Le couperet est tombé. L'épouvantail préféré de l'OCDE, l'indexation automatique des salaires, a été ressuscité au 1er août 1999 sur base des chiffres de l'indice général des prix au mois de juillet. Les salaires et traitements versés à la fin du mois seront par conséquent augmentés de 2,5 pour cent. Le dernier ajustement à l'inflation date du 1er janvier 1997.
Les 31 mois entre les deux échéances représentent un nouveau record depuis la réintroduction de l'indexation automatique des salaires par la loi du 24 décembre 1984. La maîtrise de l'inflation, en dépit d'une croissance économique considérable, est à l'origine de ce long délai. Plutôt qu'une augmentation des revenus réels, les tranches indiciaires ne font de toute façon que rendre aux salariés le pouvoir d'achat perdu auparavant à cause de la hausse des prix depuis le dernier ajustement.
L'abolition du système d'indexation automatique compte néanmoins toujours parmi les recommandations favorites de l'Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE) en ce qui concerne le Luxembourg. Force est toutefois de constater que le niveau du coût relativement bas de la main-d'oeuvre au Grand-Duché continue à compter, dans la comparaison avec ses voisins, plutôt comme un avantage compétitif du pays. Et ce en dépit du fait que parmi ceux-ci, seule la Belgique applique un système similaire d'indexation des salaires.
Eurostat, l'office statistique de l'Union européenne, a ainsi constaté dans une étude comparative, limitée toutefois aux coûts de la main-d'oeuvre dans l'industrie, qu'en 1996, une heure de travail ne revenait à un employeur luxembourgeois qu'à 19,3 ECU, contre 22,5 en France, 25,8 en Belgique et même 26,5 ECU en Allemagne, ce qui constitue d'ailleurs un record. Selon ces chiffres, le Luxembourg serait aussi plus attractif que le Japon (19,7 ECU) mais plus cher que les États-Unis (17,4), l'Italie (17,2), l'Irlande (13,8) et autres Portugal (6,1 ECU). Au Luxembourg, les coûts augmentent d'ailleurs avec la taille de l'entreprise.
L'explication de la bonne performance du Grand-Duché ne se trouve pas du côté de salaires misérables, tout au contraire. L'élément prépondérant est plutôt le niveau réduit du coût « indirect » de la main-d'oeuvre au Luxembourg. Parmi ces coûts on trouve notamment les cotisations sociales et prestations directes de l'employeur de même que, par exemple, les frais de formation professionnelle. Ces frais, qui s'ajoutent au salaire brut des ouvriers et employés, représentent au Luxembourg, toujours dans le secteur de l'industrie, 16,5 pour cent, contre une moyenne européenne de 26,3 pour cent.
Parmi les éléments permettant de garder ces frais, en premier lieu les coûts du système de sécurité sociale, à un niveau réduit sont des finances publiques saines et l'absence d'un chômage élevé et donc de paiements d'indemnisations. La principale recette politique pour maintenir les cotisations sociales à un niveau bas s'appelle cependant «fiscalisation». Les recettes courantes de la sécurité sociale étaient ainsi en 1997 (derniers chiffres disponibles) composées à 48,7 pour cent de cotisations. Celles des ménages intervenaient à concurrence de 20,4 pour cent, celles des entreprises à hauteur de 16,6 pour cent. Les revenus des réserves des différentes caisses de pension représentaient 4,1 pour cent. Le solde (47,2 pour cent) était toutefois versé par le budget de l'État et donc grâce aux impôts. En 1985, les contributions publiques ne représentaient encore que 38,6 pour cent alors que les cotisations intervenaient à hauteur de presque 55 pour cent. La contribution totale des pouvoirs publics au financement de la protection sociale - régime statutaire des pensions compris - occupait en 1997 déjà 53,8 pour cent du budget de l'État.
Le principal avantage d'une fiscalisation des charges sociales se situe dans une réduction du coût du facteur « travail ». Elle favorise donc la création d'emplois. Un aspect souvent critiqué est toutefois que ce sont en premier lieu les employeurs qui profitent du système, puisque les cotisations patronales au budget de la sécurité sociale baissent. Un autre élément est l'abolition du lien entre les cotisations sociales payées par les assurés et le coût réel du système.
Dans l'environnement concurrentiel de la fin du XXe siècle, notamment sur le plan de l'imposition des entreprises, la fiscalisation rencontre toutefois aussi d'autres limites. Alors qu'on réduit les cotisations sociales patronales afin de maintenir l'attractivité du facteur
« travail » vis-à-vis du facteur «capital», il y a en même temps une pression continue d'abaisser aussi les impôts sur les entreprises afin de maintenir leur compétitivité au plan international. S'y ajoute encore une autre tendance qui est de remplacer de plus en plus les impôts directs par des impôts indirects liés à la consommation, par exemple à travers une hausse du taux de TVA. Or, si celui qui gagne davantage, consomme aussi davantage, ce n'est seulement vrai en chiffres absolus mais pas proportionnellement. En absence d'une imposition efficace des revenus de l'épargne - sujet doublement délicat au Luxembourg -le système fiscal risque donc de devenir toujours plus inégalitaire.
La fiscalisation des coûts de la protection sociale n'est pas pour autant une recette réservée aux seules adeptes d'une politique empreinte d'un néolibéralisme pur et dur. Ainsi, dans l'Union européenne, les pays avec les coûts de main-d'oeuvre indirects les moins élevés sont le Danemark (8,1 pour cent), le Luxembourg (16 pour cent) et l'Irlande (16,5 pour cent). Trois pays qui n'ont pas nécessairement les mêmes traditions en matière de protection sociale et du rôle de
l'État dans la société. Au Danemark, la part de la sécurité sociale n'est même que de 6,1 pour cent du coût de la main-d'oeuvre dans l'industrie. Il s'agit cependant en même temps du pays avec le poids fiscal sur les salaires le plus important.
La recette de la fiscalisation semble en tous les cas bénéfique pour les trois pays. Ils comptent, avec les Pays-Bas, parmi les États membres avec les meilleures performances économiques notamment en ce qui concerne leur taux de chômage. Ce dernier s'élevait, en 1998, en Irlande à 7,8 pour cent, au Danemark à 5,1 pour cent et au Grand-Duché à 2,8 pour cent, pour une moyenne communautaire de dix pour cent.
Le maintien des coûts indirects n'est bien sûr qu'un aspect des coûts de la main-d'oeuvre. Les salaires restent toujours la principale composante. L'évolution au Luxembourg est depuis plusieurs années marquées par une certaine modération. Un élément explicatif primordial est l'important réservoir de main-d'oeuvre dans la Grande Région. Il permet d'abord d'éviter un déséquilibre trop important entre la demande et l'offre de ressources humaines sur le marché de l'emploi luxembourgeois. Les jeunes frontaliers ont en même temps un autre effet modérateur sur l'évolution des salaires : ils gagnent en moyenne 8,8 pour cent de moins que les Luxembourgeois pour des emplois identiques.
L'Irlande doit pour sa part faire l'expérience qu'une croissance explosive de la main-d'oeuvre peut rapidement venir à bout de certains avantages à l'origine du boom. La croissance de près de douze pour cent du produit intérieur brut (PIB) en 1998 a ainsi été accompagnée d'une hausse du coût de la main-d'oeuvre de 5,1 pour cent. Au Luxembourg, la progression n'était que de 1,7 pour cent (la tranche indiciaire augmentera toutefois ce taux en 1999) pour un PIB en hausse de plus de cinq pour cent. Alors qu'on a parfois avec l'impression que le Luxembourg est une île, il y a donc aussi des avantages qu'il n'en est rien.