Avec le projet de théâtre documentaire Les Frontalières, Sophie Langevin cherche à cerner l’identité de ces femmes qui vivent entre deux territoires. Une quête bouleversante et bouleversée

« Le théâtre, c’est de la politique »

d'Lëtzebuerger Land vom 22.01.2021

Quatre pays, trois langues Véronique, Lynn, Rosi et Laura n’ont pas le même âge, pas la même nationalité, pas le même métier, ne parlent pas les mêmes langues. Elles ont pourtant un point commun : elles sont frontalières. Elles font partie de ces quelque 70 000 femmes (et 130 000 hommes) qui traversent tous les jours une frontière pour venir travailler au Luxembourg et qui représentent un gros tiers de la population active du Grand-Duché (certaines projections estiment qu’en 2060, il y aura plus de travailleurs frontaliers que de travailleurs résidents). On ne connaît pas bien ces personnes. Ce sont des statistiques, des bouchons sur l’autoroute, un phénomène de société, une variable d’ajustement, certains diront un mal nécessaire. C’est « un débat qui n’intéresse que trop peu la population locale du Grand Duché, à tort », constate Sophie Langevin. Depuis deux ans qu’elle travaille sur le sujet, la comédienne et metteure en scène est devenue une sorte de spécialiste de la question des frontaliers. Elle a lu tout ce que la presse en dit, elle a cherché les chiffres et les données, elle a travaillé avec des universitaires et surtout elle a rencontré plusieurs dizaines de frontalières. Son idée première, soufflée par l’Asti (Association de soutien aux travailleurs immigrés), était de créer une pièce de théâtre documentaire. Progressivement, la forme a été bouleversée au gré des confinements, des fermetures de frontières, puis de la réouvertures des lieux de culture. Finalement, une présentation scénique aura bien lieu (le 31 janvier au Escher Theater et le 24 février au Grand théâtre de Luxembourg), complétée par une version radiophonique, à écouter en podcast. Le tout en trois langues (sur-titrées sur scène), avec quatre comédiennes qui, par hasard, sont issues des quatre pays concernés.

« Quand on vit en Lorraine et qu’on y fait ses études, on sait que les salaires sont meilleurs de l’autre côté de la frontière. La question ne se pose pas vraiment », commence Laura (Aude-Laurence Biver). Elle travaille dans un salon de coiffure depuis dix ans et a pu s’acheter, avec son compagnon, une maison à Yutz. « C’est parfait quand on travaille au Luxembourg. (…) On est entourés de frontaliers et alors on se sent vraiment moins jugés. Là-bas j’ai pas à me justifier de gagner correctement ma vie et ça fait du bien. » Le témoignage de Laura, comme des trois autres personnages, est construit à partir de dizaines d’entretiens que Sophie Langevin a réalisés avec des frontalières. « J’ai rencontré environ cinquante femmes, vivant dans les trois pays voisins, en essayant de trouver des profils variés en termes d’âges et de situations sociales », rembobine-t-elle. Avec Christophe Sohn, chercheur au Liser (Luxembourg institute of socio-economic research), elle a défini les thématiques sur lesquelles les interroger : la gestion de la vie de famille, le sentiment d’appartenance au Luxembourg, le rapport avec les résidents luxembourgeois, les préjugés auxquels elles font face...

Ensuite, avec Mani Muller et Frank Feitler, un travail de retranscription, d’assemblage et de montage des réponses a permis de dégager différents profils. Les comédiennes ont enfin choisi et développé des personnages emblématiques, avec quelques phrases récurrentes, quelques sentiments partagés. Le théâtre permet en effet de s’approprier ces questions globales par la confrontation avec l’intime, de s’écarter des simples constats statistiques pour « réfléchir ensemble à un devenir commun ».
La quête du sommeil Quand à 34 ans, elle se retrouve veuve, Véronique (Bach-Lan Lê-Bà Thi) prend le taureau par les cornes : « Ou bien je galérais en Belgique, ou bien je venais bosser au Luxembourg, cet Eldorado tout proche. » Après des années comme intérimaire, elle est embauchée au Parlement européen où elle apprécie « la réalité multiculturelle ». Peut-être plus que d’autres, elle a « des repères au Luxembourg », surtout maintenant que ses enfants étudient à l’étranger : « Je fais mes courses au Luxembourg, je vais au théâtre, au cinéma et j’ai aussi des dîners avec des collègues. » Mais pour elle, comme pour les autres, « le quotidien d’une frontalière, c’est la quête du sommeil ». Toutes parlent de la course journalière pour arriver à l’heure malgré les bouchons, pour ne pas rentrer trop tard et encore voir la famille. De la voiture comme une deuxième maison, de la fatigue chronique, des sacrifices pour ce qu’on lit « en bas à droite sur la fiche de salaire ».

Lynn (Nora Koenig) raconte qu’elle mange son petit-déjeuner dans la voiture en essayant de ne pas se tacher et qu’elle se maquille au volant dans les bouchons. C’est une Luxembourgeoise, assez gênée d’avoir dû passer la Moselle pour habiter de l’autre côté : « Ech soen just : ech wunnen bei der Musel, Richtung Däitschland. Ech soe lo net direkt an Däitschland, oder hannert der Grenz.» Malgré son « bon boulot » d’avocate, elle n’a pas les moyens de vivre comme certains « héritiers », mais veut aussi une grande maison. « Mat deem Budget dee mir haten, an do gesäis de dann alt mol eppes Klenges am Éislek... oder zu Déifferdeng – ëmmer nach zimmlech deier... an tëschelanden taucht op eemol e reesen Terrain op, immens vill Potenzial, mee eben déi aner Säit vun der Musel. » D’une autre génération, Rosi (Andrea Quirbach), retraitée après avoir travaillé vingt ans comme infirmière dans une maison de soin, est sans doute la moins amère. Elle n’a choisi le Luxembourg que pour éviter le travail de nuit qui pesait sur sa santé, tout en reconnaissant le bien-être matériel que ça lui a apporté : « Ich würde jetzt nicht so in meinem Haus wohnen und so auf diesem Sofa sitzen, wenn ich nicht jahrelang in Luxemburg so gut verdient hätte. Aber wie gesagt, das Geld war nicht einmal ausschlaggebend, jedenfalls nicht für mich.» La proximité linguistique lui a permis de s’intégrer dans l’équipe de soin, auprès de la direction et auprès des patients : « Ich habe einfach Deutsch mit ihnen geredet, und sie haben mir dann auf Luxemburgisch geantwortet und so habe ich dann sehr schnell gelernt. »

Entre-deux Au-delà de ces différents ressentis, ces histoires singulières deviennent exemplaires et dressent une sorte de portrait de frontalières, tout en observant la difficulté de dessiner les contours de cette identité singulière. « Elles sont dans un entre-deux, dans une identité partagée entre leur chez-soi et leur lieu de travail, entre deux cultures et pour beaucoup entre deux langues », constate Sophie Langevin. La question linguistique d’ailleurs au cœur de bien des déclarations, en particulier des francophones : « Ce n’est pas parce que je ne parle pas luxembourgeois que je ne coupe pas bien les cheveux », ironise ainsi Laura. Elles ressemblent en cela aux descendants d’immigrés, nulle part tout à fait chez eux. Ce sont les préjugés dont elles sont l’objet de part et d’autre de la frontière qui les minent le plus. Quand, du côté luxembourgeois, on les considère comme « profitant du système », « volant le travail des autres » et « incapables de s’intégrer », de retour chez elles, elles sont fustigées pour leurs revenus (« nos voisins ne nous voient que par le prisme de l’argent ») et parce qu’elles ne participent pas à la vie locale (« On nous dit ‘vous ne payez pas d’impôts ici, mais vous utilisez le système, vous conduisez dans les rues, vous utilisez les hôpitaux, la piscine, les écoles’. »). Bien sûr, tout n’est pas noir dans le tableau qu’elles dressent. Le multiculturalisme est vécu comme une chance (« Je travaille avec des gens de toutes les nationalités, c’est assez extraordinaire, ça c’est une vraie richesse » dit Véronique), le Luxembourg apparaît comme « offrant des perspectives motivantes » (Laura, qui rêve d’ouvrir son propre salon de coiffure) et l’environnement de travail est de qualité (« ein Altenheim mit Hotelcharakter », constate Rosi lors de sa première visite à la maison de soin de Bettembourg).

Récit national Les marques physiques de la frontière (notamment les postes douaniers) ont disparu et les territoires se ressemblent de plus en plus (« Je vois fleurir des cubes blancs et gris. C’est un peu une spécialité luxembourgeoise qui s’est bien importée ici », constate la Belge Véronique). Parallèlement, on assiste à l’émergence de « nouvelles frontières, tantôt sociales, tantôt culturelles ou identitaires, plus ou moins marquées dans l’espace », indique Christophe Sohn qui note que « les frontaliers ne font pas que traverser une frontière. Ils l’étirent, la désagrègent, en emportent une partie avec eux et finalement la déplacent. »

« Ces rencontres et les lectures que j’ai pu faire pour ce projet m’ont fait réfléchir sur la Grande Région, sur notre système économique et sur les enjeux politiques nationaux et territoriaux complexes qui y sont à l’œuvre », souligne la metteure en scène qui se pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Elle espère, avec Les Frontalières « faire entendre ce que ces femmes apportent et transportent sur un plan affectif, culturel et politique de part et d’autre des frontières », pour aller au-delà des préjugés et entamer un début de « vivre ensemble » avec la mise en place des occasions de rencontre (culturelles, sportives, associatives, scolaires...). Elle espère dépasser le clivage « nous » face à « eux » ou « ici » et « là-bas ». « Les frontaliers font partie de la société », martèle-t-elle, « la pandémie leur a donné une visibilité qu’il serait dommage de perdre à nouveau ».

« Le Luxembourg a fait en sorte d’avoir plus de frontaliers et moins d’immigrés. C’est un choix gagnant au point de vue économique dont il faut tirer les conséquences. » Sophie Langevin estime que la question de la rétrocession fiscale devra être résolue pour apporter aux personnes la reconnaissance, ne fut-ce que symbolique, dont elles manquent. Un choix de société s’impose : « On ne peut pas seulement être un pays qui prend soin de son économie et où ceux qui y travaillent n’ont qu’à s’adapter, s’ajuster, se plier sans broncher. » Travailler avec le réel, avec des témoignages dans une approche de théâtre documentaire est une manière d’inscrire le théâtre dans la politique. C’est pour Sophie Langevin, une étape pour repenser « le récit national » qui ne peut plus n’être uniquement luxembourgeois. « Tant que nous n’aurons pas défini d’objectifs et de désirs communs, cette identité ne pourra pas se construire. »

France Clarinval
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