Qui ne se rappelle la Gëlle Fra enceinte, installée sur un socle où sont inscrits des mots tels que « Justice », « Kultur », « Madonna » ou « Bitch » ? Onze ans après que la sculpture Lady Rosa of Luxembourg (2001) de Sanja Iveković a provoqué ce que l’on pourrait qualifier du plus grand scandale dans le monde de l’art au Luxembourg de l’après-guerre, l’ancien directeur artistique du Casino Luxembourg (qui avait organisé cet écho contemporain à l’exposition Luxembourg, les Luxembourgeois du Musée d’histoire de la Ville à l’époque), devenu directeur général du Mudam depuis lors, Enrico Lunghi, accompagné de Christophe Gallois, fait revenir l’artiste croate au grand-duché et lui consacre une exposition monographique.
Placée dans le Grand Hall du Mudam, Lady Rosa of Luxembourg relance dès l’entrée de l’exposition la polémique sur le droit, le pouvoir et la faiblesse de l’art, polémique dont témoignent les nombreux articles publiés dans la presse en 2001. Au début de cette année 2012, la sculpture monumentale ainsi que les articles de presse firent partie de l’exposition Sweet Violence de Sanja Iveković (née en 1949 à Zagreb) au Moma à New York. Prisée par la presse américaine comme étant l’une des pièces majeures de cette exposition, Lady Rosa of Luxembourg se fait – ironie du sort – ambassadrice de l’histoire et de la compréhension de l’art au grand-duché.
L’exposition Sanja Iveković. Waiting for the Revolution au Mudam occupe les deux galeries au sous-sol et s’articule autour de deux grands axes : œuvres sociopolitiques et œuvres thématisant la représentation de la femme et son rôle dans la société et les médias. Retraçant près de 40 ans de création, elle regroupe des installations, des vidéos autant que des dessins au crayon (par exemple Waiting for the Revolution (Alice) de 1982) et des photomontages, comme Double Life, Bitter Life ou Sweet Life (1975-76), qui juxtaposent des photographies personnelles avec des images issues de journaux.
S’inscrivant dans la logique de Lady Rosa of Luxembourg, la projection vidéo Rohrbach Living Memorial (2005) et l’installation On the Barricades (2010) s’intéressent à l’histoire d’un lieu spécifique. L’œuvre On the Barricades par exemple est née à l’occasion de la biennale de Gwangju (Corée du Sud) et renvoie au massacre de civils par l’armée qui y a eu lieu en 1980. De même, pour sa participation actuelle pour la Documenta 13 à Kassel, The Disobedient (The Revolutionaries), Iveković s’est inspirée des résistants et des révolutionnaires. Une photographie de propagande nazie publiée dans le journal Hessische Volkswacht en 1933 montre entre autres un âne en tant que symbole du citoyen « rebelle » ne se conformant pas aux lois anti-juives sur la place de l’opéra à Kassel et est confrontée avec 50 peluches d’âne portant le nom de personnes combattant contre l’injustice. Ici aussi, Iveković provoque par le sens et les multiples possibilités d’interprétation de son œuvre. Dans l’imaginaire populaire, l’âne signifie une personne têtue, voire ignorante. Son association à des révolutionnaires et des combattants de la liberté suscite des questions et éventuellement des critiques, de manière similaire que la copie déformée du monument de la Gëlle Fra dédié aux soldats morts pendant la guerre l’a pu faire.
Ce genre d’œuvres ne laisse pas les spectateurs insensibles, surtout quand elles sont présentées aux lieux mêmes auxquels elles se rapportent. D’une certaine manière, l’artiste nous met face à l’injustice qui existe dans le monde et nous montre un miroir, même si pour cela elle rouvre des plaies anciennes. Dans l’esprit de liberté d’expression, Iveković a réalisé une œuvre nouvelle à l’occasion de l’exposition au Mudam : Freiheit ist… (2012). Installée en face du Casino Luxembourg, à l’endroit même où se dressait Lady Rosa of Luxembourg en 2001, le travail, beaucoup plus discret que son prédécesseur, se compose de trois tableaux noirs sur lesquels les passants peuvent écrire tout ce qui leur passe par la tête.
L’exposition au Mudam présente aussi des œuvres plus anciennes montrant l’artiste elle-même en action. Ainsi, pour la vidéo Personal Cuts (1982), Iveković porte comme masque un bas noir transparent dans lequel elle coupe des trous. À chaque coupure, une scène de reportage télévisé sur l’ex-Yougoslavie est entremêlée aux scènes montrant l’artiste. Outre le fait que le bas noir renvoie au cliché du terroriste, le masque est un thème récurrent dans l’œuvre de Sanja Iveković.
La vidéo Make Up – Make Down (1978) montre l’artiste en train de se maquiller, tout en ne filmant que les mains en train de manipuler le crayon et le rouge à lèvre, et non pas le visage. L’œuvre renvoie au stéréotype de la représentation de la femme dans les médias, le maquillage fonctionnant comme masque cachant les imperfections et l’identité véridique d’une personne. Le motif de la tête absente revient dans la vidéo Practice Makes a Master (1982-2009), documentant une performance d’Iveković de 1982 et réinterprétée par la danseuse Sonja Pregard en 2009. Une femme se laisse tomber par terre, se relève pour retomber et ainsi de suite. Sur la tête, elle porte un sac en plastique, rendant son identification impossible et la faisant par là représentante anonyme du sexe féminin.
Dans la série photographique Gen XX (1997-2001), Iveković analyse aussi la position de la femme dans la société. S’appropriant des images de publicité de modèles, elle y ajoute du texte comportant le nom de femmes militant contre le fascisme en Croatie et une indication sur les circonstances de leur mort (comme : exécution à Zagreb en 1942 à l’âge de 27 ans). La série a été publiée dans des magazines croates. Pour cette œuvre, tout comme pour un certain nombre d’autres travaux d’Iveković, il est nécessaire de disposer d’informations supplémentaires afin de bien saisir l’intention de l’artiste. En l’absence d’indication, on ne se rend pas compte si, pour Gen XX, Iveković s’est servie de photographies publicitaires ou si elle-même est responsable de la mise en scène des images. De plus, l’une des photographies sort du commun. Cette image ne représente pas un modèle, mais montre la mère de l’artiste, Nera Šafarić, déportée à Auschwitz. Apportant une perspective supplémentaire de l’œuvre, ces faits – fournis uniquement dans le miniguide du Mudam – sont pourtant pertinents pour l’interprétation et la compréhension de l’œuvre d’Iveković.
On peut se demander si le fait que Sanja Iveković est une artiste féminine a nui à la bonne réception de son œuvre à l’échelle internationale. Alors que certaines artistes féministes comme Cindy Sherman ou Rosemarie Trockel ont réussi à s’imposer sur le marché de l’art, d’autres n’ont acquis qu’une reconnaissance latente ou n’ont été « découvertes » que beaucoup plus tard dans leur carrière artistique (Valie Export ou Nancy Spero par exemple). La composante politico-critique rend l’acceptation de l’œuvre de ces deux dernières, tout comme celle d’Iveković, plus difficile au spectateur et conduit parfois à la négligence de l’aspect plastique et esthétique de l’œuvre.
Christian Mosar
Catégories: Art contemporain
Édition: 08.06.2012