Adrien Thomas : Vous êtes né en 1940, au début de la Deuxième Guerre mondiale. Comment décririez-vous votre socialisation politique et l’influence de votre entourage familial ?
Henri Wehenkel : Mes souvenirs des années de la guerre et de l’immédiat après-guerre sont relativement flous. Mon père était franc-maçon, ma mère était catholique, notre gouvernante protestante. J’ai fait ma première communion à l’Église Saint-Michel. Mon premier souvenir politique remonte à la campagne électorale de 1951. Nous, les gamins arrachions les affiches des autres partis. Mon père était candidat du parti socialiste. Pour nous, l’ennemi c’était les cléricaux, les Pafen (calotins). Durant mon enfance, j’ai aussi beaucoup écouté les discussions de mes parents avec les amis de la famille, comme Emil Marx, l’intellectuel pur, Henri Koch-Kent, l’homme d’action, Marcel Würth, le juge inflexible, Léon Geisen, rescapé de Mauthausen, et de beaucoup d’ingénieurs qui pensaient de manière pratique. Dans les années 1930, mon père avait fait l’École centrale de Paris, une prestigieuse école d’ingénieurs, mais il était resté sans emploi. C’était la crise, l’Arbed ne recrutait pas. En 1933, il a fait partie de l’équipe de Henri Koch-Kent qui a pris le pouvoir dans l’association d’étudiants Assoss et pris position contre les nazis et les clérico-fascistes, ce qui n’était pas du goût des vieux libéraux. C’était un milieu d’antifascistes, sous le choc de ce qui se passait en Allemagne. Au fond, ils étaient des libéraux de gauche qui défendaient les libertés et les valeurs de la Révolution française. Mais ils avaient peu à voir avec le mouvement ouvrier et les socialistes. Pour mon père, la loge était toujours le plus important. À la fin des années 1930, il rejoignit la franc-maçonnerie et était proche du courant Zur aufgehenden Sonne, athéiste et pacifiste. Au moment de l’invasion allemande, mon père était ingénieur aux chemins de fer et chargé à ce titre de préparer le sabotage des tunnels et ponts de chemin de fer, mais il fut arrêté avant d’avoir pu faire quoi que ce soit. Le directeur français de la société des chemins de fer avait laissé la liste des responsables des actions de sabotage sur son bureau avant de quitter le pays. Après sa libération de prison, mon père a dû être très prudent. Il a travaillé pour le réseau de la « Famille Martin » en transmettant des plans des chemins de fer aux Alliés.
Durant vos années de formation au Luxembourg, quelles ont été les influences intellectuelles qui vous ont marquées ?
Au Lycée de Garçons à Luxembourg-ville, j’avais quelques professeurs qui m’ont marqué. Il y avait Edmond Reuter qui venait juste de quitter le parti communiste et qui est devenu ensuite secrétaire général du DP et membre du Conseil d’État. Il m’a encouragé à lire des livres et à abonner des journaux. C’est ainsi que j’ai lu pour un exposé une quarantaine de livres de Zola. J’ai aussi eu comme professeur Robert Bruch, que le Sicherheitsdienst des SS avait qualifié de « Kulturbolschewist » en octobre 1940. Bruch nous enseignait en allemand la haine de l’Obrigkeitsstaat (l’État autoritaire) et du militarisme prussien. Tony Bourg, bien sûr, impressionnant, qui nous récitait Hugo et Maupassant, et nous emmenait dans l’atelier du peintre Stoffel. C’étaient les grandes exceptions au lycée. On ne peut plus s’imaginer ce que la guerre froide a voulu dire au niveau intellectuel, c’était la dictature cléricale, la censure de tout ce qui était non-conformiste, moderne ou critique, comme Heinrich Heine ou Jean-Paul Sartre. À l’école, dans les classes, il y avait une tendance instinctive à s’opposer à ce que racontaient la très grande majorité des professeurs et à chercher d’autres sources de culture. À travers la lecture de la presse, je me suis également imprégné d’autres idées que celles de l’ambiance conformiste ambiante au Luxembourg. À 15-16 ans, je lisais L’Express de Servan-Schreiber, Libération de Claude Roy et France Observateur de Claude Bourdet et Gilles Martinet. La critique de la guerre froide et du colonialisme en France m’a marquée. La torture en Algérie et la politique du parti socialiste français en Algérie étaient des sujets importants. J’ai fait scandale en publiant dans le journal de l’Assoss un article contre le président du parti socialiste luxembourgeois, Henry Cravatte, qui avait fait l’éloge de l’Algérie française. Mon père était embêté, mais il ne me désavoua pas. Avec Gaston Vogel, j’ai fondé un groupe anarchiste qui publia une résolution pour la république et j’ai fait paraitre un manifeste pour une révolte totale qui fut salué par André Breton dans la revue surréaliste Bief. Et j’ai même participé à un recueil de poèmes Sables Verts, un peu à contrecœur, mais poussé par Michel Raus.
Vous avez étudié la philosophie à la Sorbonne au début des années 1960. En venant du Luxembourg, comment avez-vous perçu l’ambiance intellectuelle et politique à Paris à l’époque ?
Je ne savais pas exactement ce que je voulais faire sur le plan professionnel et je me suis donc inscrit dans un premier temps au Cours supérieur au Luxembourg. Mais le Cours supérieur était insupportable et j’ai abandonné après un mois. L’élite du professorat luxembourgeois exerçait au Cours supérieur, et ils répétaient depuis quarante ans la meilleure heure de cours de leur vie. Ils étaient pris dans un système où ils recyclaient toujours les mêmes choses, et à force de l’avoir perfectionné, ils le faisaient avec brio, mais ne produisaient rien de neuf. Mes parents n’étaient pas mécontents de cette décision, espérant qu’un peu de distance par rapport au Luxembourg ne me ferait pas de mal. Quand je suis arrivé à la Sorbonne, c’était un autre monde. Ce fut un choc culturel. Marx et Freud étaient des références centrales. Je me rappelle les historiens communistes, Jean Bruhat et Albert Soboul, mais aussi le jeune Pierre Bourdieu. Gilles Deleuze, un enseignant brillant, développait son raisonnement sans notes, avec une rigueur qui vous imprégnait pour toujours. Au niveau politique, en venant à Paris, j’avais déjà des contacts avec l’Union de la gauche socialiste (UGS) et la première chose que j’ai faite à Paris a été de m’inscrire à l’UGS chez un ancien Franc-Tireur Partisan, exclu du Parti communiste français pour titisme, Pierre Hespel. Par lui, je suis entré en contact avec ceux qui s’occupaient des réseaux de soutien au Front de libération nationale algérien (FLN). On m’a alors demandé de faire traverser la frontière entre la France et le Luxembourg à des Algériens du FLN. Ce qui m’a amené à faire des voyages réguliers entre la France et le Luxembourg. Ceux qui aidaient les Algériens à traverser la frontière étaient souvent des intellectuels qui étaient déjà connus ou qui allaient le devenir. Ma formation s’est aussi faite à l’occasion de ces voyages, mais aux dépens de l’enseignement régulier. J’ai par exemple fait un voyage à Bruxelles avec François Maspero au moment des grandes grèves de l’hiver 1960-61 en Wallonie. Quelqu’un avec qui j’ai souvent fait le voyage – mais dont je ne connaissais pas le vrai nom à l’époque pour des raisons de sécurité – était Paul Veyne. C’est lui qui m’a recommandé de faire des études de philosophie, plutôt que d’histoire. Il m’a dit que la philosophie était plus exigeante. C’était un milieu extrêmement stimulant. C’était la grande époque des intellectuels engagés, Sartre, Foucault, le Théâtre national populaire, Brecht, la révolte des pays colonisés, Cuba, le Vietnam.
À l’époque de votre retour au Luxembourg, le système de la collation des grades était encore en vigueur. Comment s’est passé votre retour ?
Je suis revenu en 1964-65. Le premier problème a été que je n’avais pas passé mes examens au Luxembourg, j’étais passé à côté de la collation des grades. La collation des grades était ce système, emblématique de la pensée luxembourgeoise, qui faisait que les futurs professeurs, avocats et médecins faisaient valider leur parcours universitaire lors d’examens passés au Luxembourg. Ce qui amenait à une restriction des connaissances puisqu’il fallait se conformer aux exigences d’un jury luxembourgeois. Je voulais devenir journaliste ou publiciste. J’ai écrit au journal Le Monde, pas de réponse. J’ai collaboré au supplément culturel du Tageblatt, mais aussi à des publications de l’Assoss. J’ai fait mon service militaire tout en participant au collage d’affichettes contre l’armée. J’étais très actif au niveau politique. Jusqu’à ce que mon père me dise : Il faudrait que tu songes à travailler. Après avoir vu passer une annonce pour travailler dans l’enseignement technique où ils ne demandaient pas les examens luxembourgeois passés dans la collation des grades, je suis devenu professeur. J’ai été affecté à ce qui s’appelait alors d’un nom barbare « Centre d’enseignement professionnel » et qui s’appelle aujourd’hui Lycée technique du Centre.
Quelles matières avez-vous enseigné dans l’enseignement technique ?
Comme il n’y avait pas de cours de philosophie au programme, j’ai d’abord tout enseigné, même la politesse ou la correspondance commerciale, jusqu’à ce que je me fixe sur l’histoire, un peu sous l’influence de mon épouse, Janine Frisch, qui commençait au même moment des études d’histoire. L’école professionnelle était l’école du peuple ou de la classe ouvrière pour moi. Il fallait enseigner l’histoire à un public qui n’en n’avait pas de préconceptions. J’ai traité les heures de gloire de l’histoire, sans faire de propagande. Le but était d’apprendre à penser, non pas d’apprendre des pensées. J’ai parlé de la révolution russe à partir du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein, j’ai parlé de l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique en utilisant les manuels d’histoire de la RDA ou les recueils de textes de l’École Freinet. Nous avons fait un journal où chaque élève essayait de remonter le temps en interrogeant les personnes les plus vieilles de la famille. Au début, il y avait encore beaucoup de Luxembourgeois du milieu des artisans. Ensuite la population du lycée s’est de plus en plus diversifiée, j’ai eu des élèves de tous les pays et continents. Je ne pouvais plus me contenter d’enseigner l’histoire nationale, il a fallu que j’enseigne une histoire qui fasse aussi sens pour le petit Portugais, Yougoslave ou Africain.
Dans votre production, il y a un volet de confrontation à l’historiographie nationale conservatrice, à travers des recensions ou des articles programmatiques comme par exemple l’article « Gilbert Trausch, historien du vingtième siècle », paru dans Argumenter en 1982, ou encore « Quelques compléments à l’histoire nationale du Grand-Duché de Luxembourg », paru en 1996 dans Les Cahiers marxistes en Belgique. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur ces travaux ?
J’assume toujours ces deux articles. Il était important pour moi de me définir vis-à-vis de Trausch, aussi par respect pour lui. Je ne suis pas sûr que Trausch l’ait compris comme cela et s’il ne s’est pas senti démasqué ou mal compris. Pour moi, l’évolution de Trausch était une grande déception. Dans les années 1960, on pouvait penser que Trausch avait intégré les avancées intellectuelles internationales. Avec ses premiers travaux, sur le Klëppelkrich (soulèvement paysan) et le troisième volume des manuels d’histoire nationale consacré à l’Ancien Régime, on a eu l’impression d’une découverte. Et après, il y a eu une régression totale dans une idéologie des relations internationales et dans une histoire diplomatique. Trausch est devenu le philosophe de l’État. C’est devenu encore plus clair quand il a réalisé en 1989 l’exposition pour le 150e anniversaire de l’indépendance du Luxembourg, qui était à mes yeux un énorme recul. Trausch était au final le dernier héritier du courant historiographique de la quête de l’origine nationale qui a commencé au XIXe siècle et qui a été systématisée par Nicolas Margue et Joseph Meyers. L’idéologie luxembourgeoise au niveau de l’historiographie, c’est la recherche de l’identité luxembourgeoise, c’est la volonté d’expliquer le mystère de l’âme luxembourgeoise par la tradition ou le particularisme selon la formule de Trausch. Le point de départ de ces démarches est toujours l’idée que les Luxembourgeois sont quelque chose d’extraordinaire au monde. C’est une forme de prison, de nombrilisme. C’est cette vieille obsession, qui existe encore aujourd’hui, de chercher ce qu’on a en commun et nous divise des autres. Pour moi, l’histoire doit être, comme la psychanalyse, une manière de rendre conscient ce qui est inconscient et de provoquer une prise de conscience. Et pour faire cela, il faut sortir du ghetto luxembourgeois et trouver des points d’accroche avec les développements politiques et intellectuels à l’étranger.
Comment voyez-vous les évolutions des historiens luxembourgeois par rapport à cette recherche du roman national ?
Je pense qu’il y a aujourd’hui une prise de conscience au niveau des historiens au sens large, des chercheurs, des enseignants et des gens intéressés par l’histoire, qu’écrire toute notre histoire sur la base de l’ethnie luxembourgeoise est une impasse. La critique des paradigmes de l’histoire nationale par Daniel Spizzo d’abord, par l’équipe des Lieux de mémoire et d’Inventing Luxembourg ensuite était salutaire, même si elle n’a pas débouché sur des recherches alternatives et n’a pas tiré toutes les conséquences. Parfois, on a l’impression qu’ils n’arrivent pas à se détacher de ces personnages légendaires qui ont fait notre roman national au lieu de les enterrer une fois pour toutes. Le petit opuscule de Michel Pauly intitulé Histoire du Luxembourg est typique à cet égard. Les seuls qui ont vraiment franchi le pas sont Denis Scuto et Vincent Artuso. Si l’histoire oublie sa fonction critique, si l’histoire veut servir et justifier, elle perd sa raison d’être. Il n’y a pas de Moyen-Âge luxembourgeois ou de Néolithique luxembourgeois, l’histoire du Luxembourg ou des Luxembourgeois commence lorsque les gens prennent conscience des liens de solidarité qui les unissent, avec l’idée de citoyenneté. L’histoire du Luxembourg et des Luxembourgeois commence lorsque les troupes françaises arrivent en 1795 dans la forteresse et qu’un certain nombre de personnes disent voilà ce sont nos idées, quitte à ce qu’elles viennent de l’extérieur, quand les premières élections ont lieu et quand l’idée de droits émerge. Si on veut écrire l’histoire sur la longue durée, de façon sociologique, il y a tout au plus des structures qui peuvent nous intéresser dans l’ancien monde, les structures du corporatisme, le droit d’aînesse, le culte marial par exemple. La généalogie des ducs et des comtes est bonne pour la poubelle. Oublions les Celtes, Sigefroi et Jean l’Aveugle.
Vous avez consacré de nombreuses publications à l’histoire de la gauche et du mouvement ouvrier luxembourgeois. Pouvez-vous dire quelques mots sur vos propres engagements militants, d’abord à l’association étudiante Assoss, ensuite au Parti communiste luxembourgeois (PCL) ?
À Paris, j’ai dû assez vite laisser de côté mon adhésion à l’UGS. C’était trop risqué à cause de mon travail avec les Algériens. Au Luxembourg, j’ai continué mon engagement dans l’Assoss. Une nouvelle génération, toujours anticléricale, mais davantage sensible à la question sociale, avait rejoint l’Assoss, avec des gens comme Guy Schmit, Ernest Erpelding ou Robert Tonnar. Il s’agissait pour nous de dépasser une orientation purement anticléricale, nous voulions mettre en question la conception du monde issue de la guerre froide, le pro-américanisme, l’anticommunisme, chercher le contact avec les syndicats. Pour cela, nous avons constitué un cartel avec les organisations de jeunesse des syndicats et les jeunes communistes. Dans le LAV dirigé par Antoine Weiss, il y avait dans les années 1960 une ouverture vers les intellectuels, les étudiants et les idées nouvelles. Ensemble, on a fait campagne contre le service militaire, pour la démocratisation du système scolaire, contre la guerre du Vietnam, en alliance avec les jeunes du LAV et l’organisation de jeunesse du PCL. Après 1968, il y a eu une grande effervescence d’idées, la politisation de larges secteurs de la jeunesse étudiante, l’apparition des chrétiens de gauche. Brusquement, beaucoup ont découvert la Révolution et ont commencé à militer. J’ai fait partie de ceux qui se sont méfiés de la surenchère révolutionnaire de fraîche date et du risque de surpolitisation. J’ai plutôt considéré que le lien entre étudiants et mouvement ouvrier était en danger et qu’il fallait engager ce qu’on a appelé la critique des professions. Il y eut beaucoup de « mouvements d’action critique » s’engageant dans la critique du droit, la critique de la médecine, la critique de l’enseignement, et regroupant les éléments venus du mouvement étudiant sur cette base. En parallèle, les anciens de l’Assoss ont bougé à droite, effrayés par la contestation de ce qu’ils avaient cru juste, et pour finir nous nous sommes retrouvés entre deux chaises. En 1976, j’ai adhéré au PCL. Dans les années 1960, j’avais déjà écrit des articles dans le journal du PCL, la Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek. Et j’avais connu à l’Assoss, Janine Frisch, issue d’une vieille famille communiste, qui deviendra mon épouse. Le motif de mon adhésion au PCL était la formation du gouvernement de centre gauche qui se traduisit par un tournant réaliste du parti socialiste avec le sabordage du supplément culturel du Tageblatt, considéré comme trop subversif.
Vous avez rédigé de nombreuses contributions à l’ouvrage Beiträge zur Geschichte der Kommunistischen Partei Luxemburgs paru en 1981 à l’occasion du 60e anniversaire de la fondation du PCL. Comment voyez-vous aujourd’hui ce livre ? A-t-il fait de vous l’historien officiel du parti, avec toutes les contraintes que cela impliquait, notamment quand il s’agissait d’aborder l’histoire de l’Union soviétique ?
Deux remarques d’abord. L’ouvrage n’avait pas pour sujet l’histoire de l’Union soviétique ou de sa politique extérieure, mais l’histoire du communisme luxembourgeois ou des communistes luxembourgeois. Il s’appelait non sans raison « Beiträge ». Nous étions conscients qu’il s’agissait seulement de contributions à une histoire qui serait encore à écrire. J’ai publié par la suite d’autres recherches sur le PCL, la plupart parues à l’occasion de colloques à l’étranger. Janine Frisch et moi avions eu accès, grâce au ministre de la culture, Robert Krieps, au fonds « Justice 78 » des Archives nationales contenant les rapports de police, un fonds d’une grande richesse qui nous permettait de savoir beaucoup plus sur le parti communiste que tous les autres historiens sur les autres partis pris ensemble. Craignant de voir se refermer les archives, j’ai fait photocopier autant de documents que possible et lors d’une réunion de membres du PCL, je me suis mis à raconter des choses qui avaient été oubliées depuis longtemps. L’intérêt suscité auprès des militants a conduit à la publication d’une suite d’articles réunis ensuite dans un livre. C’était donc un livre militant, écrit dans un style militant, parfois héroïsant ou victimaire. Il s’agissait de mettre au jour des faits, de raconter sans trop s’encombrer d’indications de sources. Il s’y ajouta un tri systématique de ce qui faisait fonction en même temps d’archives et de débarras au PCL et la réception d’un microfilm des archives du Komintern. Le microfilm des archives du Komintern était complet à 90 pour cent. Lorsque je me suis rendu en 1995 à Moscou dans les archives du Komintern, j’ai eu accès aux documents manquants, qui portaient sur les finances du PCL et sur les conflits internes au groupe dirigeant, par exemple les divergences autour de la recension par Arthur Useldinger du livre d’André Gide, Retour de l’URSS. Nous avons pu travailler librement et s’il y a eu censure c’était de l’autocensure ou un manque d’esprit critique, les procès de Moscou par exemple sont plus ou moins passés sous silence. Ceci dit, des sources ont été utilisées de façon systématique et une certaine distance avec l’objet a été prise, qu’il s’agisse des origines du parti, des erreurs commises, comme l’incapacité à comprendre le caractère spécifique de l’action syndicale, la croyance qu’il suffisait d’importer le modèle soviétique, le sectarisme dans la forme du combat classe contre classe et les divergences concernant l’unité patriotique pendant la guerre. Le travail historiographique sur le parti communiste était aussi un moyen de remettre en cause des choses sans entrer en conflit avec la direction du PCL. Mon engagement au PCL était toujours un engagement avec une restrictio mentalis. Je ne me suis jamais fait d’illusions sur l’URSS et je ne pouvais pas me passionner pour ce qui s’y passait, mais j’ai toujours espéré qu’il y aurait un renouveau ou un retour aux sources. Je n’ai jamais non plus approuvé le fonctionnement interne du PCL, le fameux centralisme démocratique. Avec Guy Foetz et Jean Langers, on avait fondé un centre d’études marxistes, le Centre Jean Kill. C’était un peu une réserve d’intellectuels, mais aussi un moyen d’initier des débats dans le parti et de sortir un peu de notre petit cercle. J’ai aussi fait beaucoup d’entretiens avec des militants anciens qui ressentaient le besoin de parler, tels que les anciens volontaires de la guerre Espagne ou des militants qui avaient été déportés dans les camps de concentration, des gens de grande valeur. Mais je ne voulais jamais être l’historien officiel du parti.