Bartok, Judith, Barbe-Bleue, enterrés dans le château sous le fatras orffien après l’entracte

Fins de partie

d'Lëtzebuerger Land du 02.09.2022

On ne pourrait pas faire plus contrasté : faire suivre Le Château de Barbe-Bleue de Bela Bartok (qui certes ne suffit pas pour remplir la soirée), au lieu de Schönberg par exemple, et Erwartung, de l’opus ultime, dans tous les sens du terme, de Carl Orff. Il faut le reconnaître quand même, De temporum fine comoedia sied parfaitement à Salzbourg, et nous sommes, à une année près, au cinquantenaire de sa création là-même sous Karajan. Et des siècles de domination catholique ne passent pas impunément, et puis d’aucuns avaient vu dans la comoedia d’Orff comme le pendant au Jedermann de Hofmannsthal. À l’époque, le critique des Salzburger Nachrichten était allé plus loin, se trompant toutefois dans son pronostic ou sa prophétie : « Man müsste sagen, Orffs Comoedia bleibt ein Stück legitimstes Salzburg, und es darf mit diesem einen Sommer kein Ende haben ».

Il a fallu attendre la volonté de Markus Hinterhäuser pour renouer, on dira sans grande chance de rédemption. Il en va tout autrement dans l’œuvre même, et là le parallèle avec le riche fêtard du parvis de la cathédrale s’impose. Jedermann est arraché à l’enfer, c’est que tout est pardonné, à condition d’un repentir de dernier moment. Chez Orff, variante plus universaliste encore du catholicisme : c’est Lucifer lui-même qui fait son apparition, triple Pater peccavi, et il est repris dans les rangs des justes. Cela remonte à un théologien de la période patristique, Origène, mettant en fin de partie l’abolition de toutes les fautes, mais il faut citer la traduction d’Orff : « Das Ende aller Dinge wird aller Schuld Vergessung sein », le jeu de mot, la création langagière vaut son pesant d’or.

Nous voici déjà au bout d’une longue soirée, et Romeo Castellucci, pour arrondir, fait revenir Barbe-Bleue et Judith. Celle-ci, nouvelle Eve si l’on veut, a une pomme en main qu’elle dépose, est-ce qu’elle s’en débarrasse pour le bien de nous tous, allez savoir. De façon aussi énigmatique, le metteur en scène avait fait précéder Le Château par une intervention acoustique, des pleurs d’un nouveau-né, suivis des gémissements d’une femme, pour quel choc, quel traumatisme, mais est-ce bien utile, ou nécessaire, au départ de la quête de Judith, de son face à face avec Barbe-Bleue.

Juste un mot encore sur le Pater peccavi. D’aucuns auraient bien voulu l’entendre de la bouche de Teodor Currentzis, le chef, pour sa proximité avec le pouvoir et l’argent russes. En bon Grec, il s’est déclaré bon démocrate, cela a suffi à le blanchir. Et l’on ne s’en plaindra pas plus pour avoir entendu avec quel enthousiasme, quelle précision et justesse, il a animé le Gustav Mahler Jugendorchester et les chœurs au long de la représentation. La Philharmonie, la nôtre au Kirchberg, se montrera d’ailleurs aussi accueillante dans les prochains jours au nouvel orchestre créé par Currentzis.

Retour au Château, c’était quand même ce 20 août le moment d’extrême émotion où tout concordait : la réduction de la mise en scène de Castellucci, avec une Felsenreitschule plongée dans le noir, quelques rares signaux de feu, des reflets dans de l’eau, et deux interprètes allant au bout, il faut signaler le paradoxe, de leur engagement retenu. Pas d’anecdote, pas d’action, la leçon dramaturgique de Maeterlinck quasi à l’état pur, un chant de belle expressivité et limpidité, et Ausrine Stundyte et Mika Kares parcourent le temps et l’espace, à défaut des chambres ouvertes les unes après les autres, en autant de pas de deux, Judith prenant peu à peu le dessus, dans leur descente au plus profond, au plus caché d’eux-mêmes.

Après l’entracte, Orff donc en trois temps, très dialectiquement et dans la plus grande opulence dont le festival sait éblouir son public. Thèse : les sibylles, qui sont ici très radicales contre le mal, cruelles à leur tour, et cela commence par une lapidation, puis vient un massacre d’enfants. Antithèse : les anachorètes dans leur rite autour d’un arbre, phallus, totem… Synthèse : dies illa, sans ira, le jugement dernier qui voit les morts ressusciter, et l’on finit, on l’a vu, par la reprise en main de Lucifer. Théologiquement, c’est assez confus, quant à la musique, elle est là pour marquer les esprits à force de rythme, faire céder en quelque sorte toute résistance. Loin, très loin des enchantements colorés de Bartok.

Lucien Kayser
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