Quand Hans Beimler, serrurier de formation, engagé depuis le début de la Première Guerre mondiale dans la Marine impériale allemande, fait des cauchemars, ils ressemblent aux pires scènes de Dunkirk (Christopher Nolan, 2017), musique comprise : des images de noyade dans une mer en feu. « Pourtant, je n’ai jamais même embrassé une fille, jamais fait l’amour », rêve-t-il, trop jeune pour mourir (il a alors 23 ans). Donc c’est comme un paon qu’il promène sa fiancée quelque temps plus tard dans Cuxhaven, il veut l’impressionner et l’invite à aller manger une part de tarte dans une confiserie huppée – qu’il compte payer avec des mois de salaire économisé. Mais que nenni ! Il n’y a plus de tarte, pas même de gâteau, le serveur ne peut leur offrir qu’une tasse de Malzkaffee. Or, lorsque le même serveur passe juste après avec une part de tarte à la crème cachée sous une serviette pour l’amener à l’arrière-salle, réservée aux officiers, cela fait sortir Beimler de ses gonds. Il y va, vole la tarte pour l’amener à sa chérie. Ainsi naîtra la mutinerie de la Marine, parce que les marins n’acceptent plus qu’ils doivent se faire tuer pour une hiérarchie et une patrie qui ne font rien pour eux. Le socialisme, c’est de la tarte à la crème pour tout le monde ! – de cela, Beimler sera désormais convaincu. Il sera un des fondateurs du Parti communiste allemand et siègera même comme député au Reichstag.
Hans Beimler, interprété ici par Jan Krauter (Tat-ort, Soko...), est le premier personnage que l’on rencontre dans la série de docu-fiction 1918-1939 Krieg der Träume / Les rêves brisés de l’entre-deux-guerres, qui sera diffusée à partir du 11 septembre sur Arte et ARD. Si on vous en parle ici plus que des autres séries télévisées allemandes, c’est parce qu’il s’agit d’une coproduction luxembourgeoise via Nicolas Steil (Iris Productions), qu’elle a été cofinancée à hauteur de deux millions d’euros par le Filmfund luxembourgeois et en très grande partie tournée au grand-duché, en 2017. Donc plein de Luxembourgeois ont travaillé dessus : Jean-Louis Schlesser a contribué au scénario (avec le concepteur Jan Peter, Frédéric Goupil et Camilla Ahlgren), Uli Simon signe les costumes, Katja Reinert a assuré le maquillage et côté acteurs, on a plaisir à y retrouver e.a. Luc Feit, André Jung ou Claude de Demo – à côté d’une foultitude de visages connus des scènes et écrans autochtones parmi les 120 acteurs et plus de 700 figurants qui ont contribué à la série. Rien que pour ce qui est de la production, effets spéciaux et surtout recherche documentaire, Krieg der Träume est simplement époustouflant.
Jan Peter, son inventeur, showrunner et principal réalisateur, avait déjà développé le concept de la série de docu-fiction pour 14 – Tagebücher des Ersten Weltkriegs initialement diffusée sur Arte en 2014 : il se base sur des personnages, faits, textes et images réels pour développer une brillante fresque historique, formellement étonnante et captivante par ses histoires. Pour célébrer le centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale, le 11 novembre prochain, Peter et son équipe furent extrêmement ambitieux : ils veulent expliquer la politique mondiale de l’entre-deux-guerres, montrer comment la Première Guerre a engendré la Deuxième, comment la radicalisation des idéologies, que ce soit d’extrême-gauche ou d’extrême-droite, a mené tout droit vers la prochaine catastrophe.
Pour ce faire, tout en s’adressant à un public aussi large que possible, les auteurs ont eu recours à une double astuce : premièrement, ils racontent des sorts individuels de personnages célèbres, entre amour, haine, admiration et trahison. Et deuxièmement, ils le font avec une forme très contemporaine, celle qui est née de l’avènement d’internet et qu’utilisent désormais le journalisme, le roman ou la musique : celle du multilayering, du collage de nombreuses sources en plusieurs strates. Ainsi, la série est ubiquitaire et raconte la guerre et ses suites aussi bien en Sibérie qu’aux États-Unis, en France, en Italie, en Belgique, en Allemagne ou au Vietnam (en langue originale sous-titrée ou doublée). Mais elle est aussi riche en références en citant des poèmes, des récits personnels, des romans, des essais, des articles de presse sur des images historiques, pellicule, affiches, photos animées... Ce n’est jamais ennuyeux, peut-être juste parfois un peu trop mélodramatique (surtout à cause de la musique de Laurent Eyquem).
Parmi les treize personnages symbolisant les intérêts et idéologies de l’entre-deux-guerres, on retrouvera donc (à côté du communiste Beimler) Pola Negri, née Apolonia Chalupiec dans une famille très pauvre à Lipno, Pologne, et qui fera carrière au cinéma muet en Allemagne, notamment grâce à Ernst Lubitsch. Marie-Jeanne/May Piqueray est une Française devenue anarchiste par la force des choses – et des injustices qu’elle subit dans sa chaire. Il y a aussi Rudolf Höß, petite frappe nationaliste qui deviendra, grâce à sa rencontre avec Heinrich Himmler, le commandant nazi d’Auschwitz, ou Silvio Crespi, baron du textile et homme politique italien qui signera l’accord de Versailles pour son pays avant de sombrer dans le fascisme, jeté dans les bras du Duce par la crise économique qui mène son entreprise à la ruine. Marina Yurlova était enfant-soldat dès ses quatorze ans, au service du tsar, mais, en fuyant les bolchéviques, atterrira aux États-Unis où elle deviendra danseuse. Else Ottensen fut journaliste et une des premières féministes suédoises luttant pour le droit à la contraception, alors que Nguyen Ai Quoc, le Vietnamien qui revendique la prise en compte des droits des peuples colonisés, deviendra, face à la sourde oreille de l’Occident, le révolutionnaire Ho Chi Minh. Ils sont les jeunes héros d’un nouveau monde qui se dessine à l’aube de la paix de 1918 – et qui, ils vont le découvrir bien vite, n’est ni plus juste, ni plus paisible que l’ancien.
Dans les quatre épisodes que le Land a eu l’occasion de visionner en avant-première, on traverse donc les années 1918 à 1923, des dernières semaines de la guerre et de son immense misère à la mort de Lénine. L’espoir d’une paix durable et de la liberté reconquise – pour danser, fêter, penser ce qu’on veut –, est vite chassé par la dure réalité de la crise économique, faite de chômage et de familles sans pères, tués ou mutilés au front. Les négociations du traité de Versailles finiront par cimenter l’impérialisme américain et à humilier l’Allemagne à tel point que le nazisme s’y propagera comme un feu de paille (malheureusement, les raisons de cette humiliation et de la guerre ne sont pas rappelées dans la série). Les femmes n’ont guère de droits et sont forcées d’avoir des dizaines d’enfants. Mais le modernité se fraye néanmoins un chemin, même timidement, avec des inventions comme le téléphone ou les moyens de contraception (n’étant promues qu’en secret) ou à certains endroits, comme dans les clubs libre-échangistes à Berlin, où règnent le glamour et la drogue. Or, si Versailles redessine la carte de l’Europe en fragmentant les pays et en instaurant de nouvelles (ou en restaurant d’anciennes) frontières, le traité contribue aussi à de nouvelles migrations, chassant des populations entières, comme les Allemands de Silésie.
Et c’est là que Krieg der Träume devient hautement actuel : lorsqu’on regarde la série comme une métaphore du monde d’aujourd’hui. Les idéologies qui s’affrontent, les grandes migrations, les inégalités sociales flagrantes, le cynisme des dirigeants – tout cela pourrait aussi être un commentaire de la situation géopolitique en 2018. Même si aujourd’hui, les premiers persécutés ne sont peut-être plus les Juifs (encore que), ou si les radicalisations ne sont plus organisées par l’exécutif du Komintern à Moscou mais par Daech en Syrie, le tableau ne semble pas avoir changé : les réfugiés, qui sont la conséquence de la violence politique et économique, ne sont les bienvenus nulle part, le nationalisme le plus abject reprend du galon et la paix semble à nouveau compromise.