Un cœur, organe humain brut, pas stylisé version dessins d’enfants, bat en gros plan sur l’écran tendu devant la scène, au-dessus d’eaux mouvantes et boueuses. Une voix aiguë, chant d’étrangeté dans une langue inconnue, étouffé, sort de la gorge d’un elfe, jeune femme habillée de blanc, longs cheveux blonds presque blancs, visage pâle... Un souffle morbide plane, place le spectacle sous le signe du fatal ; Philoktet, de Heiner Müller, a pour enjeu de « créer une tragédie qui tourne à vide », selon les mots des créateurs de cette nouvelle production, Karolina Markiewicz et Pascal Piron. Jouée le week-end dernier à Neimënster, dont elle ouvrait la saison théâtrale, elle sera reprise le 24 octobre au centre culturel régional Opderschmelz de Dudelange et le 26 novembre au Centre des arts pluriels d’Ettelbruck. Inspirée, entre autre, du Philoktet de Sophocle, la pièce est montée en parallèle d’une exposition (voir l’article de Florence Thurmes ci-contre), le tout formant un ensemble de deux éléments, qu’on peut voir séparément, mais qui dialoguent et affichent une cohérence.
L’interminable guerre de Troie en fond, Müller s’inspire de la pièce de Sophocle et des pièces anti nationales-socialistes de Bertold Brecht, tout en écrivant, aussi, une critique du stalinisme. Aux côtés de Sophocle et de Brecht, le projet des trois centres culturels luxembourgeois convoque un troisième personnage, Oppenheimer, le créateur de la bombe atomique, bien qu’il ait vigoureusement critiqué son usage après Hiroshima et Nagasaki. La combinaison du principe du mythe et de la convocation de la bombe forme un pamphlet violent, cynique, où s’entremêlent pouvoir, corruption, manipulation, déchéance... dans un ensemble profondément mélancolique. Müller a supprimé le chœur antique, ici pris en charge par le chant du début, revenant en toute fin comme une boucle, et par ce cœur filmé en vidéo (motif qu’on retrouve dans l’exposition), l’animation d’Eric Schockmel finissant par figurer l’explosion d’une bombe.
Le texte de Müller est ardu, la langue souvent soutenue. C’est un « combat de paroles » comme le décrivent les auteurs du projet Philoktet. Les longues phrases sont l’écho de chairs meurtries, rongées, à vif, jusqu’à l’écœurement. C’est un poème, un chant épique de mort et de sang, parfois difficile à ingérer pour le spectateur. D’autant que le parti pris de le crier presque, le cracher à la face du mensonge, de la trahison, en rend l’écoute vertigineuse, presque indigeste. Est-ce le corrélat d’un tel sujet, inévitable ? Ou peut-être aurait-il fallu trouver la manière de prendre une certaine distance, celle de la réflexion qui aurait primé sur l’expression brute ? C’est brillant, mais parfois épuisant.
Les trois comédiens sont formidables. Néoptolème est assumé par une étonnante jeune actrice, Ada Günther, blondeur et visage rond qu’on n’attendait pas en fils d’Achille mais qui est remarquable. Marco Lorenzini (vu récemment dans le dernier Jaco van Dormael, Le Tout nouveau testament) dans le rôle de Philoktet, fait montre d’une incroyable performance, d’une puissance de jeu qui sied au texte. Dennis Laubenthal, enfin, incarne un Ulysse bien loin du chant des sirènes, bête politique que la guerre a façonné pour en faire une machine stratégique.
La mise en scène de Markiewicz et de Piron est belle et ingénieuse. L’espace est divisé entre ce qui pourrait figurer une ville – assemblage de tréteaux de différentes hauteurs sur lesquels déambulent les personnages –, une construction humaine en tout cas, et Lemnos, l’île nue où a atterri Philoktet, terre brute, cailloux bruns. Écho de la parole du héros déchu (« Je ne crois pas aux villes, habitations pour rêves où le mensonge s’accouple au mensonge »), la scénographie épouse complètement le thème du déclin de l’occident, et plus largement de l’humanité, complètement mullërien, particulièrement dans les pièces des dix dernières années de sa vie. On en ressort dérangé, bousculé, interpelé. En alerte sur l’état du monde et la responsabilité humaine.