La musique n’adoucit pas seulement les mœurs. Elle stimule le développement cognitif, favorise la concentration et la mémoire, aide à l’expression des sentiments et des émotions. L’éveil et l’enseignement musical devraient donc être des matières importantes dans le parcours scolaire. Les écoles de musique locales, régionales et les conservatoires remplissent ce rôle et la gratuité de ces cours depuis 2022 attirent de nombreux enfants. Le ministère de l’Éducation nationale précise que 20 500 élèves de quatre ans à 18 ans sont inscrits dans ces établissements qui dépendent des communes.
Plus largement, pour que tous les enfants bénéficient à minima d’une approche de la musique, « l’éveil à l’esthétique, à la création et à la culture » fait partie du plan d’études des écoles fondamentales pour les cycles 2 à 4. « Trois heures hebdomadaires y sont consacrées, dont en principe une à la musique », répond le ministère à notre demande. Au niveau de l’enseignement secondaire, deux heures d’enseignement musical figurent au programme de 7e en filière classique et une heure pour le général. Et c’est tout. Certains lycées proposent des « classes musicales » en option voire une offre parascolaire avec des orchestres, des chorales ou de la pratique instrumentale.
Enfin, pour compléter le tableau, une section musicale (F) est proposée à partir de la 3e dans trois lycées : Athénée de Luxembourg, Lycée classique de Diekirch et Lycée des garçons d’Esch. Au total, 66 élèves y sont inscrits. Comparable aux autres sections en ce qui concerne l’enseignement des langues, des mathématiques ou des sciences, la section musicale dispense une formation théorique (histoire de la musique, forme, écriture) et pratique (instrument, chant, direction) pour « permettre aux élèves d’acquérir les bases nécessaires à la poursuite d’études musicales de niveau universitaire », lit-on sur le site de l’Athénée.
Le tronc commun musical pour tous les élèves du pays ne concerne finalement que la 7e. Le programme officiel dresse des grandes lignes : Fonction et rôle de la musique, fonctionnement et structure, pratique musicale, aspects culturels... Il laisse une grande marge d’interprétation et d’orientation pédagogique propre à chaque lycée. Certains adoptent des approches classiques, avec beaucoup de théorie et d’écoute. Une pédagogie transmissive où l’enseignant est le détenteur des savoirs qu’il livre dans une relation plutôt verticale. D’autres vont vers des pédagogies plus pratiques et actives où l’élève est acteur de ses apprentissages. Des démarches très différentes qui tiennent un peu de la querelle entre les anciens et les modernes. Les premiers considèrent que les seconds sont laxistes. Ceux-ci leur renvoient leur élitisme à la figure.
« Beaucoup d’élèves arrivent au lycée sans aucun background musical », regrette un professeur de musique dans un lycée de la capitale. Il constate que le niveau de pratique de la musique est très hétérogène et considère que faire jouer des instruments accentue ces différences et crée des jalousies au sein des classes. Aussi, ce professeur oriente en grande partie son cours sur les aspects théoriques de la musique. L’histoire de la musique et des musiciens, le fonctionnement de la notation, et des rythmes, la présentation des instruments et types d’ensembles… « C’est un cours assez conservateur qui correspond à ce que j’ai vécu moi-même », admet-il. L’écoute de musiques de genres et d’époques variés prend une place importante, en s’ouvrant vers l’utilisation plus courante de la musique dans la publicité ou le cinéma. Le professeur se sert aussi de films ou d’extraits. Le visionnage d’Amadeus de Miloš Forman (1984) est un des incontournables de son cours. La pratique musicale tient une place plus restreinte dans son approche, « environ un tiers des heures », calcule-t-il. Percussions corporelles, chant ou jeu sur des tubes de percussion (Boomwhacker) permettent une approche dynamique avec des moyens simples. « Selon les groupes, plus ou moins calmes ou disciplinés, on peut en faire plus. Mais le cours de musique n’est pas une récréation. »
Ben Konen, professeur de musique au Lycée Michel Lucius défend une approche différente. « La vision traditionnelle de l’enseignement musical au Luxembourg voit la musique comme une partie de la culture générale. Je veux plutôt donner aux élèves l’envie d’en faire et pas seulement d’en consommer. » En chantant et en frappant des rythmes dans les mains, les jeunes découvrent les structures musicales sans passer par les partitions ou le solfège. L’établissement a aussi investi dans des instruments et propose un ukulele par élève et un clavier pour deux. Le professeur leur apprend des accords simples, avec des images et des diagrammes. « Passé un moment de résistance, parce qu’ils ont peur de ne pas y arriver, ils sont très fiers de jouer et osent aller plus loin », s’enthousiasme-t-il. Ben Konen se sert aussi de logiciels comme Garage Band, avec lequel les élèves découvrent les structures musicales, s’approprient les sons et les rythmes pour finalement créer des morceaux.
Ce choix pédagogique est aussi motivé par une volonté d’inclusion : « Si on commence par la théorie, par l’écrit, par l’abstrait, on valorise les élèves plus académiques, déjà forts dans les autres matières. En appuyant la pratique, des enfants réputés difficiles ou moins bons, développent d’autres talents et prennent confiance », analyse le professeur.
Il rejoint en cela l’approche développée par le bachelor en éducation musicale (BEM) lancé à l’Université du Luxembourg en 2021. Ce cursus de trois ans est destiné à former les professeurs des écoles de musique et des conservatoires, mais aussi, moyennant une formation complémentaire, des lycées. Après une première promotion de cinq bacheliers, le programme compte aujourd’hui une vingtaine d’étudiants. Le cursus comporte trois filières : L’initiation musicale pour les jeunes enfants, l’enseignement des instruments et l’enseignement du solfège. Il s’adresse à des musiciens avancés qui souhaitent poursuivre une carrière professionnelle en tant que professeurs de musique. Le programme est à la fois pédagogique et artistique. L’Université assure la formation en musicologie, psychologie et pédagogie musicale et les conservatoires (Esch, Luxembourg et Nord) sont chargés de la formation musicale et instrumentale.
« Généralement, les futurs professeurs de musique étudient en Belgique, en Allemagne, aux Pays-Bas ou en Autriche avec un focus sur la performance, le développement de leur propre pratique musicale. Ils ajoutent ensuite une formation pédagogique. Nous avons décidé d’axer le BEM sur la pédagogie musicale », détaille Luc Nijs, le directeur de cette formation. Le programme entend moderniser la formation des enseignants de musique. « Nous les poussons à se montrer « audacieux, ouverts et créatifs », explique le directeur. Pour cela, les synergies entre pédagogie, recherche, créativité et technologies sont favorisées.
Le BEM bouleverse ainsi les manières traditionnelles d’enseigner la musique au Luxembourg. « J’ai été très surpris de voir l’importance du solfège au Luxembourg, car partout dans le monde, l’apprentissage du solfège disparaît depuis vingt ans au moins. Comme on n’apprend plus une langue en commençant par la grammaire. » L’apprentissage de la musique procède de l’immersion, de la pratique active, de l’expérience intuitive et motrice. Les notions abstraites sont précédées par du chant, du mouvement, de la pratique instrumentale où le jeu de sons, leur durée, hauteur, intensité ou timbre vont au-delà de la performance.
« Les neurosciences nous apprennent que, dans le cerveau, la zone d’écoute de la musique est liée à la zone du mouvement », précise Luc Nijs. Il s’intéresse notamment aux méthodes développées par Émile Jaques-Dalcroze, basées sur l’idée d’embodiment (ou encorporation en français), c’est-à-dire de comprendre et vivre la musique à travers les mouvements. Les recherches de Dalcroze ne sont pas une découverte : ce musicien, pédagogue et compositeur suisse a élaboré sa pédagogie entre 1892 et 1910. Il réunit la musique, la danse et la gymnastique en une seule approche, qu’il baptise la rythmique. Le corps est considéré comme le premier instrument, et l’expérience sensible précède la conceptualisation théorique. « Notre répertoire de mouvements aide à comprendre la musique », résume Luc Nijs qui est aussi clarinettiste. Les étudiants du BEM sont dès lors amenés à s’engager physiquement. À l’aide d’écharpes, d’anneaux, de balles ou de hochets, ils apprennent à exprimer ce qu’ils perçoivent dans la musique et à transmettre, sans instruments, des concepts musicaux de base tels que le rythme et la mélodie.
D’autres leviers et outils pédagogiques font appel aux technologies actuelles « pour élargir les perceptions, les façons de penser et les compétences ». Luc Nijs utilise ainsi des capteurs de mouvements pour visualiser les gestes des musiciens, au violon par exemple. Des instruments numériques simples (Launch pad, synthétiseur Orba…) permettent de créer des sons, des rythmes, des boucles – de la musique, en somme – sans passer par la partition. « La technologie offre des possibilités facilement accessibles pour créer de la musique ou enrichir l’expérience d’apprentissage pour maîtriser un instrument, par exemple. »
Luc Nijs place aussi l’enseignement de la musique dans une perspective sociétale, plus diverse et plus inclusive : « On passe d’un enseignement centré sur le professeur à une vision où les élèves sont mieux mis en avant, dans leur diversité et leurs compétences. » Il estime qu’il faut aussi intéresser les enfants à des musiques venues d’ailleurs, pas seulement par universalisme (certains diraient wokisme), mais parce que ces autres rythmes, ces autres sonorités enrichissent nos perceptions.
Selon le directeur du BEM, l’approche pédagogique proposée par le bachelor en éducation musicale « fait peur » aux enseignants traditionnels qui craignent que le niveau d’exigence baisse. Mais le but de l’enseignement musical est d’ouvrir et d’enthousiasmer le plus grand nombre possible d’enfants pour la musique. Il ne peut pas être réservé seulement aux élèves talentueux qui veulent devenir des musiciens professionnels. L’idée du musicologue Claude Dauphin (Pourquoi enseigner la musique, 2011) selon laquelle « le plaisir pour l’enfant de faire de la musique est un préalable à l’étude de celle-ci » peut servir de boussole pédagogique.
Apprendre la production
À la rentrée 2025, le Lycée Michel Lucius proposera une nouvelle section « Production Musicale » dans le cadre de la filière générale, à partir de la 4e année. Il répond à une demande de l’industrie qui soulève un manque de professionnels de la production. Dans l’État des lieux des musiques amplifiées (2022), on lit « L’industrie musicale devrait être abordée dans les écoles qui pourraient contribuer à la reconnaissance des professions dans le domaine de la musique. » L’enseignement sera développé autour des aspects pratiques (enregistrement, mixage, arrangement, encodage, effets), institutionnels (droits d’auteur, diffusion, lieux), théoriques (mathématiques, économie, physique appliquée, acoustique) et sociaux (communication, esprit d’équipe, anticipation, esprit critique). L’apprentissage repose sur des projets pratiques et des collaborations avec professionnels de l’industrie musicale et du monde culturel luxembourgeois (Alliance musicale, Sonotron, Rocklab…). « Il n’est pas nécessaire d’avoir des connaissances musicales préalables, mais plutôt d’écouter beaucoup de musique, d’en comprendre les structures et les genres », prévient Ben Konen. fc