La précarité du statut de chercheur est un fait bien connu non seulement au Luxembourg, mais aussi dans la plupart des pays européens. Elle réside dans le fait qu’au-delà des périodes de travail nécessairement limitées pour arriver au doctorat la plupart des chercheurs ne sont ensuite engagés souvent que pour des périodes à durée déterminée voire à temps partiel.
Les conséquences de cette précarité sont néfastes pour la recherche elle-même comme pour la situation sociale des chercheurs. La recherche risque de perdre de bons chercheurs, à peine sont-ils bien intégrés dans des équipes. De nombreux chercheurs sont sans véritable perspective de carrière dans leur vie professionnelle et familiale. C’est un problème récurrent dans la recherche européenne depuis des décennies.
Ainsi, le Gouvernement français a publié en octobre 2014 un rapport sur Les carrières scientifiques : une approche fondée sur des éléments d’analyse comparative européenne. Ce rapport constate que l’Europe produit plus de jeunes diplômés que les États-Unis mais compte moins de chercheurs, ce qui constitue un désavantage flagrant dans la compétition internationale, en effet: « La compétition engagée en Europe et hors d’Europe dans le but de faire face au renouvellement de la communauté scientifique et technique et au renforcement du potentiel humain de R&D se joue sur l’aptitude des États à organiser, de façon attractive et avec une forte « visibilité » internationale, les carrières proposées : réduction des périodes d’incertitude précédant l’intégration des personnels sur des postes permanents des secteurs public et privé, accélération des carrières et rémunération au mérite des meilleurs, voies d’accès aux différents métiers de la recherche, tout au long de la carrière et valorisation des passerelles, aménagement des fins de carrière des seniors ». De façon plus succincte : il s’agit « d’offrir aux chercheurs une vision de leurs avenirs à long terme ».
J’avais évoqué ce problème lors du débat à la Chambre des députés le 8 juillet 2007 sur le projet de loi 5733 relatif aux aides à la formation-recherche. J’avais alors rappelé qu’en 1987, quand le Luxembourg a eu sa première loi sérieuse sur la recherche, c’est-à-dire celle des Centres de recherche publics (CRP), il y avait accord pour empêcher une recherche fonctionnarisée, supposée inefficace. Cependant, vingt années plus tard, il s’est révélé que la précarité dans la recherche ne servait ni celle-ci ni la situation sociale des chercheurs. J’avais alors salué l’introduction de la règle des CDD sur cinq années car c’était à ce moment un progrès réel, les jeunes chercheurs n’ayant eu jusque là droit à aucun contrat du tout. Mais j’avais en même temps relevé que les chercheurs voulaient une certaine stabilité et qu’il fallait créer des carrières pour les retenir à Luxembourg.
On en est toujours là pour le moment, mais on ne peut pas y rester. Cela d’autant plus qu’heureusement le programme gouvernemental de décembre 2013 est tout à fait explicite à ce sujet : « Le Gouvernement s’attachera à améliorer les conditions de travail des chercheurs. Il s’agira également de créer des liens d’attachements forts entre les chercheurs de pointe et les institutions de recherche nationales (…). Le Gouvernement continuera ses efforts en vue de développer un environnement propice à l’essor de l’emploi scientifique et technologique. Il vise à promouvoir les perspectives de carrière (…). »
Malheureusement, le Plan national pour une croissance intelligente, durable et inclusive – Luxembourg 2020 présenté le 30 avril 2015 n’est pas très explicite à ce sujet. Il parle de l’ouverture du marché du travail pour les chercheurs, de promouvoir la mobilité et les perspectives de carrière, mais c’est à peu près tout.
Evidemment, le problème des carrières de chercheurs n’est pas facile à résoudre. Il y a peu de recherche privée, peu de grandes entreprises qui ont des centres de recherche. La recherche publique est répartie entre l’Université du Luxembourg et les centres de recherche Luxembourg Institute of Science and Technology (List), Luxembourg Institute of Health (LIH) et Luxembourg Institute of social and economic research (Liser). Il est difficile de saisir comment se pratique la mobilité entre ces institutions et comment les carrières s’y développent, étant entendu que chacune a son autonomie et entend garder sa « souveraineté ». Le syndicat OGBL a rencontré le secrétaire d’État Marc Hansen (DP) le 21 juillet 2015. Dans le communiqué publié après cette rencontre, l’OGBL a clairement fait savoir que le CDD n’est qu’un régime d’exception.
Dans l’audit de l’OCDE sur la politique d’innovation du Luxembourg, présenté en avril 2015, la difficulté croissante d’attirer et de retenir des travailleurs hautement qualifiés constitue une des menaces relevées par l’organisation. L’OCDE recommande au gouvernement luxembourgeois de créer des perspectives de carrière pour ses chercheurs, et cela plutôt deux fois qu’une. Ainsi, aux pages 25 et aussi 146 de l’audit : « Develop clear research career routes (including tenure tracks) to improve Luxembourg’s attractiveness to the most promising researchers. »
On peut citer encore les rapports que Deloitte a établis en 2013 et en 2014 sur la situation des chercheurs pour la Direction générale Recherche et innovation de la Commission européenne. Au chapitre « Conditions de travail dans la profession de chercheur » le rapport insiste sur le mérite et l’excellence académique « dès le début et tout au long de la carrière des chercheurs », sur la nécessité de combattre le protectionnisme et le népotisme (encore très répandus dans de nombreux pays, selon les auteurs) et critique les parcours professionnels aux perspectives incertaines.
Depuis 2005 la Charte européenne et le Code pour les chercheurs demandent des perspectives de carrière renforcées et plus visibles, le développement d’une politique de mobilité et de carrière et des procédures de sélection et de recrutement transparentes et comparables sur le plan international.
Ajoutons encore que l’égalité des femmes n’est pas acquise dans la recherche où seulement 24 pour cent des professionnels sont des femmes dont le parcours scientifique devient encore plus difficile si elles ont une famille et des enfants à élever. Le 15 septembre 2015, le Parlement européen vient d’ailleurs d’adopter un rapport pour « l’élimination du plafond de verre pour les carrières scientifiques et académiques des femmes ». L’OCDE relève que le pourcentage de femmes chercheurs au Luxembourg est – avec 24 pour cent – un des plus faibles de l’OCDE et de constater qu’il n’y a pas d’initiative politique pour améliorer cette situation. Elle invite en conséquence le Gouvernement à s’y atteler (p. 147-148).
Sans doute, des tentatives ont été faites en Europe pour faciliter la vie des chercheurs en encourageant la mobilité internationale. Les actions Marie Curie mises sur pied par la Commission européenne constituent un instrument pour permettre aux chercheurs de développer leurs carrières au-delà des frontières. Le portail Euraxess.lu signale les postes disponibles aux chercheurs étrangers.
La mobilité vers le Luxembourg est un instrument utile pour vivifier la recherche chez nous. Mais si les chercheurs sont ensuite forcés, après leur CDD de cinq années, de s’expatrier le plus souvent sans espoir de retour, leur expertise acquise au cours des cinq années dans un centre de recherche dans le pays risque de se perdre définitivement.
On peut espérer que le syndicat OGBL, très présent dans le milieu de la recherche, s’efforcera dans ses négociations avec les institutions de recherche à clarifier la question des carrières de chercheurs. Mais, après presque trente années d’efforts des gouvernements successifs pour donner au pays une recherche forte et internationalement reconnue, la politique doit également prendre ses responsabilités. Car il est temps de mieux respecter les chercheurs et de poser clairement le problème de leurs carrières.