Un record d’Europe a récemment retenu l’attention : selon une étude de la Commission européenne, le Luxembourg est le premier et seul pays de l’Union à compter davantage de téléphones mobiles que de résidents. Avec plus de 500 000 utilisateurs de GSM, le taux de pénétration s’élèverait à 115 pour cent. Un autre chiffre, dans le même rapport1, est passé inaperçu : le pays qu’on dit le plus riche d’Europe a raté le train de l’Internet à haut débit. Un joli constat alors que de gauche à droite on n’entend parler que de compétitivité et d’économie du savoir.
En juillet dernier, la Commission européenne dénombrait pour le Luxembourg en tout 10 282 lignes de connexion à Internet à haut débit. Une pénétration de tout juste 2,3 pour cent de l’ensemble des lignes téléphoniques au Grand-Duché. En comparaison : en Belgique, dont on aime bien rire au Luxembourg, plus d’une ligne sur dix est à haut débit. L’Allemagne (4,7 pour cent) affiche une pénétration au double de celle au Grand-Duché, alors que la France (4,1 pour cent) n’en est pas loin. La Commission définit la « large bande » par un débit d’au moins 144 kb/s comparé à 64 kb/s pour une ligne ISDN.
Certes, il faut prendre toutes ces statistiques avec précaution. Le nombre d’abonnés au téléphone mobile a ainsi déjà occupé les tribunaux luxembourgeois. Mais il y a en effet un nombre très élevé d’utilisateurs du GSM au Luxembourg, notamment parce que beaucoup de frontaliers ont deux numéros : un chez eux et un au Grand-Duché. Mais le nombre record est surtout dû au fait que pour les P[&]T, chaque carte pré-payée de LuxGSM sur laquelle se trouve encore un cent, même si elle n’a plus été utilisée depuis des mois, est comptabilisée comme un client. Une définition qu’on peut certes défendre, mais qui n’est guère réaliste. Or, comme l’ILR, le régulateur du marché, n’impose pas sa propre définition pour les statistiques que les opérateurs doivent lui communiquer, les chiffres publiés à Bruxelles sur le Luxembourg ne valent pas le papier sur lequel ils sont imprimés puisqu’ils additionnent des pommes et des poires.
Sur le nombre de connexions Internet à haut débit au Luxembourg, la Commission admet elle-même qu’il s’agit d’un « minimum ». Le retard vis-à-vis des pays voisins est cependant tel que le triste constat que le pays rate un important train reste vrai. Seules l’Irlande et la Grèce se trouvent derrière le Grand-Duché.
L’énorme retard pris par le Luxembourg comparé à la Belgique résulte des stratégies diamétralement opposées poursuivies par les opérateurs historiques sur ces deux marchés : ici les P[&]T, là-bas Belgacom. L’opérateur belge, qui attend sa privatisation complète, a commencé très tôt à pousser la technologie du DSL (digital subscriber line) – les mille premiers clients étaient connectés en phase d’essais dès janvier 1998. Alors que les P[&]T vantaient toujours les mérites de l’ISDN, en Belgique, on pouvait acheter le package DSL au supermarché pour l’installer soi-même chez soi, le tout à des tarifications des plus agressives. Au Luxembourg, LuxDSL des P[&]T restait à la même époque surtout une promesse. Quand le service devenait enfin plus largement accessible, début 2001, son prix le mettait hors portée pour la plupart des particuliers – les P[&]T se plaignant du manque d’intérêt des clients.
Mais les P[&]T pouvaient, faute de concurrence, prendre leur temps. Sur les quelque 10 000 accès à Internet haut débit du pays, près de neuf sur dix (87 pour cent) sont aujourd’hui des lignes DSL. La part de marché des P[&]T s’élève à 84 pour cent du total et même à 93 pour cent des lignes DSL. Le premier à s’attaquer à l’ancien monopoliste sur le marché résidentiel du DSL fut, à la rentrée 2002, Cegecom avec son produit Bamboo. Il y a un mois, la filiale télécom du distributeur d’électricité Cegedel annonçait avoir acquis un millier de clients. Deux autres acteurs sont entrés en course plus récemment : l’opérateur local Luxembourg Online et l’ISP européen Tiscali.
Leur problème est simple : ils n’ont qu’une marge de manœuvre limitée pour concurrencer les prix des P[&]T, puisqu’ils utilisent la même infrastructure. Les comparaisons de la Commission européenne montrent que les prix des télécommunications au Luxembourg comptent entre-temps souvent parmi les plus avantageux en Europe – ce qui n’était pas toujours le cas. Surtout l’introduction par les P[&]T de la facturation à la minute plutôt qu’à l’impulsion était un pas important. Mais des exceptions persistent. L’abonnement au téléphone des P[&]T compte ainsi parmi les plus chers du continent (18,40 euros pour une ligne analogique, contre 14 euros en moyenne européenne). Au cours de la libéralisation, l’opérateur public avait relevé ce prix, en 1997 encore à sept euros, fortement.
Pour les concurrents des P[&]T, le problème est surtout que les prix que l’opérateur historique leur facture pour l’utilisation du réseau sont très élevés : 37 pour cent au dessus de la moyenne européenne. Pour Cegecom, qui loue dans le cadre du « dégroupage de la boucle locale » les lignes en cuivre des P[&]T, il est donc difficile d’offrir des prix plus attractifs et la libéralisation ne peut avoir son plein effet. Les autres opérateurs ne sont en fait que des revendeurs du LuxDSL des P[&]T : leur marge de manœuvre est encore plus petite.
La véritable concurrence, seule à même à dynamiser le marché du broadband, doit donc venir d’ailleurs. Le premier candidat potentiel est le câble de la télédistribution. Lancé depuis un an, Coditel annonce plus de mille clients pour son service Internet. Et bien qu’il ne soit accessible que dans certains quartiers de Luxembourg-ville ainsi que dans certaines autres communes, ce n’est sans doute pas un hasard que les P[&]T aient depuis revu les tarifs DSL à la baisse. Le câblo-opérateur Eltrona, longtemps aussi lié aux tarifs des P[&]T, a pour sa part lancé une offre alternative ensemble avec Luxembourg Online. Le tarif sur le câble de Cegecom est limité à la télédistribution de Walferdange.
Quand on compare les prix, l’argument des tarifs prohibitifs des P[&]T se confirme. Les accès haut débit à Internet les plus avantageux sont ceux qui se passent du réseau des P[&]T. Coditel offre un accès à 512 kb/s à 45 euros par mois (d’ailleurs toujours plus cher que l’offre de Coditel Belgique). Le tarif de Luxembourg Online sur le câble Eltrona est de 40 euros pour 256 kb/s. Chez Cegecom, le même produit est facturé 46 euros. TV Surf des P[&]T (réseau Siemens) coûte 53,47 euros – déjà une baisse de treize pour cent par rapport à l’ancien tarif.
Les offres DSL, qui passent obligatoirement par le réseau téléphonique, affichent toutes des prix plus élevés. Chez les P[&]T, il faut compter au moins 56,95 euros par mois (abonnement au téléphone compris) pour un débit de 256 kb/s – sans parler des limitations dans le volume à décharger. Cegecom n’est guère moins cher avec 54,4 euros, mais offre 384 kb/s. Force est de constater qu’on est très loin des 39,54 euros par mois de Belgacom, qui offre cependant du véritable haut débit : 3 mb/s ! En Allemagne, Deutsche Telekom offre une connexion à 786 kb/s à 45,6 euros. Et encore, ce sont les tarifs des opérateurs historiques, pas les prix plus agressifs encore de nouveaux entrants. La comparaison exclut aussi les frais d’installation uniques, très élevés chez les P[&]T.
Ces offres ne sont pas toujours comparables à tout égard. Mais elles confirment que la trop lente entrée du Luxembourg dans l’ère du haut débit s’explique en premier lieu par les prix élevés et la pusillanimité technique des P[&]T. Le câble constitue certes une alternative, mais seulement là où les exploitants investissent dans l’infrastructure.
Il existe d’autres technologies concurrentes. Le satellite en combinaison avec la télé à péage en est une, mais elle n’est guère adaptée au Luxembourg. Pour le prochain coup de pied dans la fourmilière, il faudra donc plutôt regarder vers le mobile. La technologie UMTS (3G) permet dès aujourd’hui en phase test des connexions à 460 kb/s à Internet. Or, les réseaux attendent encore d’être complétés et, surtout, les équipementiers ont accumulé un retard considérable en matière de téléphones portables de troisième génération. Il faudra attendre encore au moins six mois pour voir apparaître les premiers terminaux abordables. En attendant, Internet restera pour beaucoup de ménages luxembourgeois à bande étroite.
On verra à moyen terme quelle place le DSL occupera dans l’accès à haut débit à Internet. On pourra juger alors si la stratégie des P[&]T de privilégier la marge à l’introduction rapide d’une nouvelle technologie aura été la bonne – au moins pour les bénéfices de l’entreprise publique.
1 Commission européenne, Régulation et marché des communications électroniques en 2003, COM (2003) 715 final, novembre 2003
Jean-Lou Siweck
Catégories: Internet
Édition: 25.09.2003