Née en 1979, Anouk Schiltz est sans aucun doute, l’une des scénographes les plus talentueuses et inventives que le Luxembourg connaisse. Hôte régulière des principales scènes du pays, elle développe depuis des années une recherche dont la subtilité et la précision constituent une véritable marque de fabrique. L’occasion pour nous au fil de cet entretien, d’accéder aux coulisses de son métier.
d’Lëtzebuerger Land : Qu’est ce qui t’a amenée à la scénographie ?
Anouk Schiltz : Lorsque j’étais enfant, mes parents m’amenaient non pas au théâtre mais au zoo et au cirque. Nous allions par exemple beaucoup au cirque Roncalli, qui présente des numéros féeriques, parfois hors du commun et souvent ludiques. De cette passion pour les animaux, qui mêlait déjà le spectacle, est d’abord née l’envie d’être vétérinaire, mais comme j’avais parfois un peu la tête dans les nuages, j’ai changé de section et suis arrivée dans une classe où j’ai commencé à beaucoup dessiner. Cette évasion dans l’imaginaire a éveillé une forme de créativité et m’a poussée à faire l’Atelier de Sèvres, une classe préparatoire à l’entrée dans les grandes écoles d’art. Finalement j’ai été acceptée à Paris aux Beaux-Arts et aux Arts Décoratifs et j’ai choisi cette dernière. À la sortie des Arts Déco, j’ai voulu intégrer l’école de Zingaro à Versailles, renouant ainsi avec ma passion première pour les chevaux, en allant de plus, vers quelqu’un qui reste pour moi une grande référence. Cela n’a pas été possible et les premiers engagements au Théâtre d’Esch sont arrivés.
Au-delà de l’apprentissage technique, que retiens-tu de cette formation aux Arts Décoratifs, une école particulièrement connue pour sa classe de scénographie ?
Tout d’abord, l’importance de savoir réagir rapidement, un aspect primordial dans ce métier, où il faut parfois repenser l’ensemble du plateau, ou du moins apporter en très peu de temps des modifications substantielles. Par ailleurs, la conscience d’être dans un tout, au cœur de l’interdisciplinarité. Cette dynamique me plaît énormément. Par contre, je dirais que même si on nous apprenait à savoir développer un concept qui tient la route ou à travailler en équipe, la réalité institutionnelle est complètement différente. Ce n’est qu’une fois les pieds posés sur une vraie scène qu’on prend conscience de l’ampleur du rôle du scénographe. C’est là aussi qu’on apprend à faire ses armes.
Te considères-tu plus comme une artiste ou une technicienne ?
Bien que je fasse un travail intimement lié à la création, je n’ai pas la prétention de parler de moi comme d’une artiste. Disons que je suis plutôt comme une sorte de caméléon, qui doit à la fois s’adapter à l’environnement tout en essayant de préserver sa nature propre. Plonger dans l’univers du metteur en scène et de l’œuvre est une priorité à mes yeux, tout en mettant un point d’honneur à ne pas être seulement là pour combler un espace. En général, j’essaye, dans nos échanges, de saisir un mot, une intention qui est comme une clé. Sur cette aire de jeux, on oscille alors entre l’ampleur des possibilités et les limites fixées par des contraintes. Pour moi c’est avant tout ce chemin qui compte, bien plus que la Première du spectacle.
Est-ce que la question du style est un enjeu, et dirais-tu de ta recherche qu’elle appartient à une certaine filiation ou qu’elle entre en résonance avec des artistes dont tu te sens particulièrement proche ?
Lorsque je pense à mes débuts, j’avais parfois tendance à me laisser emporter dans le tourbillon de la recherche. Cette quête perpétuelle est toujours là, mais on distingue mieux les priorités. Aujourd’hui, on me dit parfois que mon travail est reconnaissable, ce que je n’aurai jamais accepté avant. Le plus important à mon avis, est de ne pas être paresseux en appliquant une recette qui marche.
Quant à la filiation, il y a plutôt des éléments clés ou un champ lexical qui m’attirent dans le travail d’autres artistes. La question de la mémoire est par exemple fondamentale. Mon professeur aux Arts Décoratifs, Yves Tissier, qui m’a accompagnée dans mon travail de fin d’études, est certainement une figure tutélaire. J’attache une importance très forte à la mémoire des lieux. Comment un endroit, un espace peut être habité par toute une histoire provoquant un ressenti. La force symbolique des objets est également un élément phare. En ce sens, le travail de Tadeusz Kantor ou de Christian Boltanski me touchent profondément. En littérature, un auteur comme Beckett, auquel on m’a confrontée à mes débuts, m’interpelle aussi, à travers son rythme, cette forme d’humour noir et de vaste questionnement latent. Après, mon appartenance à une filiation est un peu comme une chose privée. Elle ne doit pas se voir et je n’ai pas à la dévoiler. Je suis avant tout dans le ressenti et l’impulsion.
Si tu devais comparer la place du scénographe au Luxembourg ou en France, à ce qui se pratique en Allemagne – un pays où tu es également invitée à travailler – en quoi diffèrent les traditions ?
Mes expériences internationales ne sont pas encore assez nombreuses pour me permettre un jugement définitif ; de plus, je suis persuadée que chaque maison fonctionne différemment. L’occasion de travailler en Allemagne – à Trèves – m’a beaucoup apporté, car c’est un pays où l’on respecte véritablement la position du scénographe. Il y a une hiérarchie, ou plutôt une répartition tellement précise des tâches, que chacun sait où il est, ce dont il est responsable et surtout ce qu’il n’a pas à faire. Au début c’était assez perturbant pour moi car ça paraissait moins flexible, mais au final cela permet de travailler dans de bonnes conditions. Le respect envers les différents corps de métiers et les rapports humains sont très importants à mes yeux.
Pendant des décennies on a considéré la scénographie comme du décor. À ton avis, en quoi est-ce qu’un espace scénique est bien plus qu’une simple décoration ?
Très spontanément, j’ai envie de répondre que « décoratrice » c’est un peu comme une insulte. Ayant beaucoup d’affinités pour des textes dont l’interprétation et le sens ne sont pas unilatéraux, j’envisage la scénographie comme un moyen essentiel de faire ressortir les différentes couches de significations de l’œuvre. Elle permet d’aider le spectateur à rentrer dans un univers, par le biais d’un autre univers condensé, que je crée. C’est comme un monde dans le monde, pouvant se matérialiser de différentes façons. Par contre, cela ne signifie en aucun cas qu’il faut provoquer gratuitement et prendre les gens pour des « cons ».
Pourquoi forcément choquer pour susciter quelque chose ? C’est beaucoup plus intéressant de questionner par l’intérieur, de brusquer, mais en profondeur et avec subtilité. La place du spectateur, sa responsabilité en somme, constituent vraiment des sujets essentiels à mes yeux. Je ne fais pas du théâtre pour flatter mon ego, me mettre en avant ou prouver que je sais quelque chose que les autres n’ont pas compris. Du coup, j’ai beaucoup de mal avec ce type de spectacle, où le public est pris en otage et manipulé. Il faut laisser le choix aux gens de participer ou pas. Il s’agit surtout de créer une ouverture, pouvant passer par plusieurs niveaux. C’est parfois complexe mais vraiment passionnant.
L’histoire du théâtre est marquée par différentes formes de jeu d’acteur. L’importance du visuel a également beaucoup changé, donnant naissance à une véritable plastique scénique. Crois-tu à une forme de domination de l’image sur la scène aujourd’hui ?
D’abord, il faut définir ce que l’on entend par « image ». Au théâtre, l’image en deux dimensions, comme par exemple la vidéo, a constitué une grande mode. C’était aussi branché que de mettre quelqu’un « à poil » sur scène. C’est peut-être un lieu commun, mais il me semble que les gens sont saturés d’images, et surtout par des informations ayant la capacité assez insidieuse d’être manipulatrices. La télévision et la publicité sont parfois des hauts lieux de ce genre de perversité. Le son peut lui aussi avoir l’effet d’une image. Je pense que dans cette frénésie, il faut laisser de la place à la lenteur, redonner de l’ampleur au silence, créer un rythme. Le théâtre que j’aime est avant tout là pour invoquer l’intuition et suggérer un questionnement, plus que pour apporter des réponses catégoriques. À notre époque, la société perd tellement le sens des choses, elle est comme plongée dans un grand flou. Souvent, j’aimerais moins de longs discours et plus de mots significatifs, de la clarté. Là encore, c’est une question de respect, et chaque génération a beaucoup à apprendre de ce respect mutuel.
Christian Mosar
Catégories: Portraits d'artistes
Édition: 03.08.2012