Aldaleney refuse de parler de l’époque où il a été garde du corps de feu le dictateur Saddam Hussein. En 2006 il a quitté l’Irak après la chute du régime, de peur de se faire lyncher par ses compatriotes. Première destination : la Syrie. Mais une autre guerre l’a poursuivi dans ce pays qu’il a dû abandonner pour s’installer en Turquie. « Je comptais me rendre en Autriche où j’ai des amis, raconte-t-il. Je suis entré illégalement en Roumanie, mais j’ai été arrêté à l’ouest du pays après avoir voyagé trois jours et trois nuits caché dans un camion. »
Aldaleney vit actuellement dans le foyer d’asile de Giurgiu, petite ville située au sud de la Roumanie sur le Danube. Le flux des réfugiés qui ont pris d’assaut l’Europe n’étonne pas cet homme. « Ils vont continuer à venir en masse, explique-t-il. C’est dangereux de rester en Macédoine, en Turquie c’est plein, c’est normal qu’ils choisissent l’Europe, c’est leur seule chance. L’Union européenne doit trouver une solution. Parmi eux il y a des femmes et des enfants dont la vie est en danger tous les jours. » Aldaleney n’avait jamais imaginé que son périple vers l’Occident le mènerait en Roumanie, où le salaire moyen est de 350 euros. Malgré l’adhésion de ce pays à l’UE en 2007, le niveau de vie est loin des rêves de ce réfugié irakien. Les autorités roumaines offrent aux réfugiés une place dans un foyer, une aide de 125 euros par mois et l’équivalent de 80 centimes d’euro par jour pour se nourrir. « On ne peut pas vivre avec cet argent, affirme Aldaleney. Je veux travailler pour un vrai salaire, mais je ne trouve pas de travail. »
La Roumanie compte 59 000 étrangers venus des quatre coins du monde pour y trouver une vie meilleure. Les six foyers d’asile mis en place à Bucarest et à proximité des frontières peuvent accueillir jusqu’à 1 500 réfugiés et vingt pour cent des places sont déjà occupées. En juillet dernier la Roumanie avait accepté la proposition de la Commission européenne de prendre en charge 1 700 réfugiés, mais le nouveau flux migratoire a changé la donne. Bruxelles demande maintenant à Bucarest d’accueillir un quota de 6 400 réfugiés. La nouvelle a été reçue avec frilosité. « Les quotas obligatoires, calculés de manière très bureaucratique sans consulter les États membres ne sont pas une solution, a déclaré le président roumain Klaus Iohannis. Il s’agit d'êtres humains et non de pièces de monnaie qui doivent être comptées. »
La Roumanie et la Bulgarie, entrées dans l’UE en 2007 mais pas encore intégrées dans l’espace Schengen, se montrent très réservées quant à une arrivée massive de réfugiés. Les autorités des deux pays prennent aussi en compte une opinion publique hostile à l’arrivée des réfugiés. Une opposition encore plus dure à la politique des quotas proposée par Bruxelles se manifeste actuellement en Pologne, République Tchèque, Slovaquie et Lettonie, sans parler de la Hongrie exaspérée par la masse de réfugiés qui déferlent sur son territoire. Les 28 États membres de l’Union européenne ont adopté cette semaine « à une large majorité » la répartition de 120 000 réfugiés arrivés récemment. Sans surprise, les quatre pays d’Europe de l’Est hostiles aux quotas de répartition ont voté contre la proposition de Bruxelles.
Lundi 21 septembre, le Premier ministre hongrois, le populiste Viktor Orban, a renforcé les pouvoirs de la police et de l’armée désormais autorisées à ouvrir le feu pour protéger les frontières du pays. « Les réfugiés nous submergent, a-t-il déclaré devant le parlement. Ils ne frappent pas à notre porte, ils l’enfoncent. »
Même son de cloche dans les déclarations de la Première ministre polonaise Ewa Kopacz faites le même jour. « Nous ne comptons prendre en charge qu’un nombre symbolique de réfugiés, a-t-elle affirmé. Dans les années 1990, la Pologne a déjà accepté 80 000 réfugiés tchétchènes sur son territoire. » Quant au Premier ministre slovaque, Robert Fico, il a préféré jouer sur l’image des mosquées : « La Slovaquie est un pays chrétien, nous ne pouvons pas tolérer l’afflux de 300 000 à 400 000 immigrés musulmans qui vont vouloir construire des mosquées partout dans le pays et essayer de changer la nature, la culture et les valeurs de notre État. » Ces discours anti-immigration sont censés rassurer une opinion publique hostile aux réfugiés. Selon le dernier Eurobaromètre, l’immigration est un sujet d’inquiétudes pour 81 pour cent des Tchèques, 80 pour cent des Slovaques, 77 pour cent des Lettons et 75 pour cent des Polonais. À titre de comparaison : la moyenne européenne est de 56 pour cent de sentiments négatifs.
Pourtant, les pays de l’Europe de l’Est ont connu, eux aussi, leurs propres vagues migratoires. Après l’insurrection hongroise de 1956, plus de 200 000 Hongrois sont venus en Occident. Le même nombre de Tchécoslovaques a fui le pays après l’écrasement du « Printemps de Prague » en 1968. Plus de 250 000 Polonais se sont réfugiés à l’Ouest après la proclamation de la loi martiale en 1981, qui a mis fin à l’expérience de « Solidarité ». Amnésie de l’histoire ? « Les pays de l’Est ont été ravagés par le régime communiste, explique l’historien roumain Serban Carstea. Nous nous considérons en quelque sorte comme des victimes et nous estimons que les pays occidentaux ont une dette envers nous, parce qu’ils nous ont abandonnés après la guerre. Avec la décolonisation, les pays occidentaux ont mis en place un modèle libéral de sociétés multiculturelles alors qu’en Europe de l’Est, les sociétés ont été fermées jusqu’en 1989. On ne change pas de modèle de société en un temps aussi court. »
S’ajoute aux différences culturelles l’écart économique qui sépare encore la « veille Europe » de la « nouvelle Europe ». Avec un salaire moyen de 350 euros qui leur assure à peine la survie, les Roumains ne voient pas d’un bon œil l’effort financier que devrait faire leur pays pour le compte des réfugiés. « Les gens souffrent quand ils vont au supermarché et qu’ils trouvent des produits au même prix qu’en Europe occidentale, a déclaré l’analyste Stefan Bode. Ils comparent leur salaire avec ceux de l’Ouest et estiment qu’ils sont encore condamnés à souffrir après avoir subi les pénuries de l’époque communiste. C’est aussi pour cette raison qu’ils sont moins sensibles au sort des réfugiés. Ils peuvent compatir avec eux, mais ils sont moins disposés à partager leurs ressources avec les migrants. »
Pour l’instant les pays de l’Europe de l’Est ont été épargnés par les attentats terroristes. L’arrivée de réfugiés musulmans pose un problème dans ces pays qui n’ont pas l’habitude de ce genre d’événement et souhaitent préserver à tout prix leur tranquillité. L’actuel flux migratoire touche la Roumanie sur un terrain miné. Au mois de mai le Premier ministre socialiste Victor Ponta a offert un énorme terrain situé à Bucarest à l’Etat turc qui s’apprête à y construire la plus grande mosquée d’Europe. Mais ce projet est loin de faire l’unanimité et alimente la peur de l’islam. « Il est inadmissible qu’un pays qui a lutté pendant des siècles contre l’installation d’éléments religieux musulmans sur son territoire devienne un centre de propagation de l’islam », a déclaré l’historien Neagu Djuvara. L’ancien président Traian Basescu (2004-2014) est venu en personne dans l’arène publique pour dénoncer le projet. « Au moment où l’islamisme s’étend dans les Balkans, notre Premier ministre décide d’approuver la construction de la plus grande mosquée d’Europe, qui disposera également d’une université pouvant accueillir 6 000 étudiants, a-t-il affirmé le 5 juillet. Il n’y a pas de plus grand risque pour la sécurité nationale que de faire venir des étudiants musulmans en Roumanie et de les exporter en Europe. C’est une décision irresponsable. » En Roumanie, comme dans l’ensemble de l’ancien bloc communiste, la peur continue d’alimenter la frilosité face au défi de l’immigration.