Weaponization of speech (the big picture)
Le Wort, Le Quotidien et de nombreuses publications internationales ont consacré mardi leur une à Marine Le Pen. La patronne de l’extrême droite française a été condamnée la veille à quatre ans de prison et cinq ans d’inéligibilité pour détournements de fonds publics. Si la procédure d’appel ne revient pas sur cette condamnation entretemps, alors la candidate pressentie pour le Rassemblement national ne pourra se présenter aux élections présidentielles en 2027. Un sondage la créditait dimanche de 34 à 37 pour cent des intentions de vote au premier tour. Ce qui en faisait la favorite de ce scrutin déterminant. Sans écarter toutefois l’hypothèse d’un front républicain au second tour comme il s’est érigé en 2002, 2017 et 2022, quoiqu’avec toujours un peu moins de conviction.
D’Est en Ouest, l’axe réactionnaire s’est ému de la décision de la justice française (sans toutefois bien sûr prendre connaissance des 150 pages qui la motivent). Le Kremlin y a vu « la violation de normes démocratiques ». Le chef du gouvernement hongrois, Viktor Orban, a partagé sa solidarité en mode Charlie : « Je suis Marine ». Le numéro deux du parti, Jordan Bardella, a clamé que « c’est la démocratie française qui est exécutée », attaquant avec d’autres l’indépendance de la justice, pourtant un pilier démocratique. De quoi perdre ses repères.
Dans les rangs des nouveaux autoproclamés défenseurs de la civilisation occidentale, Elon Musk s’est très rapidement positionné : « When the radical left can’t win via democratic vote, they abuse the legal system to jail their opponents. This is their standard playbook throughout the world. » Quelques jours plus tôt face à un intervieweur-ami, le magnat de la tech et conseiller du président américain Donald Trump, disait considérer que « presque tous les médias » étaient « left shifted » : « If you talk to somebody who gets all their information from legacy media, they are living in a different world than if they are listening to your podcast or getting news from X. It’s kind of wild. They are living in an alternate reality. » À l’instar des partis de gauche ou des écologistes qu’ils serviraient, les médias traditionnels sont accusés par une partie de plus en plus grande de la population de semer les graines de la décadence civilisationnelle.
Cette parole se diffuse sur les réseaux sociaux, à commencer par X (ex-Twitter) que le propriétaire et patron taille à son image et selon ses visées. Elon Musk, dans le sillon de Donald Trump et Vladimir Poutine, soutient les partis de l’extrême droite européenne en privilégiant les contenus violents, qui révéleraient les menaces sur la sécurité dans les démocraties occidentales. Ou en tout cas ce qu’il en reste. Le vice-président américain a verbalisé le 14 février dernier à Munich (sur le sol européen donc) la radicalité de l’administration américaine comme on la pressentait, mais qu’on ne voulait croire. J.D. Vance a pointé comme principale menace pour l’Europe la perte de sa « valeur la plus fondamentale », la liberté d’expression. « Everything from our Ukraine policy to digital censorship is billed as a defense of democracy, but when we see European courts canceling elections and senior officials threatening to cancel others, we ought to ask whether we’re holding ourselves to an appropriately high standard ». On ne pourrait pas dire aux gens « quoi penser, que ressentir et qui croire », selon Vance. « I believe deeply that there is no security if you are afraid of the voices, the opinions, and the conscience that guide your very own people », a-t-il poursuivi en stigmatisant les demandeurs d’asile, l’autre qui ne nous ressemblerait pas.
« Notre espace informationnel n’est rien de moins qu’un champ de bataille géopolitique » en a conclu la représentante de l’UE pour les Affaires étrangères, Kaja Kallas, pointant « les milliards » dépensés en propagande par la Russie. Au-delà des appels à la haine ou des propos diffamants, la mésinformation envahit le monde digital et infuse les sociétés. Jusqu’à Tom Weidig (ADR) qui espère traduire là, les sentiments de sa communauté électorale.
La pratique médiatique au Grand-Duché
« Le Pen ist raus, doch Bardella steht gut da », éditorialise le Wort mardi avec 2027 pour horizon. Mais, dans la sentence, les patronymes des Américains Trump et Vance peuvent remplacer ceux des extrémistes français avec novembre 2028 pour horizon. L’espace informationnel se déplace progressivement vers les plateformes numériques. Par ce biais, la défiance envers les médias traditionnels et la justice s’installe partout autour de l’Europe. Elle s’instille sur le Vieux Continent. Y compris au Grand-Duché. Mais le combat semble moins désespéré ici qu’aux États-Unis où le néo-libéralisme a viré au libertarianisme, où l’ostracisme est prôné au plus haut niveau de l’État. À la post-truth trumpienne, l’Europe oppose le fact checking et le pluralisme. Se dégage une certaine prise de conscience. L’Union européenne a lancé l’an passé l’European Media Freedom Act (Emfa) visant à soutenir dans les États-membres le pluralisme des médias et leur indépendance.
Quel état des lieux au Grand-Duché ? En mai 2024, les chercheurs du projet Medialux de l’Uni.lu, Raphael Kies et Stéphanie Lukasik, ont éclairé sur les pratiques médiatiques des Luxembourgeois dans le cadre de la réforme en cours sur les médias électroniques. Un sondage mobilisant autour de 1 500 personnes révèle que l’internet est le média le plus utilisé pour s’informer, deux fois plus que la presse écrite, dernier médium utilisé après la radio et la télévision (sachant que l’un et l’autre sont accessibles via le web). Mesurée en nombre de jours par semaine, la consommation de presse imprimée est quasiment cinq fois plus élevée chez les plus de 65 ans que chez les 18-24 ans (5,1 contre 1,2). Les données recueillies confirment un constat partagé depuis quinze ans dans la profession : la presse écrite se meurt. Autre sentiment confirmé : l’information (et c’est perceptible chez les jeunes) devient de plus en plus consommée de façon passive, un phénomène permis par les réseaux sociaux, moyennant recours à un algorithme ou au monnayage (ou les deux).
Medialux classe les réseaux sociaux les plus utilisés des résidents du Luxembourg avec Facebook, Youtube, Instagram, Snapchat et Tiktok en tête, avec une très très forte utilisation de ces trois derniers chez les 18-24 ans (autour de cinq jours par semaine). X plafonne à un jour chez les jeunes, autour de 0,5 en général. Ce qui en fait un réseau marginal (Whatsapp est très utilisée, mais nous le percevons davantage comme une messagerie que comme un véhicule d’information). Ces chiffres informent sur les canaux à investir par les médias traditionnels et les autorités de contrôle.
Réarmement de l’appareil de contrôle
Les deux chercheurs de l’Uni.lu identifient trois pistes d’amélioration pour le paysage médiatique luxembourgeois : augmenter la transparence administrative, améliorer la transparence des médias (envisagé dans la réforme du régime d’aide à la presse) et assurer une étude annuelle et neutre de l’audience des médias pour remplacer feu Plurimédia, dont la méthodologie a été dévoyée par les régies publicitaires. Des propositions louables. Elles sont soutenues par l’UE. Mais elles ne s’élèvent pas à la hauteur des enjeux.
La loi sur les médias électroniques de 1991, taillée pour RTL, est devenue un agrégat de dispositions obsolètes et/ou incohérentes. Sa réforme, attendue cette année ou la suivante, vise une loi technologiquement neutre. L’attention doit être portée sur le message et non sur l’outil qui le véhicule. Le projet de loi devra aussi prendre en compte la réglementation européenne SMA qui impose aux États-membres de mettre en place des autorités nationales de supervision dignes de ce nom. Ce dont le Luxembourg est dépourvu, l’Alia étant trop faible et chétive. Face au Land, son ancien président, Thierry Hoscheit, insiste sur la nécessité de créer « une instance unique qui devrait tout contrôler ». Président de l’Alia, le magistrat n’a cessé de réclamer aux gouvernements successifs un sens à ladite autorité.
La Commission européenne ne met pas encore son nez dans le contrôle faiblard du secteur audiovisuel luxembourgeois. Si l’œil de Bruxelles doit se porter quelque part, c’est en Europe de l’Est où de nombreux médias dépendent de la publicité gouvernementale. Pour l’heure, la surveillance de l’information est fragmentée : à l’Alia, les diffuseurs audiovisuels, au Conseil de presse, la presse imprimée et à l’Autorité de la concurrence les plateformes digitales qui ne sont pas systémiques. L’aspect multimédia des sites et applications des groupes de presse est envisagé au cas par cas. Reporter.lu opère sous le contrôle du Conseil de presse, bien que le média ne soit pas imprimé et diffuse des contenus audio. RTL.lu, qui propose des contenus vidéos aussi diffusés sur RTL Télé, dépend de l’Alia. Le projet de réforme de la loi sur les médias électroniques, devrait donner une nouvelle architecture de supervision.
La surveillance des plateformes est dissociée. Mercredi, la Chambre a adopté la loi mettant en œuvre le Digital Services Act (DSA). Pilotée par le ministère de l’Économie, l’approche vise en premier lieu « les consommateurs et les PME », mais elle concerne bel et bien les citoyens exposés à l’information livrée via les réseaux sociaux, qu’elle provienne de médias professionnels ou de sources alternatives guidées par d’autres raisons que l’intérêt d’informer. Le règlement européen impose aussi la désignation au sein de chaque État-membre une autorité coordonnant sa bonne application. Au Luxembourg, l’Autorité de la concurrence veillera, en coordination avec sept autres instances comme la CNPD pour la protection des données ou l’Alia pour les contenus audiovisuels. X, Tiktok, Facebook et une vingtaine d’autres plateformes systémiques (dont deux diffusant du contenu porno), sont contrôlées depuis Bruxelles. La Commission a par exemple déjà reproché en décembre 2023 à la plateforme d’Elon Musk des violations du règlement DSA, notamment via la diffusion de contenu illicite « dans le contexte des attaques terroristes du Hamas contre Israël ». Le mille-feuille institutionnel risque de compliquer la supervision.
Une question de crédibilité
Sur le champ de bataille informationnel, chaque centimètre carré de terrain est combattu. Le Luxembourg n’est pas l’Azerbaïdjan en termes de liberté de la presse, mais les défaillances érodent insidieusement la crédibilité des médias professionnels. Citons la toute-puissance de RTL. Elle avait été dénoncée par Richtung22 en mai 2024 dans une série de plaintes. Le collectif artistique avait saisi l’Alia pour des suspicions de communications commerciales déguisées ou des violations de la mission de service public. Le conseil d’administration de l’Alia a débouté Richtung22 de ses demandes en février. Le CA de ladite autorité indépendante est présidé par Marc Glesener, contributeur régulier sur RTL.lu et proche de Jean-Lou Schiltz, président de CLT-Ufa.
« Des hommes politiques me l’ont dit : on ne veut pas se fâcher avec RTL de peur de ne plus passer à l’antenne », confie l’ancien président de l’Alia, Thierry Hoscheit. Ajoutons à cela que les principaux chefs de fractions parlementaires (Gilles Baum, Taina Bofferding et Marc Spautz) perçoivent tous les ans autour de 17 000 euros pour siéger au conseil d’administration de CLT-Ufa. « Il faut que le politique donne les moyens à l’Alia de surveiller RTL », poursuit le magistrat Hoscheit face au Land. La rédaction de RTL n’est évidemment pas un bloc monolithique au service des gouvernements et les journalistes survivent heureusement aux alternances.
RTL bénéficie depuis quelques années d’aides étatiques directes pour financer le service public. Quinze millions d’euros annuels, l’équivalent de l’ensemble de l’aide à la presse écrite selon le régime de 2021 (en cours de réévaluation). Ce montant contrebalancerait la valeur marchande déclinante des concessions d’ondes hertziennes et de la pub. Il est impossible de vérifier le montant des recettes publicitaires. Mais on peut facilement déduire que le média national à l’audience inégalée martyrise la concurrence sur ce marché.
Dans une contribution à Media Marketing (Belgique) publiée le mois dernier, Mike Koedinger, patron de Maison Moderne (éditeur de Paperjam) et président du lobby européen des éditeurs de magazines (Emma), se plaint de la « concurrence déloyale des radiodiffuseurs de service public », donc RTL et 100,7 localement (il ne les cite pas). « Les règles de l’UE limitent les radiodiffuseurs de service public à la radiodiffusion, excluant l’édition de presse ». Pourtant, ils « proposent de plus en plus de contenus éditoriaux écrits en ligne », poursuit-il. L’entrepreneur de presse appelle en outre à une application entière du Digital Markets Act pour protéger les éditeurs indépendants des géants comme Google qui phagocytent la publicité numérique. « Ce n’est qu’en répondant à ces défis urgents que l’Europe pourra préserver une presse libre, diversifiée et indépendante à l’ère numérique », conclut Mike Koedinger.
Oui, mais le modèle de rentabilité reposant principalement sur la recette publicitaire pose aussi d’évidentes questions d’indépendance journalistique. Particulièrement dans un petit pays pour un éditeur spécialisé dans l’information économique associé à une agence commerciale et un club d’affaires. « Les éditeurs doivent être conscients qu’ils ne peuvent se baser que sur la crédibilité de leurs contenus pour survivre », écrivait le Land en 2016 lors de la transition vers le nouveau régime d’aide à la presse dont Maison moderne bénéficie depuis. Au Luxembourg, parmi les bénéficiaires de l’aide à la presse, seul Reporter.lu se passe officiellement de recettes publicitaires. Or, la désaffection de la consommation de presse traditionnelle rend la lutte commerciale de plus en plus acharnée. Journalistes et rédactions cherchent un subtil équilibre entre intérêt public, véracité, ton adapté et exclusivité pour inciter les gens à acheter le produit.
Puis il y a, à l’autre bout du spectre, les éditeurs qui se passent des aides de l’État (30 000 euros par journaliste si le média offre une information généraliste) et basent leur modèle d’affaires sur la pub et la vente de magazines. (Ce que le consommateur de presse ignore souvent.) Citons le belge Ventures Media qui édite, depuis quelques mois au Grand-Duché, Forbes et Elle. En couverture de la dernière édition de ce biannuel féminin figure l’épouse du chef de l’État. « La vérité de Maria Teresa », est titré en une. Dans les pages, l’hagiographie relate la « période du rapport Waringo qui a suivi l’organisation de son forum humanitaire ». Cette séquence se serait révélée « particulièrement douloureuse », notamment à cause de ce que la Grande-Duchesse a vécu « comme un harcèlement et un acharnement médiatique injuste » (ces termes ne sont pas placés entre guillemets et donc ne lui sont pas attribuables). Sont tus les mauvais traitements sur le personnel qui ont émaillé la fin de règne et dont le Land s’est fait l’écho fin 2022, des informations qui ne seraient « pas vraies à cent pour cent », selon le Grand-Duc. Le chef de l’État n’a jamais répondu à l’invitation de clarifier. Ce mercredi, La Revue titre « Großherzogin verleiht Opfern eine Stimme ».