Pierre Gramegna appelle la place financière à « se verdir soi-même ». Mais ça coince de tous les côtés

A Greener Shade of Pale

d'Lëtzebuerger Land du 19.11.2021

Le Witz du ministre « La progression est spectaculaire ! Cinquante pour cent des entrées dans l’industrie des fonds ont été durables cette année. » Le ministre des Finances, Pierre Gramegna (DP), s’enthousiasmait fin septembre, à l’occasion du cinquième anniversaire du Luxembourg Green Exchange. Décidément, le « durable », ça vend. Julie Becker, la nouvelle directrice de la Bourse, s’afficha œcuménique : « We want all of our issuers to be part of the solution ». Il ne se trouva personne pour troubler le cérémonial, par exemple en rappelant que Petróleos Mexicanos, considéré comme le pire polluant de l’Amérique latine, fait coter 95 de ses obligations à la Bourse de Luxembourg.

Lors de son discours, Pierre Gramegna tenta de l’humour, en évoquant la nouvelle taxonomie européenne : « I hate the word, because it has ‘tax’ in it ; but it doesn’t mean ‘tax’, I have been told. » Le Witz du ministre et sa relation à l’inconscient de la place financière. Car le mot d’esprit de Gramegna touche à une question de fond : Pour réussir la transition énergétique, devra-t-on miser sur la « big finance » ou sur le « big state » ? (Les experts estiment qu’il faudra annuellement engager mille milliards d’euros sur la période 2021-2050.) Une question qui en soulève une autre, plus embarrassante, celle de la fiscalité. Pierre Gramegna estimait que « the public sector can only come up with billions, what we need here are trillions ». Le secteur financier finirait par « se verdir soi-même », assurait-il, mais il faudrait faire preuve de patience : « That cannot happen in a minute or a year, but step-by-step so we can ensure financial stability ».

Totem sans tabou Mais face à l’accélération du dérèglement climatique, le temps est un luxe dont nous ne disposons plus. Les opérateurs et régulateurs financiers ne semblent toujours pas pleinement saisir la dimension de l’urgence. La procession dansante autour de la taxonomie des produits financiers « durables » illustre ce déphasage. Dans un rapport spécial, la Cour des comptes européenne a récemment noté « le retard considérable » pris par la taxonomie européenne. Entre le début des travaux d’experts en 2016 et son adoption en juin 2020, du temps précieux a été perdu. Et on n’y est toujours pas : certains « détails techniques » restent en suspens. Emmanuel Macron vient ainsi de lancer une offensive diplomatique pour que l’UE reconnaisse le nucléaire comme « durable ».

Le ministre des Finances luxembourgeois semblait un moment vaciller. Même si, évidemment, le Luxembourg se positionnerait contre le nucléaire, ce ne serait pas un pays « wat lauter rout Linnen huet an negativ wëll opfalen », expliquait-il la semaine dernière sur Radio 100,7. « Je peux également m’imaginer qu’il y aura des investissements qui seront vert pâle, tandis que d’autres seront vert foncé. On a besoin d’une certaine flexibilité ». Un étonnant repositionnement. Car quelques jours auparavant, le même Gramegna avait été formel vis-à-vis de la Frankfurter Allgemeine : « Luxemburg gilt zwar als Land der Kompromisse, aber in der Atomkraft sind wir nicht kompromissbereit ». Le ministre des Finances n’a pas soudainement cédé aux sirènes du lobby nucléaire, il fait simplement preuve de pragmatisme, ou plutôt d’opportunisme. Pour la place financière, tout business est bon à prendre, il ne faut fermer aucune porte.

Vert délavé La nouvelle taxonomie européenne introduit deux nuances d’investissements « durables » : en vert foncé (article 9) et en vert pâle (article 8). Pour faire court, ce-dernier est grosso modo synonyme de greenwashing. Même après 26 années dans le microcosme luxembourgeois de la finance durable, qu’elle connaît comme sa poche, Jane Wilkinson reste optimiste. Passée de KPMG à la Bourse de Luxembourg avant de se lancer comme administratrice indépendante, l’Anglaise a siégé dans le groupe d’experts rassemblé par la Commission européenne pour monter une première ébauche de la taxonomie. Elle voit dans le light green de l’article 8 un futur standard minimal, et minimaliste : « Tôt ou tard, tous les fonds finiront par être article 8. Les gestionnaires d’actifs vont ajouter une légère couche de screening, ne serait-ce que pour éviter les dommages de réputation. En gros, ils pourront garder le même portefeuille et le vendre comme produit conforme à l’article 8 ». Il sera ainsi possible d’y intégrer des actifs pétroliers. « La seule différence, explique Wilkinson, c’est qu’il y aura potentiellement un meilleur focus sur les critères ESG [environnement, social et gouvernance]. Peut-être que certaines firmes pétrolières pourront se prévaloir de meilleurs plans de transition ou de meilleures performances de santé et de sécurité sur leurs plate-formes offshore. »

Le vert délavé vire donc vite au brun. Selon une étude commanditée par l’Alfi à l’agence de notation Morningstar, 29 pour cent des actifs parqués dans des fonds luxembourgeois devraient d’ores et déjà passer pour vert pâle, car conformes à l’article 8. « Bien sûr que l’article 8 laisse du Sputt [de la marge] au greenwashing », concède Tom Pfeiffer. Mais cet ancien « sustainability services leader » de chez Deloitte est confiant : Les brèches seront peu à peu colmatées. « Les exigences de transparence et le contrôle vont aller croissant. Cela va évoluer, j’espère seulement que ce sera à la suite d’une transition planifiée et non d’un scandale dans le secteur financier… » Jane Wilkinson est consciente que l’article 8 ne va « clairement pas assez loin ». Cela ne devrait finalement être qu’un produit « intermédiaire », de transition : « Il faudra passer par cette étape pour évoluer vers l’article 9 ».

La catégorie « vert foncé » exige un focus particulier sur les investissements durables. Elle inclut également un nouveau commandement : « Do no signifiant harm ». Pour se réclamer de l’article 9, l’émetteur devra livrer beaucoup de paperasses : des objectifs chiffrés, des indicateurs de performance, des rapports d’impact. Or, toujours selon l’étude de l’Alfi, seulement quatre pour cent des fonds seraient actuellement conformes à l’article 9. Tom Pfeiffer pose la question qui fâche : « Dans quoi investir ? Existe-t-il assez de projets ? » Sur les marchés, on craint une surévaluation de certains actifs et le risque d’une formation de bulles.

Gare à l’écoblanchiment Entre centres financiers, il existe une division du travail internationale. Le Luxembourg y occupe une place subalterne : celle de portier des flux financiers qui prend en charge la domiciliation, la compliance et la distribution des fonds. Les « asset managers », c’est-à-dire les cerveaux de l’opération, sont ailleurs. D’après l’étude de l’Alfi, les gestionnaires des fonds durables distribués depuis la juridiction grand-ducale seraient principalement installés en France (22 pour cent), en Suisse (18 pour cent) et en Allemagne (dix pour cent). Et de mettre en garde : « Sustainable funds may increasingly be domiciled either in the countries of provenience or in other EU-fund hubs. »

Après l’évitement fiscal et le blanchiment, un nouveau risque réputationnel hante la place financière, celui du greenwashing, « écoblanchiment » en français. Pour réussir sa grande transformation, la place financière devra paraître crédible. Cela pose la question du contrôle, c’est-à-dire du rôle futur joué par la CSSF. On ne peut reprocher à Claude Marx de prendre la question climatique à la légère. Dans sa préface au rapport d’activités 2018, le directeur général de la CSSF lançait un appel : L’industrie des fonds « devrait avoir comme ambition » qu’au moins dix pour cent de ses 4 500 milliards d’euros d’actifs soient, à court terme, investis dans « des investissements durables ». Or, Claude Marx n’a pas les moyens de ses « ambitions » – qu’il conjuguait d’ailleurs au conditionnel.

Disclosure Déposé en mars 2021, un projet de loi devrait donner au superviseur un début d’emprise. Le texte désigne la CSSF compétente pour surveiller la « publication d’informations en matière de durabilité dans le secteur des services financiers ». Jusque-là, la CSSF se voyait confrontée à un je-m’en-foutisme généralisé en matière de « disclosure » environnementale. Quelques jours avant Noël, le régulateur poussait un premier coup de gueule. Les émetteurs se contenteraient de « formules standardisées [boilerplate] et génériques » : « Stakeholders are confronted with what can be seen as potential attempts of greenwashing ».

Dans son audit sur la finance durable, la Cour des comptes européenne abonde dans le même sens. « Les investisseurs et les autorités de surveillance du secteur financier ne disposent pas encore d’informations suffisantes ». Non seulement cette absence de transparence « inhiberait » la finance durable, mais elle empêcherait également la société civile de « tenir les entreprises comptables des préjudices qu’elles causent ». Fidèle à l’impératif catégorique du level-playing-field-über-alles, le gouvernement suit le rythme européen et son train de sénateur. En matière de « disclosure », le Luxembourg ne fait pas exactement figure de pionnier : Depuis six ans déjà, la France oblige ainsi les investisseurs institutionnels à plus de transparence quant à leur exposition climatique. Fin 2020, la CSSF lançait finalement un avertissement : « Dans un avenir proche », des divulgations bien plus précises seront demandées.

Entre 2022 et 2025, les obligations de publication entreront en vigueur. Progressivement, les acteurs de la place financière seront tenus d’« afficher publiquement [sur leur site Internet] dans quelle mesure ils se sont investis (ou pas) dans le domaine de la durabilité », expliquait une représentante du ministère des Finances à la commission parlementaire des Finances en mai dernier. Pour étayer leurs promesses, les banques, assurances et fonds devront notamment recourir à des données « issues de l’économie réelle ». Face au Land, la CSSF s’estime « bien équipée pour analyser ce type de données et remettre en question les ambiguïtés et les problèmes potentiels de blanchiment écologique. » Vis-à-vis des parlementaires, le ministère des Finances s’était montré moins confiant il y a six mois. À la question du député François Benoy (Déi Gréng), qui voulut savoir si la CSSF sera capable d’avoir un aperçu détaillé « sur le degré de durabilité des produits financiers et de leur impact sur le domaine environnemental », la représentante du ministère admettait que « le règlement européen actuel ne permet pas encore d’outiller entièrement la CSSF de façon à pouvoir extraire de telles informations détaillées ».

En principe, la CSSF disposera bientôt de pouvoirs étendus : celui d’enjoindre aux acteurs financiers de publier des informations (voire des « communiqués rectificatifs »), de prononcer une interdiction temporaire d’exercer ainsi que d’infliger des amendes allant jusqu’à 250 000 euros. Le tout accompagné de name & shame. Mais on voit mal le gendarme de la place financière éplucher des milliers de prospectus et portefeuilles pour déterminer si les promesses de durabilité sont tenues. (Le projet de loi prévoit que la CSSF pourra « faire appel à des experts externes afin de procéder à des vérifications ou des enquêtes ».)

Jane Wilkinson rappelle qu’un prospectus de fonds a une valeur contractuelle. Le contrôle devrait donc déjà se faire en amont par la banque dépositaire et la management company, puis par les auditeurs externes. Ces derniers devront donner une assurance (à vrai dire limitée) que les rapports publiés correspondent à une réalité économique. Encore du business pour les Big Four qui, déjà aujourd’hui, peinent à trouver des recrues. La recherche de candidats s’avérera d’autant plus ardue qu’un CV de pur comptable ne fera plus l’affaire.

Too little, too late De nombreux gestionnaires de fonds ne voient dans la question climatique qu’un embarras en plus, une nouvelle couche du mille-feuille compliance, un énième coût administratif. Difficile de résister à la tentation du business-as-usual, tant que les affaires tournent (encore) à plein régime. Le gouvernement se trouve devant un dilemme : Comment consolider la position de first mover dans le durable sans effaroucher les opérateurs à la traîne ?

Le ministre des Finances semble avoir réalisé que la « green finance » deviendra très bientôt incontournable, comme le sont devenues la lutte anti-blanchiment, puis la transparence fiscale. C’est lui qui a poussé les trois lobbies de la finance (ABBL, Alfi, Aca) à appeler leurs membres à se soumettre à un « rayons-x ». L’outil utilisée s’appelle « Paris Agreement Capital Transition Assessment » (Pacta) et est censé évaluer l’alignement de la place financière sur différents scénarios climatiques. Entre juin et octobre, les banques, assurances, et fonds ont donc pu – sur base volontaire et confidentielle – mesurer l’empreinte carbone de leurs actifs.

Or, les résultats ne seront pas rendus publics, même pas sous forme agrégée, nous explique-t-on à la Luxembourg Sustainable Finance Initiative. Cette pudique plate-forme de promotion se voit dans un rôle de « sensibilisation » ; il ne s’agirait pas de « pointer du doigt ». En Suisse, on semble moins craindre la transparence. Les résultats du Pacta helvète ont été publiés par l’Office fédéral de l’environnement, alors même qu’ils étaient peu flatteurs : « Dans l’ensemble, la place financière suisse continue d’investir dans la poursuite de l’expansion de la production pétrolière et de l’extraction du charbon », y lit-on. Le rapport constate en outre « un écart important entre, d’une part, les stratégies climatiques et la communication qui leur est associée et, d’autre part, l’allocation réelle des portefeuilles. »

Alors que le ministère des Finances luxembourgeois préfère ne pas publier les résultats de son opération Pacta, les seules données disponibles sont celles recueillies et analysées par Greenpeace. Elles sont désastreuses. Les cent principaux fonds domiciliés au Luxembourg investiraient ainsi en moyenne « selon un scénario de quatre degrés Celsius » – certains ne seraient même pas compatibles avec un scénario à six degrés –, constatait l’ONG en janvier 2021.

Même la Bourse du Luxembourg, dont le rôle pionnier est sans cesse célébré, reste très prudente. Sa forte exposition aux banques chinoises l’a longtemps mise dans une situation inconfortable. Les mastodontes du charbon passent ainsi par le Luxembourg Green Exchange pour financer leurs grands travaux hydro-électriques. Alors que la Banque centrale de Chine considérait les obligations finançant des projets de « clean coal » comme vertes, la Bourse de Luxembourg les lista, mais séparément. (Cette année, Pékin a finalement exclu le charbon de sa taxonomie durable, résolvant ainsi l’embarras luxembourgeois.)

Actuellement, la Bourse de Luxembourg capte la moitié de tous les « green bonds » émis par le monde. Or, cela ne représente toujours que huit pour cent de toutes les obligations cotées au Luxembourg. Il y a plusieurs manières de mettre ces chiffres en perspective. Soit celle, relativement pessimiste, de la Cour des comptes européenne : « Même si l’on en émet toujours plus, les obligations vertes restent un produit financier marginal dans l’UE. » Soit celle, relativement optimiste, retenue par Pierre Gramegna : « Huit pour cent, c’est toujours beaucoup trop bas ; mais c’est quatre fois plus qu’il y a deux ans encore. »

Stranded Au Luxembourg, on préfère la carotte au bâton. Le gouvernement a réduit la taxe d’abonnement pour les fonds dont le portefeuille compte une part de durable, mais l’idée de taxer plus les actifs carbonés reste politiquement impensable. « Comme un chevreuil timide, l’argent préfère rester là où il n’y a pas de bruit », avait déclaré l’ancien président de l’ABBL, François Moes, en septembre 2003, résumant l’attitude luxembourgeoise par rapport à l’argent des autres. Sur la place financière, l’idée d’une surtaxe rebute.

Ce n’est pas la conclusion à laquelle arrive la Cour des comptes européenne dans son rapport spécial. « Les activités économiques non-durables restent trop lucratives », assène-t-elle. La Cour des comptes se fait l’écho du « groupe d’experts à haut niveau » qui avait planché sur la taxonomie dès 2016 et publié ses conclusions en 2018 : « Le marché ne prend pas suffisamment en compte les effets secondaires négatifs des émissions de gaz à effet de serre, ni les autres répercussions environnementales et sociales négatives des activités économiques non durables. Par conséquent, bon nombre d’entreprises et investisseurs publics et privés ne trouvent qu’un intérêt financier limité à intégrer les considérations ESG dans les décisions qu’elles prennent ». Bref, il ne sert à rien de gloser sur la finance « verte » sans s’attaquer à la finance « brune », c’est-à-dire les futurs « stranded assets ».

Bernard Thomas
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