Un entretien avec l’ancien procureur général, Robert Biever, sur les magistrats luxembourgeois durant l’Occupation, le Reserve-Polizeibataillon 101 et les Blutrichter allemands graciés après la guerre

« Les magistrats luxembourgeois ont appliqué bien docilement le droit allemand et nazi »

Robert Biever
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 08.01.2021

d’Land : En tant que procureur d’État, vous avez été confronté aux séquelles de la Seconde Guerre mondiale dans les années 1990, lorsque le journaliste Paul Cerf vous demandait pourquoi vous n’entendiez pas poursuivre pour crimes de guerre les Luxembourgeois engagés dans le Stoßtrupp du Reserve-Polizeibataillon 101. En 1942-1943, quatorze Luxembourgeois avaient participé au massacre de Polonais juifs, déportant les survivants vers les camps d’extermination. Pourquoi n’avez-vous pas donné une suite pénale à ces crimes ?

Robert Biever : Ce n’est qu’assez tard qu’on a appris ce qui s’était passé à l’époque. Le livre de Christopher Browning n’est paru qu’en 1992. Des années plus tard, il y a eu l’un ou l’autre article dans la presse allemande, puis luxembourgeoise. Je dois dire qu’à la lecture du livre de Browning, je m’étais posé la question de savoir si l’on pouvait encore engager des poursuites, notamment du chef de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. Il y avait plusieurs difficultés, dont la première était vraiment… péremptoire : la prescription. Le fait était qu’il y avait prescription et que, dès lors, il n’y avait plus rien à faire. Pour des raisons purement juridiques, c’était terminé. D’autres pays avaient, dès les années 1950-1960, alors que les faits n’étaient pas encore prescrits, adopté des lois sur la non-prescription des crimes en question. Le Luxembourg ne l’a pas fait. Un autre problème se serait peut-être posé : ces gens-là étaient pour certains morts et pour d’autres se trouvaient dans un état de santé précaire. Finalement, mais inéluctablement, un problème d’imputabilité quant à l’auteur ou aux auteurs des crimes affreux se serait posé. Un problème de preuve donc que l’enquête aurait dû résoudre.

Ce qui ulcérait Cerf, c’était les carrières d’après-guerre qu’avaient faites certains anciens du Polizei-Bataillon 101. Que ce soit dans la Police, la Gendarmerie ou la Sûreté…

Monsieur Cerf est effectivement revenu à charge, si je peux dire, pour me demander quelle avait été leur carrière ultérieure, notamment dans la gendarmerie. Il voulait également savoir quelles décorations ces gens-là avaient reçues après la guerre. Je dois dire que j’ai eu en retour une fin de non-recevoir assez sèche de la part de la gendarmerie. Ultérieurement ces dossiers furent détruits. Tout comme, apparemment, les dossiers personnels des membres des force de l’ordre qui avaient quitté les rangs depuis un certain temps.

Ce fut donc la première fois que vous vous heurtiez à l’esprit de corps au sein de la gendarmerie.

Le souvenir, il est vrai tout à fait subjectif de ma part, que je garde de cet entretien, c’est qu’on ne voulait pas qu’on parle de « ces vieilles histoires ».

En tant que procureur, vous décidiez qui avait accès aux dossiers de l’épuration. Avez-vous eu à traiter beaucoup de demandes ?

Oui, il y avait beaucoup de personnes qui demandaient à consulter des dossiers. Dans de nombreux cas, ces gens ont pu consulter le dossier de leur grand-père ou de leur père au Parquet. La plupart voulaient vérifier si les dires de leurs aïeux correspondaient à la réalité. Je garderai toujours l’image de ces deux filles, enfin déjà des femmes d’un certain âge, qui pleuraient éperdument après avoir examiné un dossier…

Cela fait trois années que vous menez des recherches sur le monde de la Justice durant l’Occupation. Vous vous êtes donc intéressé aux comportements des 53 magistrats et 114 avocats que le Luxembourg comptait en 1940. Pour commencer : qu’est-ce qui distingue le milieu des avocats de celui des magistrats ?

Les avocats étaient beaucoup plus indépendants, plus libres d’esprit, je dirais. Et puis, ils ont une autre approche de la politique. Voyez-vous, beaucoup de magistrats n’aiment pas la politique. Ils n’aiment pas tellement les hommes politiques non plus. Après l’invasion, ils étaient donc très mal à l’aise. Certes, il y en avait qui s’opposaient dès le début. Mais la majorité restait réticente, elle ne savait pas très bien quelle attitude prendre.

Quand vous dites que les juges « n’aiment pas tellement la politique », qu’entendez-vous par là ? Un légalisme étroit ?

Manifestement, il y avait un certain positivisme, du genre : « On est là pour appliquer la loi ; nous ne sommes que la bouche de la loi, à d’autres la responsabilité d’édicter les lois ». Alors se pose la question, délicate : Qu’est-ce que je fais en tant que juge si, fondamentalement, je ne suis plus d’accord avec une loi, surtout si celle-ci heurte de manière aussi flagrante les fondements mêmes de notre droit ? De nos jours, cette question ne se pose plus en ce sens. Car d’après notre système juridique, toute loi doit non seulement être conforme aux normes juridiques supérieures, mais les juges ont en plus l’obligation de vérifier si une loi donnée est conforme à la Constitution et surtout à la Convention européenne des droits de l’Homme. À l’époque, il n’y avait pas cette échappatoire.

Plutôt conservateurs et légalistes, les 53 magistrats ont donc été mal équipés pour faire face aux questions fondamentales que posait l’annexion ?

Le premier test arrive avec la Volksdeutsche Bewegung (VdB) : Faut-il y adhérer ou non ? Le 24 octobre 1940 la presse publie une ordonnance menaçant les « unzuverlässige Beamten » de déportation vers le Midi de la France et notant que, dès le lendemain, plus personne ne pourrait adhérer à la VdB. Officieusement, on évoquait également les camps de concentration. Ce jour-là, les membres de la Cour supérieure de Justice et du Parquet général ont fait une demande collective. Les autres magistrats ont suivi la démarche du président de la Cour supérieure de Justice et du Procureur général d’État. Mais il y a eu des rares exceptions de gens qui ont refusé : Paul Faber, président du tribunal de l’arrondissement de Luxembourg, Félix Welter, juge de paix, ainsi que les deux attachés de justice Jean Kauffmann et Marc Delvaux.

C’est donc quasiment toute la magistrature qui lâche, et ceci dès l’automne 1940 ?

Il ne faut pas perdre de vue une chose en ce qui concerne la VdB. Le Gauleiter Gustav Simon a dit une fois que 83 000 Luxembourgeois en étaient membres. La plupart des historiens estiment ce nombre à entre 70 000 et 75 000 membres. Il faut rapporter ces chiffres à une population globale de 290 000 personnes. Et encore, on doit en déduire les mineurs, soit environ un quart de la population, ainsi que les étrangers, qui n’étaient pas éligibles à entrer à la VdB. Et si vous considérez que le nombre de femmes au sein de la VdB était très réduit, vous arrivez à la conclusion qu’une très grande partie des hommes adultes en était membre.

Vous voulez dire par là que, puisque tout le monde était membre de la VdB, y prendre sa carte ne voulait finalement plus rien dire ?

Certes, ceux qui y entraient n’avaient guère droit à des faveurs. Mais ceux qui n’y entraient pas ou qui en sortaient payaient le prix fort. Pour les Allemands une telle attitude était inadmissible. La plupart des Luxembourgeois se sont dit : « Ah, ce n’est pas tellement grave, et puis il y a un Luxembourgeois [le professeur de l’Athénée, Damian Kratzenberg] à la tête de la VdB... » Les avocats et magistrats qui avaient refusé de prendre leur carte à la VdB feront par après le reproche à ceux qui y étaient rentrés précipitamment de ne pas avoir donné le bon exemple. Ils estimaient que si la Cour et le Parquet (tout comme d’autres personnalités haut placées) avaient donné le bon exemple, les choses auraient pu se passer autrement.

Une trahison des chefs, en somme ?

Durant l’épuration, on a été très sévère avec les conseillers à la Cour supérieure de Justice. L’adhésion collective des plus hauts juges sera considérée comme la faute initiale. C’est que les autres magistrats étaient beaucoup plus jeunes, isolés dans les chefs-lieux de leur canton respectif. Ils pensaient bien faire en suivant le mauvais exemple des magistrats plus élevés en rang. Cela explique qu’aucun membre qui avait continué à siéger à la Cour supérieure pendant toute la durée de l’Occupation n’a été gardé après la guerre. Même s’il n’avait pas rendu de décision scandaleuse.

Aucun Luxembourgeois n’a siégé au « Sondergericht » qui, entre octobre 1940 et août 1944, a condamné 857 résistants à de lourdes peines, dont quatorze à la mort et 31 qui n’allaient pas rentrer des geôles nazies. Les juges luxembourgeois siégeaient, eux, dans les affaires de droit commun…

… de droit pénal, civil, commercial. Le droit allemand et nazi a été introduit au fur et à mesure, pas d’un seul trait. Les magistrats luxembourgeois l’ont appliqué bien docilement. Il y avait ainsi des juges luxembourgeois qui condamnaient des Luxembourgeois pour des relations homosexuelles entre majeurs, ce qui n’avait jamais été punissable en droit luxembourgeois. Les magistrats devaient d’ailleurs suivre des cours d’endoctrinement (« Lehrgänge für luxemburgische Rechtswahrer ») à l’idéologie et au droit nazis. Et puis, à partir d’un certain moment, un juge allemand siégeait dans chaque chambre, l’œil de Berlin en quelque sorte.

Personne n’a donc osé s’opposer et contrecarrer les lois allemandes en se référant à la législation luxembourgeoise ?

En fait, je n’ai trouvé qu’une seule décision où un magistrat luxembourgeois a refusé d’appliquer le droit nazi. C’est Paul Faber qui s’est opposé à l’ordonnance du 7 février 1941 qui permettait au Chef der Zivilverwaltung de confisquer les biens des Juifs. Confronté à un tel cas de spoliation en avril 1941, Faber a tout simplement dit « non ». Le chef de la Zivilverwaltung a fait appel, et la décision a été réformée. Cinq magistrats luxembourgeois siégeaient à la Cour d’appel qui a déclaré la demande du Chef der Zivilverwaltung fondée. Venant de la part de la Cour d’appel, ceci signifiait pour les autres magistrats hiérarchiquement inférieurs, et notamment les juges de paix, que la Cour avait donné son aval aux lois nazies, bien que celles-ci étaient ô combien contraires aux principes et fondements mêmes de nos lois. Quant à Faber, il a été destitué quelques semaines plus tard de sa fonction, caractérisé comme « völlig untragbar ».

Ce qui semble le plus insolite dans cette séquence n’est-ce pas cette compulsion des nazis de maintenir une fiction juridique ?

Les nazis considéraient leur système comme ayant des bases juridiques, mais il s’agissait de fictions juridiques. Dans les questions procédurales, ils étaient assez stricts.

Avez-vous trouvé de nombreux exemples où les magistrats luxembourgeois appliquaient les lois raciales ?

J’en ai trouvé un certain nombre. Il est sûr et certain qu’à part Paul Faber, aucun magistrat n’a refusé d’appliquer les lois raciales ou d’autres lois nazies. Tous ceux qui sont passés par l’épuration auraient pu avancer comme moyen de défense telle ou telle décision défavorable au Chef der Zivilverwaltung, et cela aurait été considéré comme un acte de résistance. Or, personne ne l’a fait.

Comment vous expliquez-vous cette Gleichschaltung ?

Ils ont eu peur ! Et je les comprends, ils savaient quelles pourraient être les conséquences. Prenez l’avocat général Robert Als qui avait pris sa carte à la VdB. Ce n’est que quand il devait porter la toge allemande munie du sigle nazi qu’il a dit : « Je ne peux pas ». Il a écrit une lettre dans ce sens et quelques jours plus tard, il a été envoyé comme terrassier sur la Reichsautobahn près de Wittlich. Dès le lendemain, chacun était au courant de ce qui était arrivé à Als, et cela laissait une impression très forte. Il faut comprendre que les magistrats et avocats constituaient un tout petit monde : ils habitaient quasi tous au centre-ville, ils se côtoyaient dans la vie de tous les jours. Les Allemands n’acceptaient que les démissions de magistrats très âgés. La seule solution honorable pour se tirer d’affaire était donc pour les magistrats de ne pas appliquer le droit nazi au risque assumé de se faire révoquer et ensuite arrêter et condamner à des travaux forcés ou, pire, envoyer dans un camp de concentration. Tout au long de mes travaux, une question m’a réellement hanté : « Qu’est-ce que tu aurais fait à leur place ? » Dire qu’on aurait certainement été un résistant de la première heure est peut-être trop facile, un peu léger. A-t-on d’ailleurs l’obligation d’être un héros ? Je n’en ai que plus d’estime pour des magistrats comme Paul Faber et Félix Welter.

Ce n’est qu’au lendemain de la grève du 30 août 1942, que les magistrats commenceront à se rebeller.

Au bout d’une année de « règne Simon », il restait 34 magistrats luxembourgeois. Il y avait donc déjà eu un certain nombre de révocations, car seulement de rares magistrats très âgés étaient admis à la retraite. Sur les 34 magistrats qui étaient encore en fonction, la moitié renvoie sa carte de la VdB, début septembre 1942. Quinze d’entre eux sont déférés devant la Cour martiale, le Standgericht. Gustav Simon exigeait qu’ils soient condamnés à mort. Il trouvait inadmissible que des juges, et a fortiori des procureurs, qui étaient le bras prolongé du pouvoir, pouvaient commettre un acte aussi ouvertement hostile au nouveau régime hitlérien. Ce fut son adjoint, Friedrich Münzel, qui l’en dissuada. Dr Münzel était un homme intelligent mais très cynique et manipulateur. Il avait compris qu’une exécution de quinze magistrats allait raviver la révolte dans le pays. Finalement, les membres du parquet étaient envoyés dans les camps de concentration, tandis que presque tous les magistrats ayant comparu devant le Standgericht furent déportés.

Il y a donc une quinzaine de magistrats luxembourgeois qui restent en fonction jusqu’à la fin de la guerre. Parmi ceux-là, on peut peut-être évoquer le cas du juge de paix Pol Michels. Cela reste un mystère comment l’ancien poète et intellectuel d’extrême gauche a pu se retrouver dans ce rôle…

Avant la guerre, Pol Michels était manifestement anti-nazi. Il était un ancien membre de l’Assoss et collaborait à des revues avant-gardistes d’extrême gauche. Il avait même parodié en luxembourgeois le Horst-Wessel-Lied. Au début de l’Occupation, l’avocat Roger Wolter a été arrêté par les Allemands et emmené à Wittlich. Quand il a été libéré, quelques mois plus tard, il est allé trouver Michels pour lui dire de faire attention, qu’il intéressait beaucoup les Allemands qui le soupçonnaient d’être un espion. Il paraît qu’à partir de ce moment-là, Michels a eu très peur. Il a adhéré à la VdB dès août-septembre 1940.

Mais Michels ira au-delà d’une stratégie d’adaptation pour survivre. On le trouvera ainsi à la fête du mariage d’un gestapiste redouté…

Pol Michels est passé dans le camp adverse. Il a pris la carte du NSDAP, est devenu le chef de la section « Staatsanwälte des Rechtswahrerbundes », a fait venir des nazis pour des conférences et siégeait au conseil communal de la Ville de Luxembourg. C’était assez effroyable. Avant la « Volkszählung » du 10 octobre 1941, Michels a donné des instructions sur comment voter à ses juges et greffiers. Il disait alors qu’il espérait que personne n’était assez bête pour croire que les Allemands n’allaient pas gagner la guerre. Mais en examinant le dossier, j’ai été frappé d’y trouver toute une série de témoignages de Luxembourgeois auxquels Michels avait rendu service. Une personne née le 1er janvier 1920 s’était par exemple adressée à Michels. Il ne fallait surtout pas naître ce jour-là, il fallait naître la veille. [L’enrôlement forcé frappait les jeunes nés entre 1920 et 1924.] Michels a donc rédigé un rectificatif sur l’état civil pour changer la date de naissance et la fixer quelque part en décembre 1919. Il y a eu de tout : Damian Kratzenberg n’est-il pas allé chercher Pierre Frieden au camp de concentration…

… Il y a d’autres personnes qu’il n’est pas allé chercher. C’est ce qui s’appelle exercer le droit de vie et de mort.

Lors de l’épuration, les juridictions ont d’ailleurs démonté l’argumentaire de Michels. Elles ont dit : « Non, cette influence que vous exerciez ne fait que fournir la preuve à quel point vous étiez incrusté dans le pouvoir ». Michels sera destitué de son métier et condamné à six ans de prison. Mais dans sa tonalité, ce n’est pas un jugement « méchant ». Car tout en retenant des faits très graves pour un magistrat, on cite explicitement toute une série de circonstances atténuantes. Les juges expliquent ainsi la « faiblesse de caractère » de Michels par des problèmes cardiaques et évoquent son aide aux compatriotes.

Comment lisez-vous les procès d’épuration ? Les enquêtes étaient-elles menées à charge et à décharge ? Est-ce qu’on peut parler d’une justice juste ?

Oh là là… C’est une bien vaste question : Qu’est-ce qui est « juste » ? Si on voit les choses avec les yeux d’aujourd’hui, un certain nombre de décisions apparaissent comme bien sévères. Mais je crois que les accusés avaient droit à ce qu’on appelle un procès équitable. Ils savaient ce qu’on leur reprochait, ils avaient accès au dossier, ils avaient droit à un avocat, ils pouvaient développer tous leurs moyens. Mais par rapport à la pratique actuelle des juridictions, ce qui manque un peu, ce sont les explications des accusés. Par exemple face à Michels, les enquêteurs n’ont pas insisté. Ils ne lui ont pas demandé comment, lui, l’homme de gauche, l’homme de progrès, en était arrivé là. Les interrogatoires et les auditions étaient assez brefs, très factuels. Mais dans les affaires d’épuration, il y avait des milliers et des milliers de dossiers à traiter que ce soit par voie pénale ou administrative. Tout ça devait aller assez vite.

J’ai l’impression qu’une idée reçue s’est imposée selon laquelle la collaboration aurait été un sujet complètement tabou jusqu’à récemment. Mais on se rend compte que, dans l’immédiat après-guerre, la machine de l’épuration tournait à plein régime.

Regardez le nombre de condamnations : Il y en a eu un peu plus de 5 000 ! Le haut fonctionnaire Christian Calmes a pu écrire que l’épuration a donné de mauvais résultats. Selon lui, on a été très sévère avec certains, alors que d’autres n’ont pas fait l’objet de sanctions. En fait, il faut faire une distinction entre épuration administrative et épuration judiciaire. On considère que l’épuration administrative a été bien « molle », ce qu’on ne peut pas dire – du moins pas de manière générale – de l’épuration judiciaire. L’épuration a été dans tous les pays un sujet extrêmement contesté. Il faudrait étudier tous les dossiers – également les affaires classées – avant de se prononcer. En 1946, Paul Faber était président de la Cour et Félix Welter procureur général. Lors d’une audience, ils ont déclaré qu’il fallait désormais que tout cela « se tasse ». Qu’il fallait poursuivre les collaborateurs les plus importants, et passer outre les petites affaires. Welter et Faber avaient évidemment l’autorité morale pour dire cela. Ils disaient qu’on ne peut pas se prétendre « un peuple de résistants » et compter des milliers et des milliers de condamnés du chef de collaboration…

Pour la Cour, l’épuration était une opération délicate, voire impossible. Elle devait en quelque sorte s’épurer elle-même…

C’est pourquoi il fallait une astuce. Le gouvernement l’a trouvée en juin 1944 en augmentant fortement le nombre de juges suppléants, c’est-à-dire en ayant recours à des avocats. Mais uniquement à des avocats inscrits sur la liste du Barreau où ne figuraient plus que ceux qui n’avaient été ni membres de la VdB ni du Rechtswahrerbund. (Le nombre d’avocats avait fondu de 114 à 53 entre le 10 mai 1940 et le 21 septembre 1944.) Par ce tour de passe-passe, il était possible de faire juger les magistrats par des hommes qui ne s’étaient pas compromis.

Des avocats qui jugent des juges : Cela a dû être joyeux comme atmosphère…

C’était manifestement un choix politique, mais fort à propos, qui a rendu la Justice plus crédible. Qu’aurait dit un collaborateur à son juge qui aurait été lui-même un peu collaborateur ? « Mais, Monsieur le juge, vous avez fait à peu près la même chose que moi ! » Le fait reste qu’il y a eu une épuration dans la magistrature. Et, en comparaison avec d’autres administrations, elle a été bien sévère…

Tout comme l’épuration du Barreau ?

Au début oui, avant de se terminer en queue de poisson. Le conseil de l’ordre a rayé à vie dix avocats qui avaient continué à exercer jusqu’à la fin de la guerre. Mais ces dix avocats vont faire appel, et là ils retrouvent la composition plus normale de la Cour, avec des magistrats qui avaient quasiment tous été à un moment membres de la VdB ou du Rechtswahrerbund. (Même si tous les conseillers qui siégeaient dans ces affaires d’épuration avaient été révoqués par les nazis, notamment après les événements de septembre 1942.) Ceux-ci glissaient donc facilement vers un argumentaire selon lequel tout le monde avait été membre de la VdB et que le Rechtswahrerbund n’avait été qu’une association professionnelle. En réalité le Rechtswahrerbund était une organisation ouvertement nazie. Le bulletin d’adhésion le formule en termes on ne peut plus clairs : « Mir ist bekannt, dass der Zweck des Bundes die Verwirklichung des nationalsozialistischen Programmes ist, auf dem ganzen Gebiet des Rechtslebens ». Les avocats ne vont finalement qu’écoper de condamnations assez légères. À part ceux contre lesquels des moyens antipatriotiques ont pu être soulevés.

Qu’entendez-vous par « moyens antipatriotique » ?

Prenez les affaires de divorce, on trouve une série d’exemples de ce côté-là. Comme cet avocat qui écrit dans son mémoire que le conjoint ou la conjointe écoute tout le temps la radio anglaise. Ou tel autre qui avance comme cause de divorce que la femme d’un collaborateur, qui se promenait avec son uniforme nazi, se serait exclamée : « Maintenant, non seulement il est pour les nazis, mais en plus il l’affiche. C’est la honte sur la famille ! »

Qu’est-il arrivé aux magistrats allemands qui avaient siégé aux Sonder- et Standgerichte et qui avaient directement condamné à mort des prévenus ?

Après la Libération, les principaux juges allemands ont été déférés devant les tribunaux de crimes de guerre, et un certain nombre a été condamné. Il y a également eu des condamnations à mort, notamment pour le président du Sondergericht, Adolf Raderschall, un homme redoutable qui avait condamné à mort 21 grévistes en 1942. Mais tous ces magistrats nazis vont finalement être graciés. Cela a laissé une très mauvaise impression à la population. D’autant plus que huit Luxembourgeois avaient été condamnés à mort et exécutés.

Pourquoi a-t-on exécuté des Luxembourgeois sans toucher aux Allemands ?

Je ne le sais pas. Mais à partir de 1947, l’ennemi n’était plus l’Allemagne mais l’URSS. Ce fut ainsi que Fritz Hartmann, qui avait été le chef de la Gestapo et avait présidé le Standgericht, fut condamné au Luxembourg à la peine de mort le 17 février 1951. Or j’ai vu une lettre datant de début décembre 1951 signée par Konrad Adenauer dans laquelle celui-ci demandait la grâce pour Fritz Hartmann. La grâce lui était d’ailleurs accordée peu avant Noël de la même année ! La Grande-Duchesse Charlotte écrit à ce sujet au ministre de la Justice, Victor Bodson (LSAP), pour lui dire qu’elle signera la conversion de peine en travaux forcés à perpétuité, mais que c’était à lui d’en assumer la responsabilité politique. On parlait d’ailleurs en Allemagne toujours de « Kriegsgefangene » et non de « Kriegsverbrecher ». En 1967, après l’expulsion de Hartmann en Allemagne, Victor Bodson dira « Wir haben den Dreck über die Mosel geschoben ». Hartmann travaillera en tant que clerc dans une étude d’avocats à Düsseldorf.

Y a-t-il eu des juges allemands qui avaient siégé au Luxembourg et qui vont faire carrière dans la République fédérale ?

Oui, notamment Leonhard Drach qui avait siégé au Standgericht. Peu après sa libération en 1954, il devient procureur à Frankenthal, en Rhénanie-Palatinat. En 1964, un prévenu qui connaissait le passé de Drach a d’ailleurs fait un éclat, refusant de se faire accuser par « un criminel de guerre ». Cet épisode a provoqué une commission d’enquête parlementaire qui concluait que Drach n’était plus tenable. Mais, finalement, il est resté en place jusqu’au moment où il pouvait toucher sa pension..

Bernard Thomas
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