Sur le comptoir d’accueil en métal, une petite fontaine feng shui ruisselle calmement, sur une lumière changeante. Derrière ce meuble tout ce qu’il y a de plus fonctionnel, les agents du Cedies (Centre de documentation et d’information sur l’enseignement supérieur) renseignent, informent, expliquent, répondent aux personnes qui se présentent ou qui appellent sur les procédures à suivre pour avoir droit à une aide financière de l’État pour leurs études supérieures – ou, plus souvent, celles de leurs enfants ou même de leurs petits-enfants. « Mais c’est calme cette année, affirme l’un d’eux. Les autres années, il y avait la queue jusque sur la route d’Esch les premiers jours. »
Pourtant, selon les calculs du ministère de l’Enseignement supérieur, on s’attendait à un doublement du nombre de demandes suite à la réforme de la loi votée à la hâte le 9 juillet (la veille de l’annonce du Premier ministre qu’il allait proposer au grand-duc d’organiser des élections anticipées). Réforme qui, après l’arrêt de la Cour de justice européenne du 20 juin jugeant le système luxembourgeois d’attribution des aides financières instauré en 2010 comme « une discrimination indirecte fondée sur la nationalité » car excluant les enfants des travailleurs frontaliers, mettait d’urgence le grand-duché en conformité avec les principes européens comme l’égalité de traitement ou la libre circulation des travailleurs. En outre, elle arrêtait net la procédure d’infraction de la part de la Commission européenne, créait un cadre pour la rentrée académique 2013/2014 et permettait à la ministre Martine Hansen (CSV), ayant repris la balle au bond après la démission du père de la réforme, François Biltgen (CSV), de travailler sur une réforme plus équitable et durable du système.
Car, parmi toutes les contraintes qui puissent exister, qu’elles soient juridiques ou humanistes, il y en a une en particulier qui la lie : celle du budget, qui n’est pas illimité. Selon la fiche financière du projet de loi n° 6585 déposé le 5 juillet (soit quatre jours avant le vote), le poste nécessaire pour le financement de ces bourses pourrait plus que doubler à partir de cette année académique pour atteindre quelque 190 millions d’euros ! Même si le crédit est non-limitatif et sans attribution d’exercice, c’est beaucoup pour une mesure qui, initialement, en 2010, lorsque les allocations familiales (exportables) ont été limitées aux enfants n’ayant pas encore atteint l’âge adulte et remplacées par un système de bourses et de prêts généreux réservé aux nationaux, sans considération de sélectivité sociale, a aussi été défendue par la majorité comme une mesure d’économie !
Si donc les journées sont relativement calmes route d’Esch, ce n’est pas par manque d’intérêt de la part des concernés – au contraire, beaucoup de familles de travailleurs frontaliers appellent tous les jours pour avoir des renseignements sur leur éligibilité et les modalités à suivre –, mais parce que, depuis cette rentrée, les formulaires de demande doivent être impérativement téléchargés sur le site du Cedies. « Pour nous, c’est une simplification administrative énorme, affirme Jerry Lenert, coordinateur du Cedies depuis octobre dernier. Avant, nous devions envoyer 16 000 formulaires par courrier postal, ce qui nous coûtait cher en temps, en enveloppes, en timbres... Entre le 9 juillet et le 1er août, nous avons tout fait pour être prêts – et nous le sommes ! » Le système de distribution de clés USB instauré il y a deux ou trois ans s’était vite avéré inefficace, les clés s’étant toutes perdues après quelques semaines.
Mais tout le monde n’est pas encore conscient de la nouvelle procédure pour l’obtention du formulaire de demande. Alors il y a le père de famille inquiet qui vient se renseigner et emporte, par précaution, un sachet plein de brochures d’information sur les études supérieures à l’étranger, le papy dépassé par Internet qui veut absolument avoir son formulaire papier sur place, la future étudiante qui découvre cet univers et vient avec ses parents pour se renseigner, ceux qui appellent encore et encore parce qu’ils ont oublié une question lors du dernier appel.
Tous ont jusqu’au 30 novembre pour remettre leur dossier de demande avec nombre de pièces justificatives. Qui ne changent pas pour les étudiants résidents. Mais pour les enfants des travailleurs frontaliers, il faudra prouver que leurs parents sont bien employés de manière ininterrompue au Luxembourg depuis cinq ans d’affilée, et ce au moins à cinquante pour cent du travail légal – ce qui constitue ce « lien avec l’économie » proposé comme critère de sélection par la Cour européenne –, et, plus difficile encore, des pièces justificatives sur les aides financières qu’ils obtiennent (ou pas) dans leur pays de résidence. Car la loi prévoit une mesure de non-cumul des aides : si l’étudiant reçoit une quelconque bourse en France, en Allemagne ou en Belgique pour ses études, elle sera déduite du montant qu’il pourra toucher au Luxembourg.
Tout cela risque de durer, même si le ministère luxembourgeois a déjà contacté ses homologues dans les trois pays voisins pour savoir quelles pièces peuvent être efficacement échangées. Mais, surtout, le nouveau système, certes provisoire, risque d’introduire de nouvelles inégalités : par exemple une discrimination à rebours, car certains jeunes, notamment résidents allemands, touchent des allocations familiales après 18 ans, qui sont considérées comme mesures sociales et ne peuvent donc pas être déduites de cette aide financière luxembourgeoise – alors que les allocations familiales luxembourgeoises s’arrêtent à l’âge de la majorité. En outre, la plupart des pays ont un système de sélectivité sociale – les enfants de familles aisées ne touchent pas de bourses –, alors que François Biltgen s’était enorgueilli d’avoir supprimé ce critère pour ne considérer que l’« autonomie de l’étudiant » : les enfants de frontaliers gagnant bien leur vie, exclus des aides chez eux, auront donc forcément droit aux mêmes 6 500 euros de bourse que les Luxembourgeois. Ce qui n’est qu’égalitaire, mais étonnant dans un contexte politique où la majorité politique prône la « sélectivité sociale » à tout va, veut limiter toutes sortes d’aides au plus nécessiteux et estime que le salaire social minimum et le revenu minimum garanti sont trop élevés. En outre, s’insurgent les syndicats, l’application rigoureuse de la clause des cinq ans de travail ininterrompu au Luxembourg risque d’exclure ceux qui, d’une manière ou d’une autre, avaient une petite période d’inactivité, ne seraient-ce que de quelques jours, entre deux emplois ou, par exemple, les restraités... Et quid des étudiants luxembourgeois qui reçoivent aussi une aide financière, par exemple au logement, dans le pays de leurs études ? Devront-ils aussi les déduire de leur bourse ? Beaucoup de questions de détail restent floues.
Tout comme l’est le nombre de demandes que l’on recevra au final. En 2012/2013, le Cedies a enregistré quelque 16 000 demandes d’aides, contre 15 000 en 2011/2012, dont la très grosse majorité, plus de 90 pour cent, sont en règle générale accordées. À cela pourraient s’ajouter quelque 13 000 enfants de travailleurs frontaliers. Mais on ignore encore ce qu’il en est de la rétroactivité de la mesure : est-ce que tous les travailleurs frontaliers auront droit à ces bourses de manière rétroactive, à la rentrée 2010/2011 ? Ou seulement ceux, ils étaient presque un millier, qui ont déposé une plainte dans ce sens devant le Tribunal administratif ? Le tribunal, qui avait posé cette question préjudicielle à la Cour européenne tranchée en juin, doit émettre son jugement à la rentrée. En réponse à une question parlementaire de Serge Urbany (Déi Lénk), la ministre a annoncé que tous ceux qui n’avaient pas fait de recours devant les tribunaux se verront refuser la rétroactivité. Les syndicats ont déjà fait savoir que, si cette rétroactivité était attribuée aux plaignants, ils demanderaient qu’elle le soit à toutes les familles concernées. S’il le faut avec des nouveaux recours. En attendant, entre les élections anticipées et l’incertitude quant à la stratégie qu’adoptera le prochain gouvernement pour régler définitivement la question d’une aide financière égalitaire, qui permette à tous les jeunes de faire des études supérieures en temps de dèche financière s’ils le désirent, l’administration tente, avec des petites fontaines feng shui s’il le faut, de faire régner le calme et la sérénité.