Lors de son voyage vers la terre, sur la quatrième planète, Le Petit Prince de Saint-Exupéry rencontra un businessman. C’était un gros monsieur cramoisi très occupé à compter. Il manque d’exercice, car il n’a pas le temps. C’est qu’il est un homme sérieux, lui. Il ne flâne ni ne rêvasse. C’est qu’il est riche. Il possède cinq cent un millions six cent vingt deux mille sept cent trente et une étoiles, précisément. À quoi lui sert d’être riche ? « À acheter d’autres étoiles si quelqu’un en trouve. » Que fait le businessman avec toutes ses étoiles ? Il les gère. Il les compte et les recompte et il les place en banque.
Qu’est-ce que ça veut dire « placer en banque ? », demanda le Petit Prince. Ca veut dire que j’écris sur un petit papier le nombre de mes étoiles. Et puis, j’enferme à clé ce papier-là dans un tiroir. Et c’est tout ? Ca suffit ! C’est amusant, pensa le Petit Prince. C’est assez poétique. Mais ce n’est pas très sérieux. Le Petit Prince avait sur les choses sérieuses des idées assez différentes des grandes personnes. « Moi, dit-il encore, je possède une fleur que j’arrose tous les jours. Je possède trois volcans que je ramone toutes les semaines. Car je ramone aussi celui qui est éteint. On ne sait jamais. C’est utile à mes volcans et c’est utile à ma fleur que je les possède. Mais tu n’es pas utile aux étoiles... » Le businessman ouvrit la bouche mais ne trouva rien à répondre, et le Petit Prince s’en fut.
Cette parabole publiée en 1943 pose lucidement la question du but de la propriété légitime et notamment de cette soif de l’âme humaine de posséder beaucoup et toujours plus. Il faut bien dire que regarder le monde comme il va, cette question est moins que jamais résolue. C’est pourquoi, si on ne veut pas sombrer dans le désespoir absolu du Petit Prince qui s’échappera dans la mort, il importe de trouver des voies qui donnent un sens à notre vie. Que diriez-vous alors d’une entreprise dans laquelle on se préoccupe d’aimer le client, de l’accueillir à bras ouverts plutôt qu’avec les mains ouvertes (pour le pourboire). L’indicateur du succès ? Le sourire des hôtes, la satisfaction du client. Travailler pour rendre ses clients heureux rend-il heureux ?
Un jour de 1996, Jacques Horovitz, professeur de marketing et de stratégie réputé, a un problème. L’hôtel dans lequel il doit tenir un séminaire fait faillite. Où aller pour tenir son séminaire qui commence dans les jours qui suivent ? Le professeur emmène alors ses participants dans sa maison de campagne. Katy Horovitz, une ancienne du Club Med, accueille les participants et leur dit de faire comme chez eux. Tout le monde est enchanté de l’expérience. Et Jacques et Katy décident de créer Chateauform’. Ils vont offrir aux entreprises des maisons de maître, des châteaux pour y organiser leurs séminaires, retraites de cadres et autres universités d’entreprise. Les maisons seront gérées par un couple et le chef de cuisine, un trio, qui va mettre « sa » maison à disposition des participants des séminaires. Ceux-ci y seront chez eux. Le bar est ouvert en self-service nuit et jour, la cuisine aussi. Tout ce qui horripile les Horovitz dans l’hôtellerie classique est supprimé. Tout est compris dans le prix, pas de suppléments. Tout est fait pour étonner les hôtes par la gentillesse, l’accueil, la qualité de la nourriture, la beauté des lieux, le sens du détail. Un seul indicateur de succès pour tous : la satisfaction du client.
Rêve de prof, utopie, diront les gens sérieux. Ce qui compte en affaires, c’est la « bottom line », le profit financier. Nous sommes sérieux, nous. Eh bien, le rêve de prof est aujourd’hui réalité dans 39 Chateauform’ et il y en a quinze de plus en cours de réalisation. Les maisons sont situées en France, en Belgique, au Royaume-Uni, en Allemagne, en Italie et en Espagne. La maison de Marrakech sera ouverte l’année prochaine. Chateauform’ emploie près de mille personnes. Et oui, Chateauform’ gagne de l’argent, aussi. Jacques Horovitz n’en parle pas. C’est le résultat de l’activité, du projet, non son objectif.
« Le résultat financier résulte de la qualité de la performance et des relations entre le client et l’employé », écrivent Gill Web et Olivier Herold dans leur contribution au livre L’entreprise humaniste. Ce livre, paru en décembre 2012 aux éditions Ellipses est un ouvrage collectif présenté par (et non sous la direction de) Jacques Horovitz. Le sous-titre du livre est Le management par les valeurs. Des idées, une expérience : Chateauform’.
L’idée et la réalisation de cet ouvrage illustrent un des concepts mis en œuvre chez Chateauform’, celui de l’intelligence collective. Ce mode de fonctionnement des groupes humains fait l’objet de recherches universitaires. L’intelligence collective est mise en œuvre par exemple dans le domaine du logiciel libre ou de Wikipedia. Dans le cas du livre L’entreprise humaniste, le projet s’est développé de la façon suivante : Chateauform accueille les séminaires de grands groupes mondiaux actuels tels Nestlé, Sanofi-Aventis, Total, Société Générale. Les animateurs de ces séminaires sont des consultants indépendants que Chateauform’ invite chaque année pour un week-end lors duquel l’entreprise recueille des suggestions d’améliorations et teste de nouvelles idées. Lors d’un week-end de mai 2012, des animateurs demandent à Jacques Horovitz comment il dirige son entreprise. Celui-ci leur décrit son mode de management. Suite à quoi, les animateurs lui disent qu’il devrait en faire un livre. Jacques Horovitz leur a alors répondu qu’ils devraient le faire ensemble ! Dans la semaine qui suivit, il envoya aux participants la trame d’un projet de livre en demandant des volontaires, en créant un comité de lecture et sept mois plus tard, le livre est paru. Outre Jacques Horovitz, 26 coauteurs et une collaboratrice de Chateauform’ ont contribué au projet. « C’est une illustration de la vitesse d’exécution possible que peut générer une entreprise gérée par les valeurs, lorsque les personnes sont motivées et ne traînent pas la patte, chose que nous essayons de faire tous les jours chez Chateauform’ », conclut Jacques Horovitz.
Je suis retourné voir celui qui fut mon professeur à IMD à Lausanne. J’ai aussi visité deux Chateauform’ et je peux vous dire que ce que j’ai vu m’a impressionné. La lecture du livre m’a passionné. On y découvre comment fonctionne Chateauform’. Les coauteurs exposent la théorie qu’ils enseignent et Jacques Horovitz en donne la traduction en pratique dans son entreprise. L’ouvrage est très riche en idées. Chez Chateauform’, Jacques Horovitz met en pratique ce qu’il enseignait à ses étudiants. L’idée centrale est que l’activité entrepreneuriale vise à satisfaire les clients et par là crée de la satisfaction pour les collaborateurs. Leur vie professionnelle a un sens. Il y a sept valeurs exprimées chez Chateauform’. Ce sont ces valeurs qui guident l’action des salariés, non des règles et des procédures. Par conséquent, ils sont autonomes. Tous les collaborateurs sont actionnaires. Pas d’attribution, de la contribution est une des sept valeurs de Chateauform’. On ne travaille pas pour le chef d’entreprise mais pour le client. C’est ainsi que quand le président de Chateauform’ appelle un collaborateur, il lui demande toujours s’il ne dérange pas. Si le collaborateur est avec un client, Jacques Horovitz rappellera plus tard. Visiter le bureau de Horovitz à Lausanne est parlant. Il est installé dans un appartement au rez-de-chaussée d’un immeuble. Rien à voir avec un siège social clinquant. Jacques Horovitz parle de « servant leader ». Si vous voulez apprendre comment on peut gérer différemment en rendant ses clients et ses salariés, voire dans l’ordre inverse, rendre les salariés heureux pour que ceux-ci puissent rendre les clients heureux, lisez L’entreprise humaniste.
Pour tout observateur du monde un tant soit peu réaliste, il est évident que nous ne pourrons continuer à travailler et à gérer nos entreprises et nos états comme nous l’avons fait jusqu’ici. Au Luxembourg, nous le savons et le proclamons. Toutefois, quelles idées ? La plupart de nos décideurs invoquent le retour à la croissance du Produit intérieur brut pour régler tous les problèmes. En cela, ils me suggèrent ces membres des sociétés archaïques qui, frappés par la sécheresse, prient pour faire venir la pluie. Encore que la pluie quand elle vient, sera-t-elle utile, alors que la croissance... « Qui croit à une croissance exponentielle dans un monde fini est soit un idiot, soit un économiste », a écrit l’économiste américain K.E. Boulding. Produire plus pour gagner plus afin de posséder plus sont les objectifs qui guident notre société capitaliste. Il me semble que notre monde aurait besoin de commencer par redéfinir ce qu’est le vrai succès.
Peut-être bien que les rêveurs et les archaïques ne sont pas ceux que l’on croit.