Qui se souvient de la beauté d’une salle bondée de la Philharmonie, lorsque mille personnes se lèvent ensemble pour une standing ovation à la fin d’une symphonie beethovenienne ou d’un concert de musique du monde particulièrement entraînant ? Qui sait encore le goût de la bière prise dans la cour devant Den Atelier, route de Hollerich, entre la première partie et le main act d’un concert de rock ? De l’enthousiasme ou de la tristesse ressentis en commun avec des centaines de spectateurs dans une salle de théâtre ou de cinéma ? De ce moment où on est transporté par une belle lumière dans un musée, interpellé, touché ou énervé par une installation, une peinture, une sculpture ? Les infrastructures culturelles fermées sont un crève-cœur pour le public, les artistes et les personnels professionnels. Mais cette fermeture forcée a aussi d’inévitables conséquences économiques, pour les producteurs et pour les artistes, voire pour le public.
En premier, ce furent les spectateurs, alertés par les articles dans la presse internationale sur ce qui se passait d’abord en Chine, puis en Italie et en France, qui ne sont plus venus. De premières initiatives, en début du mois, de réduire les jauges dans les salles fermées, d’abord à mille personnes, puis à une centaine, eurent des conséquences économiques désastreuses dans le spectacle, surtout les grands concerts de rock : les mêmes frais, mais pas les mêmes rentrées d’argent. « De telles ‘recommandations’ vous font le coup du lapin en tant qu’organisateurs », constate Michel Welter, associé-gérant de A-Promotions, la marque commerciale de la salle de concerts privée Den Atelier. Puis vint la deuxième phase : face au risque financier de tournées dans des configurations de salle réduites (mille tickets vendus au lieu de 5 000 ou 8 000), les tour managers reportèrent, voire annulèrent des tournées entières. C’est déjà mieux pour les salles, les tickets gardent leur validité à une autre date.
Puis vient jeudi 12 mars : le ministère de la Culture invite les principaux responsables d’institutions culturelles, privées comme publiques, à une réunion de concertation. Le LuxFilmFest s’arrête, les instituts publics, des Archives nationales aux Rotondes, en passant par les musées, les salles de spectacles ou les bibliothèques, ferment leurs portes au public dès le lendemain, par mesure de précaution, afin d’endiguer la propagation du virus. Mais en coulisses, les activités continuent : les musiciens et les acteurs répètent leurs prochains concerts ou pièces, les plasticiens réfléchissent à leurs accrochages, les organisateurs à des formats de médiatisation originaux. Jusqu’au frein définitif du dimanche soir et l’annonce d’un confinement quasi total pour toute la société. La fête est finie.
« Le ministère de la Culture est énormément à l’écoute », se réjouit Michel Welter, Jo Kox s’enquérant quasi quotidiennement des besoins de soutien des structures culturelles. La situation de « cas de force majeure » permet aux organisateurs de ne pas payer les contrats des concerts qui ont dû être annulés à l’insu de leur plein gré. En tant que structure privée, Den Atelier doit assurer ses propres ressources économiques. Après deux « bonnes années », il peut puiser dans ses réserves afin de payer les salaires des sept employés en télétravail ou des honoraires pour les techniciens free-lance, « qui font partie de la famille ». Actuellement, Den Atelier part du principe que les concerts qui ne peuvent pas se jouer en ce moment seront simplement repoussés à plus tard dans la saison – avec la grande inconnue de la durée de l’état d’urgence. « Nous considérons aujourd’hui que nous fonctionnons en différé, que nous sommes momentanément à l’arrêt », explique Michel Welter, qui s’inquiète toutefois du fait que la date de la reprise est incertaine et que cette dernière risque d’être difficile. En ce moment, le public n’achète pas de tickets pour les concerts de la deuxième partie de l’année. Zéro.
« Nous essayons de trouver des solutions constructives au cas par cas », explique aussi Stephan
Gehmacher, le directeur général de la Philharmonie. La situation de la maison du Kirchberg est à la fois plus complexe et plus confortable. Plus complexe parce qu’elle accueille des formations très diverses, de l’orchestre international au projet pédagogique avec des artistes locaux, dont chacune demande une réponse individuelle à l’annulation du spectacle. Et qu’elle gère, à côté, un orchestre maison, l’OPL, avec plus de cent musiciens employés est à considérer aussi. Plus confortable, parce qu’une très grande partie de son financement, notamment les salaires, est garantie par la généreuse dotation de l’État. « Nous tentons de reprogrammer surtout les petits projets, afin que les artistes soient payés », promet Gehmacher. Encore faudrait-il trouver des dates disponibles, parce la programmation de la prochaine saison est quasi bouclée ; la production de la brochure de la saison est une des tâches du personnel administratif en télétravail. La deuxième étant l’accueil téléphonique ou par courriel des clients, qui peuvent obtenir un remboursement ou un bon de la valeur de leurs tickets.
La situation est similaire dans le domaine des théâtres. Par exemple des deux maisons communales que sont Les Théâtres de la Ville et le Escher Theater. « Il faut savoir que pour des artistes, ne pas pouvoir jouer est la pire chose qui puisse leur arriver », souligne Tom Leick-Burns, le directeur des Théâtres de la Ville. Dans la mesure du possible, sa maison essaie d’honorer les cachets des acteurs et autres professionnels indépendants qui travaillent sur les productions in-house et de décaler alors les dates des représentations vers l’été – sans que cela n’entre en collision ni avec le festival d’Avignon, ni avec les travaux d’entretien technique des équipements. Les accueils internationaux sont soit refixés, soit carrément annulés, sur base du cas de force majeur. « La situation actuelle prouve à quel point tout le système basé sur les indépendants est fragile, constate aussi Carole Lorang, la directrice du Escher Theater. Mais il faut absolument que nous soyons solidaires, il y a des existences en jeu ! » Elle paye les salaires de toutes les productions maison, même annulées, et tente de les refixer aussi.
« Les frustrations sont bien sûr énormes lorsqu’on a commencé à travailler sur une production, qui doit ensuite être annulée », sait aussi Myriam Muller, actrice, metteuse en scène et directrice artistique du Théâtre du Centaure. « En tant que théâtre privé, mais subventionné, nous essayons de soutenir les artistes tant que nous pouvons, en honorant leurs contrats et en refixant les représentations. » Un des prochains spectacles du Centaure devait être Bug de Tracy Letts. Sur l’affiche, on voit Myriam Muller portant un masque de respiration, un appareil de désinfection entre les mains. Depuis l’impression de la brochure, la réalité a dépassé la fiction.