Au sein du centre de formation continue qu’est l’ErwuesseBildung (EwB), l’éducation est, depuis cinquante ans déjà, perçue au sens large. Au-delà de la transmission des connaissances, elle implique le développement de l’être humain sous tous les aspects. Une discussion sur les inégalités sociales dans le système éducatif a été organisée en début de mois de mars tandis qu’une table ronde sur l’école et ses alternatives clôturait ce Bildungsmonat. Nora Schleich, docteure en philosophie et coordinatrice pour l’EwB depuis 2022, accompagnée de Nils Köbel, sociologue et professeur de pédagogie à Mayence, a animé la première soirée. Celle-ci s’ouvre sur l’idéal de l’éducation, porté par les humanistes Emmanuel Kant, Wilhelm von Humboldt ou encore Friedrich Schiller, et composé de grands principes tels que la liberté et l’autonomie, la responsabilisation de chaque individu mais aussi, comme le décrit Schiller, un échange dynamique entre l’Homme et son entourage, un va-et-vient entre l’influence du monde sur nos idées et notre capacité à influencer celui-ci en retour. Un idéal encore loin d’être atteint et qui serait « surtout illusoire » d’après la philosophe Nora Schleich.
En effet, si l’on en croit le Rapport national de l’éducation 2024, les inégalités sociales persistent dans le système scolaire luxembourgeois. Tout comme en 2015 – le Rapport étant publié tous les trois ans –, les enfants issus de milieux défavorisés sont encore très souvent orientés vers la voie préparatoire ou la voie générale tandis que les enfants issus de milieux plus favorisés, et bénéficiant d’un patrimoine culturel, suivent l’enseignement classique (d’Land, 13.12.2024). Des inégalités que Nils Köbel et Nora Schleich expliquent à travers le concept d’habitus cher à Bourdieu, c’est-à-dire le système dans lequel l’individu va assimiler non seulement des modèles comportementaux mais aussi des façons de penser et de percevoir le monde. Inconsciemment, les élèves avec un capital économique, social et culturel moindre ont une « boussole intérieure » différente de ceux jouissant de capitaux plus élevés. Il leur est dès lors difficile de briser ces modèles intériorisés et de se sentir légitimes. « Le rapport montre même que les enseignants abaissent inconsciemment leurs standards face à des élèves de classes populaires », souligne la docteure. Aussi, le système scolaire, censé engendrer l’égalité des chances, ne contribue bien souvent qu’à la reproduction des inégalités sociales.
« La raison d’exister de l’EwB est de mettre en avant une pensée critique et non une pensée dogmatique, chacun doit trouver ses passions et ses domaines préférés », explique Nora Schleich. Pour cela, il est nécessaire de redéfinir la notion de succès qui, selon l’entendement général, est d’avoir de bonnes notes puis de grands diplômes, un poste haut placé avec beaucoup de responsabilités et un bon salaire. La philosophe y voit une « grille très restrictive ». « Quelqu’un qui s’épanouit dans le travail du bois peut se développer dans le métier de charpentier mais ce métier reste dévalorisé socialement », regrette-t-elle. Ceux qui définissent le succès dans l’éducation sont en effet d’une certaine classe sociale… à lier de nouveau avec l’habitus de Bourdieu ! La docteure témoigne : « Il leur manque d’autres influences. Même à moi, mes parents m’ont inculqué le fait que le lycée technique était pour les enfants ‘bêtes’... ». L’Institut für Sozialforschung de Francfort a développé la kritische Theorie pour analyser ces structures ancrées en nous. Cette théorie mêle les thèses économiques de Marx à la psychanalyse de Freud et à la dialectique de Hegel. On peut la résumer, très succinctement, ainsi : il est difficile de se séparer de cette vision du succès sans remettre en cause toute la société fondée sur le capitalisme. Le sociologue Nils Köbel reconnaît que cela peut être « un peu frustrant ».
Si refonder complètement le système scolaire semble illusoire, des alternatives peuvent cependant être mises en avant. L’UP Foundation propose ainsi plusieurs offres éducatives. Du mentorat via le projet Tandem et plusieurs initiatives, comme Megare ou celles du Service Enfance Ettelbruck qui cherchent à impliquer davantage les enfants dans leur ville : Toto, un bus scolaire décoré par les jeunes durant la pandémie fait des tournées de sensibilisation sur le bien-être physique et mental ou des ateliers qui poussent à la créativité et des soirées débats. Partageant la vision de l’EwB, la fondation veut créer un véritable « paysage éducatif » pour développer les talents des enfants. Nora Schleich confirme qu’il faut regarder l’éducation comme quelque chose de très ouvert en organisant plusieurs activités et en observant quel enfant est plus à l’aise dans les débats ou lequel préfère fabriquer avec ses mains. « Il faut trouver un chemin sans hiérarchie », affirme-t-elle, soutenant que l’école n’en serait pas la seule responsable, mais aussi d’autres acteurs comme les associations.
À la table ronde Schoul – an hir Alternativen, le deuxième événement du Bildungsmonat, ont été invités Luc Weis, directeur du Service de la coordination de la recherche et de l’innovation pédagogiques et technologiques (Script), Manou Worré du Zentrum fir politesch Bildung (ZpB) et actrice du projet Learning Through Engagement, Philippe Demart le directeur adjoint du Lycée Ermesinde à Mersch ainsi que Johny Diderich, qui a éduqué son fils à la maison, du comité de l’Association Luxembourgeoise pour la liberté d’instruction et membre fondateur du Right-Centric Education Networtk. Nora Schleich, modératrice, après être revenue sur l’évolution de l’école au fil des siècles, questionne sur son rôle actuel. Selon Manou Worré, si l’école avait, au vingtième siècle, un rôle de transfert de connaissances, de socialisation et d’intégration des jeunes, s’ajoutent au 21e siècle un aspect social et politique. De son côté, Philippe Demart souligne l’importance de l’orientation, au sens large : comment trouver sa place dans la société. Il est rejoint par Luc Weis pour qui une expérience scolaire positive, en cohésion, fera avancer la société de manière également positive. Johny Diderich dénonce quant à lui le manque d’autodétermination des enfants au sein du système scolaire et affirme que «le modèle scolaire actuel place l’enfant sous la contrainte et l’obéissance plutôt que de lui donner suffisamment d’espace pour ses propres processus de développement».
Pour offrir cet espace, le lycée Ermesinde mise sur les talents propres aux élèves qui développent un profil à travers trois structures différentes : l’engagement au service de la classe dans leurs deux branches les plus fortes, le travail dans une ou deux entreprises internes et la recherche dans le cadre d’un travail personnel. D’après le directeur adjoint, Philippe Demart, l’inconvénient principal du système scolaire général est de « devoir beaucoup travailler sur des choses que vous n’aimez pas », pour obtenir la moyenne, ce qui est un gaspillage de temps que l’élève aurait pu investir dans autre chose. Un point de vue soutenu par Johny Diderich qui reprend Einstein : « C’est comme essayer d’apprendre à un poisson à grimper à un arbre ». Il critique toutes ces « heures inutiles » passées à apprendre des choses qui ne nous intéressent pas et donc aussitôt oubliées. Selon Manou Worré, si les enseignants n’ont pas le temps de permettre aux élèves d’apprendre d’une autre manière c’est à cause de programmes trop chargés : « Ils ont seulement le temps pour le simple transfert de connaissances », regrette celle qui est également professeure en sciences économique et sociale. Lors de la discussion qui a suivi l’échange, il est apparu clairement que les participants n’étaient pas satisfaits non plus de la situation actuelle au Grand-Duché. Un étudiant souhaiterait des mesures radicales telles que supprimer les théorèmes du programme scolaire au profit de connaissances qui serviront « réellement » dans la vie d’adulte, un autre estime que l’école n’évolue pas assez rapidement par rapport à la société qui se développe toujours plus vite. Des opinions partagées par Johny Diderich qui lie cette rigidité de l’institution à l’adultisme qui imprègne la société.
Pour la membre du ZpB Manou Worré, la capacité à dialoguer et à résoudre les conflits est tout aussi importante que les connaissances. À travers son projet Learning Through Engagement, les élèves vont par exemple apprendre à se connaître dans un cours d’informatique puis, grâce à ce qu’ils auront appris, aider les personnes plus âgées. Une vision de l’apprentissage qui rejoint celle des pays scandinaves, mentionnée par Nora Schleich, qui se base sur le sens de la communauté et les compétences sociales plutôt que sur le profit ou la performance. La philosophe évoque aussi le livre Das könnte Schule machen de Stefan Ruppaner qui a fait de son école de Baden-Württemberg un lieu sans murs et sans enseignants mais avec des accompagnateurs, des malles remplies de matériel et un espace avec télé et canapés. Après deux semaines durant lesquelles les enfants étaient nombreux à rester dans cet espace, tous ont montré une envie d’apprendre. « Une motivation intrinsèque que tout le monde possède », s’enthousiasme Nora Schleich. Convaincue par l’expérience qui s’est déroulée dans un milieu ouvrier et non dans un milieu où les enfants auraient pu être influencés par leur habitus, elle verrait bien un projet-pilote comme celui-ci prendre place au Luxembourg. La coordinatrice de l’EwB considère que ce Bildungsmonat a prouvé que l’envie et l’engagement pour faire bouger le secteur de l’éducation sont bien présents dans la population et soutient : « Des sentiments qui doivent absolument être entendus comme un plaidoyer politique ».