que je ne le connaissais pas du tout, et nous nous sommes immédiatement très bien entendus, notre collaboration s’est bien passée. Il y a aussi beaucoup d’autres auteurs qui étaient chez Umo et cherchent désormais un nouvel éditeur, beaucoup de très bons auteurs d’ailleurs, ce qui est bien pour nous.
Notre maison a de l’ancienneté et beaucoup de sérénité, mais elle s’adapte tout le temps aussi. Guy l’avait pensée pour publier de la littérature, mais aussi l’Almanach annuel, qui était une belle série. Mais suite à des difficultés financières, l’Almanach a dû être arrêté et nous n’avons plus pu faire autant de livres de littérature. D’autres éditeurs ont repris ce segment, et le faisaient très bien. Or, en 2009, lorsque nous avons fait une analyse plus poussée de l’édition et opéré notre restructuration, nous avons entre autres décidé de revenir sur le segment de la littérature, mais de manière plus systématique et conséquente. En rationnalisant la production par exemple, ou en nous donnant une identité visuelle plus claire. Aujourd’hui, nous avons une bonne équipe qui sait comment ça marche et qui accompagne les auteurs avec leurs questions et leurs conseils, de manière très professionnelle.
Parlons chiffres. Quand vous dites que la littérature ne se vend pas aussi bien, qu’est-ce que cela veut dire ? Quels sont les tirages ?
Pour un livre de fiction, nous commençons avec un premier tirage de entre 750 et 1 250 exemplaires. En comparaison, les livres pour enfants commencent généralement avec un premier tirage d’autour de 3 000 exemplaires. Mais même avec des frais moindres parce que la littérature est la plupart du temps publiée sans photos et en noir et blanc, il reste des frais incompressibles, notamment les corrections. Pour cela, nous sommes très contents d’être éligibles pour l’aide à l’édition du Fonds culturel national, qui alloue jusqu’à 4 000 euros par livre pour un maximum de quatre livres par an. Cela aide à joindre les deux bouts. Néanmoins, il faut dire que les 600 000 dont dispose le Focuna pour soutenir tout le secteur de la culture, ce n’est rien. De notre côté, nous ne produisons pas pour produire, nous analysons et discutons tous les projets de fond en comble avant de les lancer.
Je regrette que le marché de l’édition soit freiné dans son développement par l’étroitesse du pays et le nombre restreint de lecteurs potentiels. Contrairement à d’autres domaines culturels, je pense au cinéma par exemple, nous ne réussissons pas à devenir une véritable industrie au Luxembourg. Il y a de plus en plus de jeunes qui font des études spécialisées en linguistique ou en édition, mais il n’y a tout simplement pas de débouchés. Donc bien que la qualité des livres augmente, les conditions économiques sont telles que nous n’arrivons pas à créer de l’emploi.
Il n’y a que peu d’emplois dans l’édition à proprement parler – mais les auteurs ne gagnent rien non plus... La production intellectuelle est largement sous-estimée au Luxembourg, non ?
Ah ça, oui. Il est quasi impossible pour un auteur de ne vivre que de l’écriture, c’est certain. Quand je vois ce qu’un auteur gagne chez nous, bien que nous offrons des commissions correctes, impossible d’en vivre.
J’aimerais que nous discutions plus de cela entre éditeurs : Quels livres valent la peine d’être édités ? Qu’est-ce que nous attendons des éditeurs, en tant que société ? Nous sommes les acteurs culturels qui faisons le plus pour la langue luxembourgeoise – il faudrait alors décider ce que ça vaut. Aussi pour le patrimoine culturel national. Je regrette que les éditeurs se chamaillent entre eux au lieu de discuter de telles choses.
Justement : la Fédération luxembourgeoise des éditeurs, qui regroupe une vingtaine de maisons d’édition, s’est surtout démarquée ces dernières années par ses guerres intestines entre éditeurs et semble cliniquement morte. Où en est-elle ?
Thomas Schoos, directeur éditorial chez nous, est membre de la fédération. Donc je sais qu’elle existe encore, mais a vu ses moyens financiers drastiquement réduits de la part du ministère de la Culture et a donc dû réduire ses activités. Je crois que le principal problème est que chacun de ces éditeurs a une conception foncièrement différente de celle de ses pairs : les uns doivent avoir une orientation plus commerciale pour pouvoir financer les salaires de leurs employés, alors que d’autres éditent quelques rares livres par an, mais avec une ambition plus puriste. Entre ces aspirations commerciales et celles plus culturelles, il n’a pas encore été possible de trouver des consensus sur des questions aussi importantes que la présence sur les foires internationales ou l’orientation du Lëtzebuerger Buchpräis.
Le week-end prochain, les 21 et 22 novembre, auront lieu les Walfer Bicherdeeg, la plus grande foire du livre au Luxembourg. Qu’est-ce que ce week-end représente pour vous en tant qu’éditeur ?
C’est l’endroit où le livre est montré et discuté. Le soutien au livre n’est pas uniquement un soutien financier, mais une telle foire – il y en a d’autres, plus petites, comme Dudelange pour les livres pour enfants, ou Bettembourg, plus centrée sur les lectures – est un moment essentiel pour nous. Nous organisons nos sorties par rapport à Walferdange, c’est le moment où le public retrouve tous les nouveaux titres aussi bien que les livres anciens, et où il peut discuter avec les auteurs et éditeurs. C’est une plate-forme d’échange pour nous, au même titre que les librairies ou le CNL. D’autant plus que nous n’avons que peu d’autres moyens d’êtres visibles, nous ne pouvons pas organiser de campagnes publicitaires, beaucoup trop chères. Donc nous avons besoins de telles plateformes, comme nous avons besoin des médias, qui accompagnent notre activité avec des reportages, des interviews et des critiques.
Binsfeld est aussi organisateur des Walfer Bicherdeeg. Quel y est votre rôle ?
Il s’agit d’une collaboration de l’agence Binsfeld avec l’organisateur, la commune de Walferdange. Binsfeld est fournisseur de services dans les domaines de l’événementiel et pour le travail de presse. Et les éditions Guy Binsfeld ont en charge la coordination et la publication de l’anthologie annuelle de textes d’auteurs autochtones.