Théâtre

Cuisine et dépendance

d'Lëtzebuerger Land vom 30.09.2022

C’est bien connu, la cuisine est la pièce centrale de la vie familiale. C’est là que se cristallisent les échanges, les confidences, les disputes. Où d’autre casser des assiettes ? Où d’autre pleurer en accusant les oignons ? Où d’autre convoquer avec tendresse les souvenirs que l’odeur du café réveille en nous ? C’est forcément dans cette pièce que se joue Ensemble, tragi-comédie de Fabio Marra montée au Théâtre du Centaure dans une mise en scène de Marja-Leena Junker. L’oxymore tragi-comédie est sans doute la meilleure manière de qualifier cette pièce où l’on passe sans cesse d’un éclat de rire à une poussée de larmes d’émotion. L’auteur joue d’une écriture simple, efficace, sans effets de manches, sans esbroufe où l’ironie pointe avec tendresse dans ces scènes de la vie ordinaire d’une famille napolitaine.

La famille ordinaire ne n’est pas tant que ça (mais qui peut prétendre à l’être ?). La veuve Isabella Testa (Nicole Dogué), vit modestement au septième étage sans ascenseur d’un immeuble. Son fils Miquélé (ou Michele selon l’orthographe italienne, mais le texte est écrit en français) vit avec elle. Il (Mathieu Moro ) est « différent », autrement dit, « pas normal » ou un peu simplet, disons, débile léger. Malgré les difficultés que cela représente, malgré le regard des autres, la mère voue un amour inconditionnel à ce fils handicapé, lui trouvant des excuses, lui passant ses caprices : « Miquélé n’a ni fièvre ni bronchite, il n’est pas malade ». Le duo mère-fils cohabite donc coûte que coûte même s’il inverse le sel et le sucre, même s’il répète tout ce qu’on dit et même s’il n’a pas compris que le père ne reviendrait jamais. Très vite au début de la pièce, la sœur cadette Sandra (Delphine Sabat), revenant après dix ans d’absence, annonce son mariage. La bonne nouvelle tourne au vinaigre car elle refuse d’y inviter ce frère qui lui fait honte. Le retour de la fille rouvre des plaies mal cicatrisées chez tous les protagonistes et réveille des secrets familiaux jusqu’ici mis sous le tapis.

Avec l’aide d’un quatrième personnage, une éducatrice malicieuse et un peu délurée (Tiphanie Devezin), les événements s’enchaînent et soulèvent des questionnements autour de la normalité, de l’amour sacrificiel, de l’attachement, du rôle de la famille face aux aspirations personnelles, de la place de la différence dans la société. Ce sont des questions essentielles que chacun se posera à un moment où l’autre de sa vie. Cet universalisme accroche le spectateur sans discontinuer car l’auteur nous interroge sur notre capacité à accepter l’autre.

Créée en 2015 en France, Ensemble a connu un succès retentissant à Avignon, puis à Paris. Traduite en neuf langues (dont le coréen !), la pièce est aussi adaptée au cinéma par le Tchèque David Laňka (Spolu sort cette semaine là-bas). Ce n’est pas la première fois que Fabio Marra s’attaque à des sujets graves. La maladie d’Alzheimer est au cœur de Rappelle-toi, la quête d’identité se joue avec Dans la chaussure d’un autre. Il les aborde toujours par l’angle de personnages bien trempés, qui disent haut leurs sentiments. Il les raconte avec une certaine tendresse qui n’empêche pas la verve. S’il écrit en français, celui qui est aussi comédien (il jouait le rôle de Miquélé à la création) n’oublie pas la truculence des comédies italiennes et sait, à la manière de Pirandello, que la gravité n’empêche pas de rire et vice versa.

Le plaisir de la représentation de lundi était non seulement lié à la qualité de la pièce, mais à la joie de retrouver la salle du Théâtre du Centaure. Joie amplifiée par la mise en scène subtile de Marja-Leena Junker qui a su déceler le potentiel comique sans devoir l’appuyer par des ficelles. Elle permet aussi aux comédiens de laisser cours aux instants émouvants. Tous à leur place, justes et charmants, les quatre acteurs et actrices évoluent dans une scénographie aussi farfelue qu’efficace signée Anouk Schiltz.

Ensemble de Fabio Marra est à voir au Théâtre du Centaure le 30 septembre ainsi que les 1er, 6, 7, 8, 9, 11, 12 et 13 octobre

France Clarinval
© 2024 d’Lëtzebuerger Land