En Europe, la crise de la dette souveraine n’est pas terminée. Selon certains experts elle entrerait au contraire dans une phase décisive, avec une prochaine et inévitable restructuration de grande ampleur, impliquant plusieurs pays et mettant à contribution un large spectre d’investisseurs.
L’idée fait son chemin depuis plusieurs semaines, et ne semble plus aussi incongrue qu’au début de l’année, pénétrant discrètement les cénacles des institutions européennes tandis que les experts privés se lâchent : le 23 juillet, dans le quotidien français La Tribune, Patrick Artus, économiste en chef de la banque Natixis, tout en révélant que le Comité allemand des experts économiques travaillait sur un projet de Fonds européen de résolution des dettes, déclarait sans ambages qu’« un défaut est inévitable pour les pays les plus vulnérables de la zone euro ».
Le point de départ de ces réflexions est le constat que l’austérité budgétaire mise en œuvre par plusieurs pays, en particulier dans le sud de l’Europe, les a plongés dans une récession beaucoup plus profonde qu’on ne l’imaginait.
Sur ce point, le FMI avait dû reconnaître, à l’automne 2012, avoir sous-estimé les effets potentiels de la rigueur sur la croissance. Le « multiplicateur » n’était pas de 0,5 mais compris entre 0,9 et 1,7 selon les pays. Ce qui signifie qu’une réduction d’un point du déficit budgétaire annuel (par le jeu combiné de la baisse des dépenses et de la hausse des impôts) ne se traduit pas par une diminution de 0,5 point du taux de croissance, mais bien de 0,9 à 1,7 point. Assez pour conduire tout droit à la récession des pays qui, avant même le début de la crise de la dette, étaient déjà économiquement atones.
De ce fait, loin d’apaiser les marchés financiers en traduisant la détermination des gouvernements à assainir les finances publiques, la politique d’austérité les a inquiétés, d’autant que le recul économique s’est accompagné de troubles sociaux liés au niveau intolérable du chômage (l’Espagne connaît même un mouvement d’émigration des jeunes sans précédent) et de la crainte d’une montée des extrémistes, de droite comme de gauche, à l’occasion des élections.
Prenant acte de l’impossibilité pour certains pays, y compris la France, de réduire leurs déficits dans les délais prévus, la Commission européenne leur a déjà accordé des délais, mais sous condition de poursuivre et même d’amplifier les réformes. De son côté, le dernier G20 au Mexique en 2012 avait souligné l’importance de ne pas sacrifier la croissance au retour à l’équilibre budgétaire.
Une étude publiée par l’institut statistique européen Eurostat le 22 juillet confirme sans aucun doute possible que, même dans les pays ayant pris les mesures les plus drastiques, le poids de la dette n’a cessé d’augmenter. En Grèce, où la dette publique représentait 136 pour cent du PIB au premier semestre 2012, elle pèse aujourd’hui 160 p.c., soit le même niveau qu’avant la crise ! Au Portugal, elle est actuellement de 127 p.c. du PIB, contre 112 p.c. un an avant. En Irlande, on en est à 125 p.c. contre 106 p.c. en 2012. L’Espagne atteint le niveau raisonnable de 88 p.c. (moins que la moyenne européenne de 92 p.c.), mais il est en hausse de quinze points sur douze mois. En Italie enfin la dégradation est moins flagrante, mais ce pays passe tout de même de 123 à 130 p.c. en un an. Notons au passage que seulement treize pays en Europe ont un taux d’endettement inférieur à 50 p.c. du PIB, dont le Luxembourg (à peine 22 p.c.).
Ce résultat était prévisible même par des profanes. En effet, tant que les déficits perdurent (même s’ils vont en s’amenuisant) le numérateur continue d’augmenter tandis que le dénominateur stagne ou diminue. La situation s’aggrave donc, en valeur relative comme en valeur absolue et devient même menaçante vus les montants en jeu : alors que les dettes réunies de l’Irlande, de la Grèce et du Portugal s’élèvent à 717 milliards d’euros, celle de l’Espagne seule est de 923 milliards et celle de l’Italie de 2 035 milliards !
Pour expliquer ce qui se passe, les économistes utilisent un concept plus élaboré, celui d’excédent primaire. Il s’agit du surplus budgétaire qu’il faut dégager, avant imputation des intérêts de la dette, pour pouvoir commencer à se désendetter. Si le montant des intérêts est plus élevé que l’excédent primaire, le budget final est déficitaire et il faut à nouveau emprunter pour combler le trou !
Selon plusieurs experts, les pays les plus vulnérables devraient, pour s’en sortir tout seuls, dégager un excédent primaire de quatre pour cent du PIB (Espagne, Italie) à 8 p.c. (Portugal), voire 20 p.c. (Grèce), ce qu’ils n’ont jamais réussi à faire dans leur histoire et qui paraît de toute manière hors de portée, compte tenu de l’absence de croissance et d’inflation (celle-ci ayant bien arrangé les choses pendant longtemps). Ils dressent par conséquent pour ces pays un constat d’insolvabilité.
Face à un tel diagnostic, que valent les solutions actuelles ?
Le mécanisme choisi depuis 2010 est celui de prêts européens permettant aux pays en difficulté de faire face à leurs échéances immédiates, charge à eux de mettre en œuvre des politiques de rigueur visant à diminuer leur endettement structurel.
Une solution qui, comme le souligne Patrick Artus, convient dans le cas d’une crise de trésorerie, mais qui n’a guère de sens quand la situation est trop dégradée. Pour lui, c’est une règle de bon sens : « on prête à quelqu’un qui a des problèmes de liquidités, pas à quelqu’un qui est insolvable ».
Que faire alors ? Un nouveau dispositif doit être imaginé assez rapidement, car plusieurs programmes d’aides arrivent à échéance en 2014 et doivent être renouvelés, car la situation n’est pas assainie (selon le FMI, il manquerait douze milliards d’euros à la Grèce d’ici 2015 pour atteindre ses objectifs).
En 2012, le FESF (Fonds européen de stabilité financière) a réaménagé la dette de la Grèce, de l’Irlande et du Portugal : les titres publics arrivant à terme ont été remplacés par de nouveaux titres, avec une échéance plus lointaine et un taux d’intérêt plus faible.
Cette solution, qui est d’ailleurs considérée par les agences de notation comme un défaut partiel de paiement (dans la mesure où elle comporte également un report de la date du début du remboursement), n’a pas la faveur des économistes, car le montant global de la dette ne bouge pas et le problème de solvabilité n’est pas réglé.
Pour un grand nombre d’experts, le seul moyen de s’en sortir est d’alléger le poids de la dette en la réduisant dans des proportions drastiques. C’est ce qui a été fait en Argentine en 2001 et en Grèce entre 2010 et 2012 : les créanciers y ont fini par abandonner un peu plus de la moitié de la valeur de leurs créances, mais des calculs actuariels plus précis donnent une perte de 75 à 80 p.c.
La mise en œuvre de cette solution se heurte à des difficultés presque insurmontables.
D’abord parce que, dans l’esprit des économistes qui en sont partisans, elle devrait s’appliquer d’emblée à un ensemble de pays, notamment pour éviter un effet de contagion ou de « domino ». Or, jamais dans le passé on n’a restructuré des montants aussi colossaux de dettes.
Les créanciers privés sont essentiellement des ban-ques, qui sont énormément exposées : à titre d’exem-ple, les seuls établissements français détiennent 450 milliards de titres d’État italiens et espagnols.
Pour permettre aux banques d’absorber le choc d’une réduction de 30 à 50 p.c. de leurs créances, il faudrait parallèlement les recapitaliser, mais le fameux MES (Mécanisme européen de stabilité) créé en septembre 2012 n’est pas dimensionné pour une telle tâche. Son capital, de 700 milliards d’euros, n’a été versé qu’à hauteur de 80 milliards, le reste devant l’être sur cinq ans.
Mais il y a davantage : les experts s’accordent à considérer que mettre à contribution les créanciers privés n’est pas efficace. Il faut aussi impliquer les créanciers publics, soit les autres États de la zone euro et les institutions européennes. La BCE est en première ligne. Dès l’été 2011, elle avait discrètement racheté des titres publics de pays du sud venant à échéance, pour soulager les trésors locaux. Ce mécanisme a été officialisé en 2012 sous la forme des OMT (outright monetary transactions), un programme de rachat illimité des dettes de pays en difficulté ne pouvant plus se refinancer sur les marchés. La réduction (ou destruction) de la dette impliquerait que la BCE achète des titres mais sans jamais en demander le remboursement. La valeur de ces créances étant égale à zéro, il faudrait soit recapitaliser la Banque centrale, soit accepter qu’elle puisse durablement exister et fonctionner avec des fonds propres nuls ou négatifs ! Difficile à imaginer.
En tout cas, le dispositif de restructuration se pré-pare discrètement. En mars 2013, la BCE a souscrit des titres de l’État irlandais qu’elle conservera pendant très longtemps (quarante ans). Et une mesure révélatrice, en vigueur depuis le 1er janvier dernier est passé un peu inaperçue : au moins 55 p.c. des nouvelles émissions (95 p.c. dans dix ans) des États de la zone euro sont désormais assorties de « clauses d’action collective », prévoyant qu’une solution acceptée par les trois quarts des créanciers pourra être imposée à tous.