Le visage du DP change selon ses présidents et le Zeitgeist qu’ils tentent de capter. En 1971, Gaston Thorn revendique le qualificatif de « Lénkspartei », et impose un aggiornamento radical à un parti jusque-là dominé par les petits commerçants « patriotiques ». En 1994, Lydie Polfer et Henri Grethen représentent le DP comme le parti des notables bourgeois. En 2004, Claude Meisch en fait le parti des jeunes cadres dynamiques, du néolibéralisme avec une touche verte et des crèches gratuites. En 2013, Xavier Bettel incarne le DP des « modernisateurs » démantelant « l’État-CSV ». Avec Corinne Cahen, le parti affûte son image « sociale-libérale », au service d’une classe moyenne coincée dans « la rush hour de la vie ». Sous Lex Delles, les contours du DP ont commencé à s’estomper. Un flou artistique qui a favorisé la phase de transition vers une coalition avec le CSV.
Cela fait un moment que le ministre, en charge du méga-ressort de l’Économie, des PME et de l’Énergie, n’a plus vraiment de temps à consacrer à la présidence du parti. Bien que ce poste constitue un atout stratégique pour le potentiel Spëtzekandidat de 2028, Lex Delles le lâchera au congrès du 27 avril, comme il l’a annoncé dans l’édition de samedi du Wort. La veille, Carole Hartmann annonçait sa candidature à la présidence. Elle serait prête à prendre « encore plus de responsabilité », écrit-elle sur Facebook, ponctuant son post par une suite d’émojis. Entre 2013 et 2018, le parti était dominé par le trio Bettel-Meisch-Cahen, avec Marc Hansen dans le rôle du enforcer vis-à-vis du Parlement. Après 2018, le centre de gravité s’est peu à peu déplacé vers le duo Bettel-Delles, la secrétaire générale Carole Hartmann se retrouvant en charge de la lourde logistique électorale.
Dans les coulisses, la députée-maire d’Echternach abattait déjà le gros du travail. Carole Hartmann (née en 1987) apparaît donc comme la candidate naturelle pour reprendre la présidence de Lex Delles (1984), dont elle est d’ailleurs proche. Et ce malgré son cumul des mandats. Et pourtant, sa nomination constituerait une anomalie historique. Car, traditionnellement, ce sont les ministres qui chapeautent le parti. Gaston Thorn n’en avait pas lâché la présidence jusqu’à son départ vers Bruxelles en 1981, moment où la ministre des Affaires étrangères, Colette Flesch, lui succédait. Lydie Polfer s’y est agrippée pendant son passage au gouvernement entre 1999 et 2004. Xavier Bettel avait tenu jusqu’en 2015, avant de passer le relais à son amie Corinne Cahen, qui lâchera la présidence à Lex Delles en 2022.
Ce mercredi, sur la matinale Radio 100,7, Carole Hartmann a beaucoup agité le « DP-Fändel », tout en ayant du mal à spécifier les sujets sur lesquels celui-ci flottait. Elle tente de jouer son nouveau rôle, en démarquant son parti, notamment vis-à-vis du CSV. On peut se demander si les deux ténors du parti, Lex Delles et Xavier Bettel, lui accorderont la marge de manœuvre nécessaire pour se profiler. Hartmann explique au Land vouloir constituer « eng Equipe déi bei mech passt ». Eric Thill, est déjà fixé comme secrétaire général. Le ministre de la Culture annonce sa candidature dans une vibrante publication Facebook : « Meng Motivatioun kënnt aus Dankbarkeet, mee virun allem aus Iwwerzeegung. [...] Ech brennen dofir, méi mat unzepaken. » Aussi ambitieux que lisse, le jeune libéral veut monter dans la cour des grands. Quitte à passer par la fonction ingrate de secrétaire général, c’est-à-dire de factotum du parti. Hartmann cherche encore à remplir les postes des trois vice-présidents (actuellement occupés par Max Hahn, Claude Lamberty et Marc Hansen). Elle ne veut pas encore avancer de noms, mais elle travaillerait à un package, auquel elle veut donner son « touch particulier ».
Comme quasiment tous les mandataires du DP, Carole Hartmann s’attribue l’étiquette passe-partout « sozial-
liberal ». Même si elle répète à l’envi avoir « grandi dans le DP de Claude Meisch et de Xavier Bettel », son attachement au parti remonte plus loin. La juriste est en fait une héritière politique. En 2018, son père lui a cédé le siège de conseiller communal, qu’il occupait depuis 25 ans. (L’année précédente, sa fille s’était classée deuxième aux communales.) Hartmann s’est fait un prénom par le tennis de table, passant sa jeunesse à jouer pour l’équipe nationale. Aux communales de 2024, la liste menée par Carole Hartmann réussit une percée à Echternach. Le DP est plébiscité, et passe de quatrième à premier parti. La nouvelle bourgmestre refuse de devenir ministre quelques mois plus tard. Son fief epternacien lui servira de base pour construire sa carrière politique.
Hartmann est décrite comme « disciplinée », « consensuelle » et « calculée ». « Elle garde toujours son froid et son cool », dit Michael Agostini. Barbara Agostino pointe une autre qualité : « Je ne l’ai jamais, jamais entendue dire du mal des gens du parti ». Cette qualité serait rare, surtout en politique, « wou een deem aneren säin Däiwel ass ». D’autres louent sa patience à décortiquer les dossiers techniques, mais également sa capacité de réfléchir en termes de stratégie politique. Toujours est-il que ses interviews manquent jusqu’ici de spontanéité, ses interventions restent génériques, alignant les éléments de langage.
Pour les sujets politiquement chauds, c’est souvent Hartmann qui doit monter à la tribune parlementaire. En tant que présidente du DP, elle devra assurer le lien entre les deux poids lourds Bettel et Delles, les toujours influents Cahen et Meisch et une fraction parlementaire étonnamment disparate et décousue. Hartmann apparaît d’ores et déjà comme la shériffe à côté de l’ancien instituteur, Gilles Baum, qui essaie, tant bien que mal, de maintenir la discipline au sein de la classe. Pas plus tard que la semaine dernière, Patrick Goldschmidt s’est ainsi allégrement émancipé de la raison de coalition et de la discipline de vote. Contrairement au CSV, le député libéral a refusé le renvoi en commission d’une motion socialiste visant à obliger les promoteurs et vendeurs à détailler le prix du foncier et les coûts de construction dans les contrats de vente. Goldschmidt a argué qu’une telle ventilation serait « extrêmement difficile » à réaliser pour les immeubles anciens. À la stupéfaction de Baum et de Hartmann (et à l’amusement de l’opposition), il a conclu ses explications par : « Jidderee stëmmt, wéi hie wëllt hei ». Le résultat du vote sera 59 à 1.
La fraction libérale penche à droite. À commencer par la bourgmestre de la Ville Lydie Polfer, sa lieutenante Simone Beissel et son successeur (éternel) Patrick Goldschmidt, qui avaient explicitement souhaité la fin de l’expérience bleue-rouge-verte en 2023. L’agriculteur Luc Emering et l’avocat d’affaires Guy Arendt sont, eux aussi, au diapason avec le cours wirtschaftliberal prôné par Luc Frieden. Le bloc du centre-gauche (ou plutôt des nostalgiques de Gambia) est constitué par l’ex-ministre Corinne Cahen, la self-made woman Barbara Agostino et l’ancien président du Parlement Fernand Etgen. Le chef de fraction Gilles Baum se situe entre les courants, l’infectiologue Gérard Schockmel au-delà. Comme Agostino, ce dernier revendique une liberté qui le rend imprévisible, donc politiquement dangereux. De tels essais de classification restent forcément artificiels. (Où situer par exemple Gusty Graas, Mandy Minella et André Bauler ?) Ils le sont d’autant plus pour un parti clientéliste, allergique aux débats idéologiques.
L’historien et ancien député socialiste Ben Fayot y voit le reflet des origines du DP. À la sortie du long XIXe siècle, le parti des notables avait eu beaucoup de mal à s’adapter au nouveau système des partis, engendré par l’introduction du suffrage universel en 1919. En 1945, les libéraux se réunissaient sous la bannière du « Groupement patriotique et démocratique », évitant soigneusement le terme de « parti ». Ce ne sera que dix ans plus tard, en 1955, que les libéraux se résigneront au nom de « Parti démocratique », le qualificatif de « démocratique » constituant le plus petit dénominateur commun.
Actuellement, un conflit couve au sein de la fraction libérale. Il concerne la proposition de Déi Lénk d’inscrire le droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) dans la Constitution. L’idée étant de sanctuariser cet acquis face à de futures majorités de droite dure. Les discussions internes sont vite devenues animées au sein du DP. Certains vieux libéraux se sont montrés réticents, voire opposés à soutenir la proposition de Déi Lénk, qui aura besoin de quarante voix pour passer. Face au Land, Simone Beissel exprime ainsi ses « hésitations purement juridiques » qui se rattacheraient « à l’interprétation du droit à la vie, qui constitue un des droits fondamentaux de la Convention européenne des droits de l’homme ». Elle rappelle s’être toujours battue pour le droit à l’IVG, mais ajoute que sa constitutionnalisation poserait des problèmes de « droit pur ». « D’IVG gehéiert net an d’Verfassung », tranche Gérard Schockmel. « Vun der Beruffsethik a vun de Mënscherechter hier huet d’mënschlecht Liewen den héchste Stellewäert a steet iwwert allen anere Consideratiounen », écrit-il au Land. La loi actuelle sur l’IVG serait bien, précise-t-il, mais sa place ne serait pas dans la Constitution. (Guy Arendt qui, selon nos informations, s’est également positionné contre une constitutionnalisation n’a pas répondu aux sollicitations du Land.)
Barbara Agostino n’apprécie guère ces positions. Elle n’hésite pas à le faire savoir. « Que de vieux hommes blancs prennent ces décisions, je ne peux pas être d’accord avec ça ! » Corinne Cahen affiche également la couleur : « Je suis pour le droit des femmes à disposer de leur corps ». Ce droit devrait être « absolument » défendu, « surtout dans le monde d’aujourd’hui » : « C’est pourquoi je soutiendrai la proposition de Déi Lénk ». Fin mars, au conseil communal de la Ville, Lydie Polfer y a fait brièvement allusion : « À un moment, nous aurons tous l’occasion de nous exprimer de manière très claire ». La bourgmestre ne cachait pas qu’elle penchait en faveur de la proposition : « Une opinion minoritaire peut soudain devenir majoritaire », avertissait-elle, mieux vaudrait donc protéger l’IVG par une majorité des deux tiers.
Prise entre les feux, Carole Hartmann s’avance prudemment. Elle rappelle que le parti n’a pas encore arrêté de position. Elle répète être « ouverte à la discussion », qu’il faudrait mener « en lien avec l’actualité », c’est-à-dire avec le backlash réactionnaire. Il faudrait respecter les opinions des uns et des autres, dit Hartmann, et de tirer un parallèle avec les discussions sur l’euthanasie de 2008. Implicitement, elle entrouvre ainsi la possibilité d’une libération de la discipline de vote. Cette approche n’est pas sans risques. Si plus de députés chrétiens-sociaux que libéraux votaient en faveur d’une constitutionnalisation du droit à l’avortement, l’image du DP s’en retrouverait sérieusement amochée. (Ce serait un retour en arrière : Il y a cinquante ans, le Premier ministre Gaston Thorn avait dû peser de tout son poids pour que les vieux députés libéraux adoptent les réformes sociétales et pénales de son gouvernement.)
L’Est occupe actuellement une place disproportionnée dans les instances du parti. Le président du parti, sa secrétaire générale ainsi que le chef de fraction sont tous issus de la plus petite des quatre circonscriptions. Avec le nordiste Eric Thill, prévu au poste de n°2 du parti, ce déséquilibre ne sera que partiellement corrigé. Or, dans son essence, le DP a toujours été le parti de la Stater bourgeoisie : Maintenir le contrôle sur la Ville reste une priorité absolue. Or, c’est justement la circonscription Centre qui apparaît aujourd’hui comme « problématique ». Du moins aux yeux de Michael Agostini. « Cette circonscription a besoin de renouvellement », dit le président des Jonk Demokraten. La « structure des âges » des mandataires serait malsaine, il y manquerait la génération des vingtenaires et des trentenaires. « Beaucoup de jeunes avec beaucoup de potentiel » n’auraient pas réussi à « s’imposer » dans la Ville, regrette Agostini, et de citer les candidatures malheureuses de Loris Meyer, Stéphanie Goerens et Nicolas Wurth. Parmi les députés de la circo Centre, les boomers septuagénaires sont effectivement surreprésentés : Lydie Polfer est née en 1952, Simone Beissel en 1953 et Guy Arendt en 1954.
En 1994, Charel Goerens cédait la présidence du DP à Lydie Polfer. Dans son allocution de départ, le gentleman farmer tentait d’ancrer le DP « à gauche du centre » : « Il n’y a pas de place pour trois partis de droite au Luxembourg ». En 2009, les libéraux se recommandaient aux électeurs comme une alternative aux deux partis de coalition portant un « s » dans leur nom : « Die DP steht für freie Marktwirtschaft, Privateigentum und Unternehmertum ». Depuis, le parti a arrondi les angles, expurgeant les passages les plus agressivement néolibéraux de ses programmes électoraux. Il tente aujourd’hui de se présenter comme la conscience sociale de la coalition, dans l’espoir de capitaliser sur les gaffes du CSV. Hartmann chante ainsi les louanges du dialogue social. Elle a même fait une apparition au congrès de l’OGBL. Pas vraiment l’habitat naturel pour une libérale d’Echternach.