Les grandes villas du Centre-ville ne sont plus. La destruction du Boulevard Royal fut un adieu au lifestyle de la notabilité luxembourgeoise. « Es waren Familien mit großer Tradition, die den Platz räumten, écrivait en 1990 Victor Weitzel dans Forum. Vertreter desselben Bürgertums, das sich nach 1867 seinem wirtschaftlichen Niederlassungsrecht verpflichtet gefühlt und aus dem Nichts um die alten Ringmauern eine richtige Stadt gehoben hatte. » La décision de vendre était un signe de la décadence de ces anciennes élites, une démission collective. Un demi-siècle plus tard, une nouvelle élite a débarqué. Lorsque les employés « high level skilled » (qui ont pris le relais des ingénieurs allemands de l’industrie sidérurgique) et les résidents fiscaux cherchent où se loger, leurs agences de relocalisation les envoient invariablement vers le triangle doré Merl, Belair et Limpertsberg et ses rues résidentielles, ombragées et somnifères.
« Sur le marché immobilier, les Luxembourgeois bien situés s’arrêtent la plupart entre 1,3 et 1,5 million d’euros, estime Marc Wagner de l’agence immobilière Livin Real Estate. Au-delà, on trouve le plus souvent des étrangers très bien rémunérés travaillant par exemple à la Banque européenne d’investissement ou chez Amazon. Puis, au-delà des deux millions d’euros, ce sont pour la plupart les mêmes candidats : les associés des Big Four ou des grands cabinets d’avocats. » Pour Wagner, « le vrai segment de luxe existe très peu » au Luxembourg : « Vous trouvez le plus souvent des appartements vendus à 8 000 euros le mètre carré avec des fenêtres en plastique. D’ordinaire, les prix sont dus à la cherté des terrains plutôt qu’à la qualité du bâti. Ces immeubles ne sont pas minutieusement planifiés et élaborés par l’architecte, dans la profession, on parle de Tirangs-Architektur. »
À l’inverse des prospecteurs luxembourgeois, le choix de résidence des expats est peu influencé par la réputation de l’école du quartier ou du village. Ils envoient le plus souvent leurs enfants dans des institutions privées, que ce soit l’International School of Luxembourg à Merl, la Saint George’s School à Hamm ou l’École européenne au Kirchberg et à Mamer. L’école reste un lieu de sociabilité important, et la plupart des parents préfèrent y amener eux-mêmes leurs enfants, pour retrouver d’autres expatriés aux grilles de l’école. Une routine quotidienne qui permet de briser l’isolement.
Dans une interview publiée au Wort en mars 2015, Philippe Vermast, gérant de Sotheby’s Realty, évoquait « la clientèle qui essaie de se rapprocher de son argent » ou, autrement dit, les résidents fiscaux, protégés par le secret fiscal grand-ducal et bénéficiant des exonérations importantes sur le revenu du capital. « Ces personnes, expliquait Vermast, étoffent dorénavant leur patrimoine immobilier. S’ils avaient auparavant un appartement, ils s’orientent dorénavant vers des maisons ou des villas. »
Mais encore faudra-t-il tenir bon dans l’exil, car les fiscs étrangers guettent le moindre faux-pas. « Le problème des HNWI résidents au Luxembourg, c’est que leur environnement social les ramène sans cesse chez eux », expliquait un avocat fiscaliste en février 2015 au Land. « Petit à petit, ils vont passer de plus en plus de temps dans la résidence de leur pays d’origine, faisant monter les factures électrique et téléphonique. Le fisc finira par s’en rendre compte et contestera leur résidence fiscale luxembourgeoise. » Paperjam avait ainsi relayé en mai 2015 l’histoire de deux aristocrates espagnoles habitant à Fentange et dont le fisc ibérique mettait en question la résidence luxembourgeoise. Pour prouver que celle-ci était bien réelle, le fisc les priait de fournir des factures d’électricité, des abonnements téléphoniques et la preuve de relations sociales et professionnelles.
Dans le langage fiscaliste, on parle de « centre des intérêts vitaux », c’est-à-dire, d’après l’OCDE, « l’État avec lequel les liens personnels et économiques du contribuable sont les plus étroits ». Pour contourner le problème, les HNWI – le plus souvent des Français fuyant une imposition jugée « confiscatoire » et des Russes craignant de tomber en disgrâce auprès du régime – devront donc séjourner la moitié de l’année (plus un jour) au Grand-Duché. Or que faire de ses journées ? Le calme provincial attire les uns et repousse les autres.
Dans une interview accordée au Land en juin 2014, le président de l’ABBL Yves Maas avait décrit les nouveaux résidents fiscaux comme des personnes « qui ne peuvent plus s’identifier avec le système fiscal ou social de leur pays ». « Flexibles », elles pourraient « facilement se délocaliser ». Or leur arrivée – dont l’étendue reste incertaine – contribue-t-elle à la hausse des prix immobiliers ? « Den Dommen kënnt ëmmer », c’est un des adages qu’on entend de toutes parts dans le secteur immobilier. C’est l’espoir de voir un jour débarquer un HNWI pressé ou méprenant le marché luxembourgeois pour celui de Paris ou de Londres. (Une crédulité qui, étant donnée l’armature de family officers, d’avocats et de banquiers dont s’entourent les HNWI n’est pas assurée.) Toujours est-il que des attentes surchauffées peuvent naître. Et la concurrence féroce entre agences immobilières incite celles-ci à suivre les vœux les plus fantasques des propriétaires pour décrocher les mandats.
Or, le Luxembourgeois propriétaire ou héritier d’une belle demeure est assez réticent à vendre. Trouver une maison de maître dans les quartiers prisés ne va pas donc pas de soi. Au Belair on trouve une belle « villa représentative » (500 mètres carrés) pour 5,35 millions d’euros. Toujours au Belair, une maison (350 mètres carrés) sans grand charme construite au début des années 1990 ; prix demandé : 2,6 millions euros. Et c’est sans parler des villas du boulevard de la Pétrusse dont deux, quasiment voisines, sont en vente – depuis un moment déjà – pour 6,2 respectivement sept millions d’euros. La troisième villa, située entre les deux, a été achetée lors d’une adjudication pour 2,15 millions. Elle est en état de quasi-ruine. À peine un mois après l’acquisition, le nouveau propriétaire tente de la revendre. Le manque de villas explique les prix excentriques. Une maison de maître ostentatoire avenue Guillaume (750 mètres carrés) est ainsi en vente pour onze millions d’euros. En trois ans, personne ne s’est trouvé qui ait été prêt à débourser cette somme. Un indice que le prix demandé ne correspond pas à la réalité du marché.
Car le Luxembourg ne joue pas dans la même ligue que Londres où les oligarques et pétro-monarques acquièrent des mansions comme s’ils acquéraient des montres ou des voitures de luxe. En Angleterre, d’après une enquête récente du Financial Times, des objets immobiliers d’une valeur de plus de cent milliards de livres seraient détenus par des sociétés offshores. Une recherche sur le land registry, l’équivalent du cadastre luxembourgeois, débouche donc souvent sur une société boîte aux lettres enregistrée sur les Îles vierges britanniques ou au Panama. D’après les opérateurs luxembourgeois interrogés, le recours à des sociétés-écrans pour voiler l’identité du propriétaire immobilier serait encore assez peu répandu au Grand-Duché. De toute manière, la cinquième directive anti-blanchiment, qui prévoit un registre centralisé des bénéficiaires économiques, devrait rendre plus transparent ce segment du marché. Ce registre sera accessible à « toute personne ou organisation capable de démontrer un intérêt légitime », une catégorie dans laquelle le Parlement européen inclut les journalistes et les ONG. (La Chambre des députés en fera probablement une interprétation plus restrictive.)
Une autre destination de choix pour les HNWI est la Suisse. Dans Tentative d’évasion (fiscale) publié ce mois-ci, le couple de sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot relate sa longue promenade à travers les « paradis fiscaux », des plages du lac Léman aux rivages de l’Alzette, en passant par le « paquebot de Bercy sous pavillon de complaisance » aux abords de la Seine. Leur voyage débute à Cologny, dans le canton de Genève. Ce petit village de 5 000 habitants concentre parmi les plus grandes fortunes françaises. Les sociologues décrivent un « coquet ghetto doré » : la vue sur le lac Léman et les cimes enneigées du Jura, la société nautique, les jardins et les villas. Les biens immobiliers, lorsqu’ils sont acquis pour en faire un usage personnel, sont aussi une manière d’affirmer une réussite et d’en favoriser la reprise par les héritiers, écrivent-ils. Cologny offre avec brio cette fonction légitimatrice de la richesse acquise : sortir de l’ordinaire. »
Au Luxembourg, le Cloître Saint François devrait permettre aux HNWI de se distinguer. L’ancien couvent, à côté de la Mëchelskierch, fut vendu par la Congrégation des Sœurs franciscaines de la miséricorde à un trio d’investisseurs belgo-luxembourgeois. Ils sont en train d’y construire 8 000 mètres carrés (dont 5 000 habitables) de logements de luxe. Le prix au mètre carré est de 20 000 euros, un nouveau record pour le Grand-Duché. Les plus petits appartements, disponibles à partir de fin 2016, mesureront cent mètres carrés et coûteront autour de deux millions. Le loft de 860 mètres carrés englobant une ancienne chapelle désacralisée est parti le premier ; il a été vendu à une célibataire habitant le Luxembourg. Sur les 19 appartements, la moitié a été vendue et les actes notariaux sont signés. Il s’agit exclusivement d’étrangers, tous Européens et tous âgés de plus de cinquante ans. La bonne société luxembourgeoise, elle, est venue en masse (un demi-millier de demandes de visites) pour voir, or, personne n’a acheté. Pour les appartements restants, des intéressés du Qatar et de l’Arabie Saoudite ont signalé leur intérêt ; or, pour l’instant, rien n’est signé.
Les promoteurs du projet mettent en avant leur respect de la substance historique et leur bonne collaboration avec le Service des sites et monuments et avec le Musée national d’histoire et d’art qui a fait des excavations archéologiques dans la cour intérieure du couvent. Les promoteurs pensaient construire un parking, creusé à quinze mètres de profondeur dans la falaise, à un jet de pierre du Bockfiels qui, d’après la légende historiographique longtemps dominante, serait le noyau de la nation. Or, le prix (cinq millions d’euros pour une petite vingtaine de places de parking) les en a dissuadés. On a opté pour un voiturier.
Ceux qui veulent vivre sur un grand pied, tout en étant abitrés du regard des autres par des murs et des haies, s’orienteront vers Schuttrange, Rameldange, Mamer, le Senningerberg ou Bridel. Les villas design s’y vendent en moyenne à 2,5 millions d’euros. Or, au Luxembourg, la notion de luxe reste liée au pompe, à la démesure et au kitsch caractéristiques du nouveau-riche : la superficie habitable des villas nichées dans le Speckgürtel tourne souvent autour du demi-millier de mètres carrés. La Kulturgeschichte de ces micro-châteaux discordants et isolés, construits à partir des années 1970 et munis éventuellement de leur tourelle, reste à écrire.