Dix fois le PIB annuel du Luxembourg. C’est le montant des dépenses que les pays de l’UE devront engager pour leur défense, en plus de leur effort actuel, dans le cadre du plan ReArm Europe annoncé le 4 mars. « L’ordre de sécurité est ébranlé et nombre de nos illusions sont brisées », a déclaré Ursula von der Leyen devant le Parlement européen, évoquant à la fois la menace russe et le désengagement américain. L’heure semble venue d’assurer l’autonomie stratégique de l’Europe, réclamée par le président français Macron depuis son élection en 2017. Huit cents milliards d’euros, soit environ 4,7 pour cent du PIB cumulé des 27 membres de l’UE en 2024, à répartir sur quatre ans, cela ne semble pas hors de portée. Mais d’autres dépenses sont à prévoir et, compte tenu de l’état des finances publiques de nombreux pays, le financement de cet effort inédit se révèle problématique : à moins de laisser filer la dette, l’appel à l’épargne privée est inéluctable.
L’UE n’ayant pas de compétences en matière de défense, les dépenses envisagées dans le plan, qui ont par nature un caractère public, seront surtout imputées sur les budgets des différents États. Alors que les 27 ont pourtant augmenté de trente pour cent leurs dépenses militaires depuis 2021, les quelque 320 milliards d’euros de 2024 n’ont représenté que 1,86 pour cent du PIB de l’UE. En y consacrant 2,8 pour cent dès 2025, soit environ un point de PIB en plus, on dépenserait 650 milliards d’euros supplémentaires en quatre ans, ce qui correspondrait, sur une base annuelle, à un accroissement de moitié de l’effort actuel. Mais plusieurs États veulent faire plus et tendre vers le niveau connu au moment de la Guerre froide (soit 3,5 ou 4 pour cent du PIB, voire plus comme la Pologne qui est déjà à 4,7 pour cent). La France, par exemple, veut doubler sa dépense annuelle d’ici 2030, de cinquante à cent milliards.
Pour y parvenir, certains pays sont obligés de modifier en profondeur leur politique budgétaire : ainsi en Allemagne, la coalition en formation a réussi à faire lever le « frein à la dette », ce mécanisme inscrit dans la constitution depuis 2009 qui limite le déficit fédéral annuel à 0,35 pour cent du PIB. Les dépenses de défense supérieures à un pour cent du PIB en seront exclues, seul moyen de réaliser l’objectif de leur consacrer 500 milliards d’euros sur dix ans. Trouver de l’argent pour la défense est difficilement compatible avec le niveau d’endettement de plusieurs États, d’autant que, pour des raisons autant politiques qu’économiques et sociales (même si les sondages montrent une certaine approbation), ils excluent toute augmentation des impôts et toute réduction des dépenses sociales (éducation, santé, retraites), qui pèsent le plus dans les budgets.
Pour les aider, la Commission a confirmé dans son Livre blanc pour une défense européenne dévoilé le 19 mars (qui précise les conditions de mise en œuvre du plan ReArm EU) que les dépenses liées à la défense seraient exclues (pendant quatre ans et dans la limite de 1,5 pour cent du PIB) du calcul de deux ratios-clés du Pacte de stabilité et de croissance, qui limitent le déficit public à trois pour cent du PIB et la dette publique à soixante pour cent du PIB. Un artifice qui ne change rien à la réalité de la dette, qui ne cesse d’augmenter et coûte de plus en plus cher : fin mars 2025, les taux longs dépassent 2,7 pour cent pour le Bund allemand à dix ans et 3,5 pour cent pour l’OAT française sur la même durée.
Bruxelles a aussi proposé, pour boucler les 800 milliards du plan, de créer un nouvel instrument nommé SAFE (Security Action for Europe) permettant d’accorder 150 milliards d’euros de prêts bonifiés aux États membres pour des investissements confortant leur défense. C’est l’UE qui lèvera sur les marchés les sommes nécessaires avant de les reprêter, sous conditions, aux pays demandeurs. Une solution peu appréciée en raison des contraintes imposées (commandes en commun et en Europe), de la faiblesse du montant (150 milliards une fois pour toutes) et parce qu’il s’agirait à nouveau de dettes (même si leurs montants seraient aussi exclus du calcul des ratios).
La préférence de pays comme la France, l’Italie, l’Espagne et la Pologne, qui cumulent 42 pour cent du PIB de l’UE, va clairement à l’émission d’un grand emprunt en commun de 500 milliards d’euros, sur le modèle du Next Generation EU de juillet 2020. Et pour cause. Plus de la moitié des sommes levées à l’occasion de ce plan destiné à faire face aux conséquences économiques et sociales du Covid-19, soit 390 milliards sur un total de 750 milliards d’euros, a en effet été distribuée sous la forme de subventions aux pays les plus touchés par la pandémie. Une nouvelle mutualisation n’est pas du goût de tout le monde, les États « vertueux » (appelés aussi « frugaux » c’est-à-dire peu endettés) y étant farouchement opposés. Mais le front se craquèle, les Pays-Bas étant de plus en plus isolés dans leur refus total. Le Conseil européen n’a pas pris position sur la question. Mais le Parti Populaire Européen (PPE), principale formation politique du Parlement européen (26 cent pour des sièges) s’y est déclaré favorable.
C’est là qu’apparaît un nouveau « mur de dépenses », celles qui seront nécessaires au renforcement des entreprises œuvrant pour la défense dans les pays de l’UE, mais aussi chez leurs voisins (Norvège, Turquie, Royaume-Uni) voire plus loin (Canada). En effet, l’autonomie stratégique n’implique pas seulement de dépenser davantage, elle exige aussi de dépenser mieux « en achetant européen ». Or, en 2023, les équipements militaires des États de l’UE provenaient à 63 pour cent (en valeur) des États-Unis et à quinze pour cent d’autres pays hors UE. On ne comptait que 22 pour cent d’achats intra-européens. Par rapport à la période 2015-2019 la part des États-Unis a augmenté de dix points. Le renversement de cette tendance est indispensable (SAFE impose un minimum de 65 pour cent de contenu européen pour les équipements achetés), même s’il ouvre la voie à des représailles américaines.
Le Conseil des 20 et 21 mars a acté la mise en place d’une « préférence européenne » couplée à une « agrégation de la demande ». La Commission, en partenariat avec l’Otan et l’Agence européenne de défense, a établi une liste de domaines où les Européens doivent prioritairement investir en commun pour réduire leur dépendance. Détaillée dans le Livre blanc, elle est impressionnante : défense aérienne et antimissiles, systèmes d’artillerie, missiles et munitions, drones et intercepteurs, protection des infrastructures critiques, mobilité militaire, IA, guerre électronique. L’Europe compte déjà là plusieurs fleurons d’envergure mondiale, comme Thales, Dassault, Rheinmetall, BAE Systems ou Leonardo, tous cotés en bourse et qui profiteront des nouvelles commandes.
Mais le tissu industriel de la défense européenne est surtout composé d’une myriade de PME et ETI travaillant comme sous-traitantes des grands groupes. Ainsi la fabrication de l’avion Rafale (Dassault) sur le site de Bordeaux en mobilise 400. La plupart d’entre elles, peu rentables et sous-capitalisées, ont un accès difficile aux crédits bancaires et aux marchés. Pour qu’elles puissent produire davantage il faut impérativement les renforcer sur le plan financier. Les fonds publics pour les aider étant très limités (en France ils ne couvriront que le tiers des besoins), l’appel à des ressources privées est inévitable. Reste à savoir sous quelle forme.
Les STARS (acronyme pour Saab, Thales, Airbus, Rheinmetall, Safran) sont déjà devenues les coqueluches de la bourse et ont vu leurs cours s’envoler, mais les apports des investisseurs particuliers restent modestes. L’idée est plutôt de « flécher » une partie de l’épargne populaire, très abondante en Europe surtout depuis la pandémie de 2020 (10 000 milliards d’épargne liquide dans la zone euro) vers les PME et ETI du secteur de la défense pour renforcer leurs fonds propres. À nouveau, les solutions seront à dominante nationale, même si des tendances identiques se retrouvent d’un pays à l’autre. Si aucun pays n’a encore prévu de lancer un « emprunt national pour la défense », l’apparition de nouveaux produits d’épargne dédiés au financement des PME du secteur est à l’ordre du jour.
En France, la banque publique Bpifrance, déjà actionnaire de plus de 70 entreprises stratégiques du secteur de la défense, au travers notamment de deux fonds dédiés, vient de créer un nouveau fonds baptisé Bpi Défense, qui sera investi dans le capital de plusieurs dizaines de PME. Avec une mise minimum de 500 euros, bloquée pendant cinq ans, une collecte de 450 millions est attendue, soit neuf pour cent des besoins des entreprises de défense. Une prévision très optimiste pour un produit dont la rémunération n’est pas connue, qui comporte un risque élevé de perte en capital et ne bénéficie d’aucune incitation fiscale.
Les autorités françaises misent davantage, comme ailleurs en Europe, sur la création par les acteurs financiers privés d’OPC dédiés à la défense, pour lesquels une procédure d’agrément accélérée pourra être consentie. Ces supports, faciles à élaborer et à commercialiser, seraient accessibles en souscription directe mais aussi par le truchement de contrats d’assurance-vie. De leur côté, les banques européennes, déjà très présentes dans les émissions de titres des grandes entreprises de défense, pourront octroyer des crédits à l’ensemble du secteur en utilisant les dépôts de leurs clients. Elles le font déjà. Des établissements tels que Deutsche Bank, Commerzbank ou Santander sont très engagés dans le secteur de l’armement, au-delà de leur pays d’origine et même hors d’Europe. Les banques françaises lui ont distribué plus de quarante milliards d’euros en dix ans (dont plus du tiers depuis février 2022). Longtemps bridées par le respect des critères ESG, les banques, encouragées en cela par le pouvoir politique, voient désormais dans la défense un investissement durable et responsable en raison de son rôle crucial pour la protection de l’économie et de la société. Un verrou a sauté.