Avouons : c’est avec un mélange de lassitude – encore un film sur la deuxième guerre mondiale, est-ce vraiment le seul sujet dans ce pays ? – et d’inquiétude – encore un film dans lequel Marc Olinger incarne la grande-duchesse et Fernand Fox le gauleiter Simon ? aaaah !... – que nous, les journalistes, assistions à la projection de presse de Léif Lëtzbuerger…, le documentaire sur l’exil de la grande-duchesse Charlotte durant les années de guerre, co-produit par le Centre national de l’audiovisuel et la société anglaise Grace Productions. Avec une affiche très Gone with the wind et une genèse des plus folkloriques – une jeune journaliste de la BBC à origines luxembourgeoises, Candice Allen, tomba sur quelques enregistrements des célèbres discours que la grand-duchesse adressa les dimanches à son peuple via la radio et voulait en quelque sorte rendre hommage à sa grand-mère luxembourgeoise lui ayant raconté tellement de choses de cette époque-là, alla trouver Joy Hoffmann au CNA en 2003 pour lui proposer le sujet – le film avait tout pour faire peur. Patriotisme dégoulinant de bons sentiments, hagiographie sans nuance, pavé historique indigeste… le film aurait pu tomber dans mille panneaux. Or, bonne nouvelle : il les a évités avec élégance et intelligence.
« Nous ne voulions pas que le film soit réduit à une histoire d’amour entre un peuple et la grande-duchesse, » souligna Candice Allen, qui en est finalement devenue une des productrices, lors de la conférence de presse. Et le réalisateur Ray Tostevin d’ajouter : « We are storytellers. We want to tell people stories ». C’est certainement le volet le plus réussi du film : au-delà d’être un document historique pertinent, il s’agit aussi d’une histoire dramatique et imprévisible, à multiples ressorts, que Tostevin, auteur de nombreux documentaires politico-historiques pour, notamment, la BBC, Channel 4, Discovery Channel ou ITV, raconte de façon à clouer le spectateur à son siège durant les 98 minutes du film.
L’histoire s’ouvre sur la fuite de la famille grand-ducale et de quelques membres du gouvernement au lendemain de l’invasion allemande, en mai 1940. Avec des images reconstituées très réussies – pieds d’enfants dans de poussiéreux galets, voitures d’époque démarrant en trombe, arbres qui défilent en toute vitesse, caméra et montage nerveux – et des témoignages d’enfants de ministres de l’époque, notamment ceux, très émouvants, de Paul Margue, le fils du ministre Nicolas Margue, qui n’avaient pas réussi à quitter le pays, Léif Lëtzebuerger… happe tout de suite le spectateur. Puis flash-back d’abord sur l’année 1939 et les fêtes du centenaire de l’indépendance du pays, manifestation des plus patriotiques, alors que tout indiquait l’approche de la guerre, et retour sur la fatidique année 1919, lorsque la sœur de la grande-duchesse Charlotte, Marie-Adelaïde, avait été forcée d’abdiquer, les gens lui ayant reproché des connivences avec les Allemands durant la première guerre. Un référendum avait par la suite cautionné la monarchie constitutionnelle et la grande-duchesse Charlotte. L’inclusion de cet épisode essentiel pour elle et sa famille illustre bien ce que tous les historiens vont ensuite raconter dans le film : à quel point la souveraine, encouragée par le gouvernement, notamment le ministre des Affaires étrangères Joseph Bech (parti de droite), ne voulait surtout pas reproduire les erreurs de sa sœur, cherchait à empêcher tout contact avec l’occupant, d’où cette fuite précipitée du pays, que certains avaient ressenti comme un abandon.
Son voyage, accompagnée de sa famille et de quatre ministres de ce qui alla devenir le gouvernement en exil (Pierre Dupong, Joseph Bech, doite, Pierre Krier et Victor Bodson, gauche), la mena par Paris en passant par le Sud de la France et l’Espagne jusqu’au Portugal. En juillet 1940, le président américain Franklin D. Roosevelt rapatrie le prince Félix, le mari de la grande-duchesse, et leurs six enfants par le croiseur Trenton direction Washington. Durant leurs recherches, les producteurs du film se sont rendus compte qu’un des épisodes les plus dramatiques de cet exil s’est joué à ce moment-là à Lisbonne, lorsque le parlement luxembourgeois voulait faire revenir la grande-duchesse au pays. Tiraillée entre les messages de ceux qui estimaient que son rôle était d’assister son peuple en ces temps difficiles et de ceux qui, comme son mari et le gouvernement, la mettaient en garde de ne pas se compromettre, elle vivait des heures tumultueuses à Lisbonne. Rentrer au Luxembourg ou pas ? « Mon cœur dit oui, aurait-elle dit, mais ma tête dit non ».
Ce fut finalement la nouvelle de l’installation de l’administration nazie civile dirigée par le gauleiter Simon qui lui a dicté son choix : elle resterait en exil. Mais elle choisit un pays en guerre, comme pour s’impliquer davantage. Le 29 août, elle s’installe à Londres, sans sa famille, d’où elle adressera, le 5 septembre, sa première allocution aux Luxembourgeois, par les ondes de la BBC. Avec une voix tremblotante et en un luxembourgeois hésitant – on parlait français à la cour –, elle expliqua la nécessité de son choix et assura à son peuple sa compassion pour leurs souffrances et son engagement sans faille pour le pays.
À partir de là, elle alla devenir la figure tutélaire de la population, mais aussi de la résistance luxembourgeoise, de gauche comme de droite d’ailleurs, tout le monde semble s’en référer à elle. Les retransmissions de la BBC allaient devenir les moments de rassemblement clandestins des familles, une source d’espoir pour celles dont les fils étaient enrôlés de force ou déportés, des preuves que le pays n’était pas abandonné. La grande-duchesse Charlotte, elle, devenait une ambassadrice de charme pour son pays, enchaînant Good Will Tours à la recherche de soutien pour son pays occupé à travers les États-Unis, collectant des dons, notamment de descendants d’émigrés luxembourgeois dans la région de Chicago, faisant jouer son charme et son élégance à Hollywood et ailleurs pour promouvoir sa cause. Avec toujours la même volonté de garantir la survie et la souveraineté du Luxembourg après la guerre.
Une amitié sincère et profonde allait la lier au président américain Roosevelt, qui l’accueillit quatorze fois à la Maison Blanche, où elle dîna, discuta jusqu’au petit matin avec le président et où sa famille fut même hébergée. Roosevelt lui aurait dit : « Don’t worry, my dear, I’ll bring you back home ». Ambassadrice pour son pays, la grande-duchesse Charlotte devint aussi une propagandiste pour l’entrée en guerre des États-Unis, alors que la majorité de la population s’y opposa – jusqu’à l’attaque japonaise à Pearl Harbor, le 7 décembre 1941.
Léif Lëtzebuerger… regorge de témoignages d’époque, de fils et filles de ministres, la bonne de la grande-duchesse, le curé de Bonnevoie, des résistants, mais aussi d’historiens de gauche comme de droite, de Paul Dostert à Serge Hoffmann, d’André Linden à Paul Lesch. Un des interlocuteurs les plus passionnants et les plus émouvants est sans aucun doute Curtis Roosevelt, petit-fils du président et historien lui aussi, qui, tout en élucidant l’amitié de son grand-père avec la grande-duchesse (il fut d’ailleurs une aide précieuse pour retrouver les lettres privées entre les deux, dans lesquelles FDR s’adresse avec un chaleureux « dear Lottie » à son amie) découvre, lors du tournage pour lequel il s’est déplacé au Luxembourg, l’envergure des morts américaines dans la Battle of the bulge, la bataille des Ardennes. Il neigea le jour de sa visite au cimetière de Hamm.
Le passionné d’histoire découvrira dans le film quelques images et sons inédits – notamment des images privées de la grande-duchesse visitant une serre d’une famille de descendants luxembourgeois à Chicago, les lettres dites Dear Lottie, ou l’extraordinaire document sonore dans lequel le prince Jean appelle Hitler « dee Säckdréier » –, le patriote ou témoin de la guerre y retrouvera des souvenir et le cinéphile pourra se laisser emporter par une dramaturgie rondement menée. Car, au-delà d’être un document historique et un moyen de rendre passionnante cette histoire, rébarbative pour beaucoup de jeunes aujourd’hui, Léif Lëtzebuerger… est aussi un petit bijou esthétique : les images ont du grain et essayent de reproduire des couleurs chaudes, datées. Les scènes reconstituées, dont le recours s’est généralisé ces dernières années dans le documentaire historique, sont acceptables, le fait que les acteurs, britanniques ou irlandais, soient inconnus dans nos parages – par exemple Josephine Coleman incarnant la grande-duchesse dans les studios de la BBC – aide à cela.
C’est peut-être justement le fait que le réalisateur et trois des producteurs du film furent des professionnels non-Luxembourgeois qui a aiguisé leur regard pour les petits détails et contribué à leur objectivité quant au sujet. Leur volonté de conquérir un public international – ils visent notamment les marchés belges, anglais, et certains publics ciblés aux États-Unis – leur a dicté l’obligation de travailler la dramaturgie (et de réaliser la majorité des interviews en anglais, ce qui fait souvent bizarre, d’entendre les historiens luxembourgeois parler anglais, avec un voice-over par des acteurs luxembourgeois).
On pardonne alors volontiers les quelques manques du film : impossible de trouver une photo de Franklin D. Roosevelt en compagnie de la grande-duchesse – cloué au fauteuil roulant, le président ne voulait pas donner l’impression d’être faible à ses ennemis –, impossible aussi de convaincre le grand-duc Jean, premier témoin de l’histoire de sa mère, à participer au film. Tout comme personne ne voulait dire le moindre mal de la grande-duchesse, incontestée dans son action, contrairement au gouvernement de l’époque, auquel le peuple reprochait et reproche toujours d’avoir été de sacrés lâches. En outre, jusqu’au bouclage de ce journal, personne n’a pu nous dire le coût du film, quasi entièrement financé par le CNA, qui, visiblement, a ponctionné son budget production pour celui-ci, durant les quatre ans qu’ont duré les recherches et la réalisation. Quand on aime, on ne compte pas. Léif Lëtzebuerger… D’Grande-Duchesse am Exil, 1940-1945, réalisation : Ray Tostevin ; production : Grace Productions (Ray Tostevin, Lynn Rothwell et Candice Allen) et le CNA (Joy Hoffmann), 98 minutes ; actuellement à Utopolis.