Conditions d'emploi auprès de la Commission européenne

« Salvajismo »

d'Lëtzebuerger Land vom 12.02.2009

« C’est plus que du libéralisme... La politique du personnel de la Com­mission, c’est du... ‘salvajismo’... » Mi­guel Vicente-Nuñez cherche le mot exact en français. C’est « sauvagerie ». Le secrétaire politique de l’Union syndicale (US), syndicat majoritaire parmi les quelque 4 000 fonctionnaires de la Commission au Luxembourg1, n’y va pas par quatre chemins : depuis la réforme du statut des fonctionnaires européens de 2004 et les élargissements successifs de l’Union en 2004 et 2007, les conditions d’emploi se sont dégradées très rapidement. Les jeunes sont catégoriquement recrutés sous des statuts très inférieurs à ceux qui s’appliquaient avant 2004, majoritairement et malgré leurs diplômes universitaires, en tant qu’assistants administratifs grade AST1, et gagnent alors aux alentours de 2 000 euros. Selon l’US, entre 25 et 30 pour cent du personnel actuel seraient dans ce cas ; plus de mille nouvelles recrues sont arrivées au Luxem­bourg en quatre ans.

À cela s’ajoutent quelque 350 agents contractuels, un nouveau statut également, qui permet le recours à des contrats à durée déterminée pouvant aller jusqu’à trois ans (et vont souvent au-delà) et qui non seulement précarisent des postes de travail qui auparavant étaient occupés par des fonctionnaires, mais en plus permettent de recruter à des salaires nettement en dessous des normes de la fonction publique européenne. L’entrée de la grille se situe, depuis la dernière révision de décembre 2008, à 1 780 euros – soit 139 euros au-dessus du salaire social minimal pour travailleurs non-qualifiés et 190 euros sous celui du travailleur qualifié, en vigeur au Luxembourg depuis le 1er janvier de cette année. 

Une troisième catégorie, les intérimaires embauchés via des sociétés qui se voient attribuer un marché pluriannuel sur appel d’offre, seraient même payés en-dessous de ces normes sociales, selon les syndicats, ce qui a provoqué, le 11 décembre 2008, une question parlementaire de Ben Fayot (LSAP) au ministre du Travail et de l’Emploi, François Bilt­gen (CSV). Ce dernier a transmis la question à l’Inspection du travail et des mines, qui, depuis, a déjà pris un premier rendez-vous avec les syndicats pour sonder l’affaire.

L’US a d’ailleurs une affaire pendante devant le Tribunal de la fonction publique européenne sur la question de la précarisation des emplois et son inadéquation au droit social européen. « Il nous faudrait arriver à faire condamner la Commission, lance aussi Jacques Phlypo, secrétaire politique de Solidarité européenne (SE), le deuxième syndicat. C’est une zone de non-droit ici ! » Son organisation a déjà saisi le Bureau international du travail, pour lui demander de statuer sur la question concernant le droit applicable aux employés des institutions européennes – celui du pays d’accueil ? les normes minimales européennes ? Ce dernier a laconiquement répondu que leurs conditions d’embauche étaient définies par règlement du conseil des ministres des États membres et que donc elles étaient hors cadre. 

Pour les syndicats, c’est inconcevable que la Commission viole elle-même ses propres directives et ignore l’engagement social qu’elle aime afficher à l’encontre de ses pays membres. « Franchement, cela m’étonnerait. Nous allons analyser de près ces contrats et statuts, promet Nicolas Schmit (LSAP), ministre délégué aux Affaires étrangères et responsable de la politique du siège. Mais franchement, s’ils étaient effectivement sous les normes sociales luxembourgeoises et européennes, cela ne correspondrait en rien à ma vision de l’Europe ! » 

Pour le Luxembourg, ce qui est en jeu, outre l’application des principes de droit social, c’est aussi la solidité du siège européen. Car là où les institutions comme la Banque europé­enne d’investissement, la Cour des comptes, l’Office des publications ou la Cour de justice des Communautés européennes sont solidement ancrées au grand-duché – et viennent d’investir pour agrandir leurs infrastructures – les syndicats, mais aussi des observateurs avertis comme le spécialiste de la question au parlement luxembourgeois, Ben Fayot, constatent une érosion des offices du Parlement européen (2 500 postes) et de la Commis­sion qui va en s’accélérant.

« Dieu est à Bruxelles ! » aime à plaisanter Jacques Phlypo avec cet incomparable accent belge et son bon mot résume en fait exactement la situation : pour la Commission par exemple, les directions générales ont peu à peu délocalisé leur core business à Bruxelles, il ne reste au Luxembourg que des bribes de services. L’accord Polfer/Kinnock de 2003 ne fixait que le nombre d’emplois garantis au grand-duché, mais pas le nombre de postes de décision. Ainsi, la direction générale personnel et administration a délocalisé toute sa structure décisionnelle à Bruxelles, le seul poste qui reste au Luxembourg a le grade de « chef d’unité ». Donc, si le ministère luxembourgeois veut discuter d’affaires administratives et du personnel, il doit contacter Bruxelles.

Parce qu’ils en ont ras-le-bol – « on ne nous écoute pas du tout », « il n’y a aucun dialogue social avec le commissaire Siim Kallas » –, les syndicats, visiblement très attachés au grand-duché, ont décidé d’alerter l’opinion publique luxembourgeoise. Solidarité européenne a même développé une « plate-forme de revendications » avec neuf points qui concernent directement leur qualité de vie, de l’organisation de la future deuxième école européenne à Mamer, en passant par les infrastructures de garde d’enfants, mais aussi sociales, culturelles ou sportives, jusqu’au logement (comment payer un loyer luxembourgeois en gagnant 1 780 euros ?) ou la perte d’attractivité de la carrière. Ce catalogue, ils l’ont adres­sé à tous les partis politiques luxembourgeois, leur posant des questions concrètes comme : Êtes-vous prêts à renégocier l’accord Polfer/Kinnock ? Allez-vous vous engager pour une amélioration des transports vers Bruxelles ? Tous les partis, à l’exception du CSV et de La Gauche, les ont reçus pour en discuter – et beaucoup sont tombés des nues de constater que les employés européens ne sont plus ces nantis que dépeint le préjugé. Vendredi prochain, SE présentera ses conclusions de cette action à la presse. 

« Nous sommes aujourd’hui presque 11 000 employés dans toutes les institutions européennes au Luxembourg. En y ajoutant nos familles, nous arrivons facilement à une communauté de plus de 30 000 personnes. Nous représentons aussi un impact économique important pour le pays ! » soulignent Martial Ott, président de Soli­darité européenne et Michel Thierry, membre du bureau exécutif. Ils sont au Luxembourg depuis plus de vingt ans et connaissent bien ses rouages, ses ficelles politiques et les négociations en coulisses qui mènent vers un accord sur, par exemple, l’implantation de l’école européenne loin du Kirchberg ou un projet immobilier qui s’éternise. Leur bâtiment, le Jean Monnet, est vétuste, il était prévu que la Commission l’abandonne pour un nouveau, JM2, en 2010. Mais la construction n’a même pas encore été entamée, on parle maintenant de l’horizon 2014, au plus tôt. 

Les questions d’infrastructures européennes ont pourtant été déclarées prioritaires par le gouvernement Juncker/Asselborn. Et les inaugurations successives, en automne dernier, des nouveaux bâtiments de la BEI et de la CJCE étaient des signaux forts de cet engagement. Mais le bâtiment KAD du Parlement, pour lequel il y a eu un concours en 2003 déjà, fait du sur-place pour des raisons de changement de programme, le Jean Monnet 2 de la Commission n’en est encore qu’au stade de projet et l’éternel chantier de l’agrandissement du Centre de conférences, qui devait déjà accueillir la Présidence luxembourgeoise de 2005, va s’étirer au moins jusqu’en 2012. Les politiciens, comme Ben Fayot ou Nicolas Schmit, regrettent tous les deux cette lenteur. 

« Le siège européen nous apporte beaucoup, estime le ministre délégué. Et cela non seulement en termes économiques – même si les retombées de plus de 10 000 emplois sont non négligeables, surtout en temps de crise –, mais aussi en termes politiques. Regardez les retombées internationales dont nous bénéficions durant les trois mois où les conseil des ministres siègent chez nous ! » C’est pour cela que le gouvernement accorde cette priorité à la politique du siège européen – au ministère toutefois, la cellule en charge se compose de trois personnes seulement. « Ces gens font un très bon travail, juge le député Ben Fayot. Mais aussi bien ces fonctionnaires que les politiques ont du mal à se battre contre la bureaucratie européenne, dans laquelle il y a de fortes tendances pour une délocalisation vers Bruxelles. » Dans cette lutte pour des services viables, autonomes, aussi bien de la Commission que du Parlement, qui permettent des carrières internes et garantissent un certain niveau de prise de décision au Luxembourg, les syndicats européens pourraient être des alliés. « Ce qui est certain, selon Nicolas Schmit, c’est que le prochain gouvernement devra renégocier ces présences avec le prochain Parlement européen et la prochaine Commission ! » 

1 L’Union syndicale a reçu 46 pour cent des suffrages et douze sièges à la délégation du personnel lors des dernières élections sociales de 2007, contre 44 pour cent et huit sièges pour Solidarité européenne.

josée hansen
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