En s’installant à la présidence de l’audience dans la salle bleue du Tribunal de l’UE ce jeudi après-midi, la juge Maria-José Costeira s’étonne d’emblée que « l’univers de la bière attire tellement de monde ». En réalité, l’affaire en cause, même si elle oppose la Brasserie nationale et son distributeur Munhowen à la Commission européenne, dépasse le seul secteur brassicole. Elle concerne aussi la distribution en gros de boissons, mais surtout le droit de la concurrence et la taille des principales entreprises au Luxembourg.
La famille Lentz, à la tête du numéro un de la bière locale (Brasserie nationale) et de sa filiale Munhowen, numéro un de la distribution de boissons à l’Horeca, conteste l’enquête menée par l’exécutif européen sur l’acquisition début 2024 de Boissons Heintz, numéro deux de ladite distribution au Grand-Duché. Les avocats de la Brasserie nationale soulèvent notamment des problèmes procéduraux qui ont pu affecter les droits de la défense et la sécurité juridique, comme l’utilisation de l’anglais (dans un premier temps) au lieu du français par la Commission. « Mes mandants sont une petite PME et travailler en anglais peut être compliqué », note Jean-Louis Schiltz, par ailleurs président du conseil d’administration de Brasserie nationale, un statut qui va provoquer un incident aux derniers instants de l’audience. Le tribunal ne le remarquera qu’après que la partie adverse n’attire l’attention sur ce fait. « Vous ne pouvez pas être avocat » dans cette procédure, tranchera Maria-José Costeira à l’attention de Schiltz, et lui interdira de répondre aux questions des juges.
Les avocats de Brasserie nationale développent avant cela l’argument selon lequel le préjudice causé par la concentration mise en cause est mal déterminé. « La motivation n’est pas sérieuse, n’est pas documentée, elle est incantatoire. C’est une motivation qui n’est ni faite ni à faire », poursuit Gilbert Parleani, spécialiste parisien du droit commercial et ancien prof de Schiltz à la Sorbonne. Le représentant de la Commission rétorque, lui, que tout a été fait dans les règles de l’art et rappelle qu’il ne s’agit là que d’une notification préliminaire de l’ouverture d’une enquête visant à déterminer si la concentration « pose un risque néfaste sur la concurrence » et avance que Brasserie nationale et Munhowen « pourraient vouloir privilégier la distribution de leurs propres marques ». Argument que reprend volontiers AB Inbev, numéro un mondial de la bière qui intervient dans la procédure : « Le verrouillage de la distribution en gros de la bière permet de favoriser la distribution des marques de Brasserie nationale et d’évincer les produits concurrents », proteste son avocate, Katrien Verraneman. Cette dernière dénonce une position de « superdominance » et trouve « inimaginable qu’une telle concentration puisse échapper à tout contrôle de la concurrence », stigmatisant l’absence de contrôle en la matière au Luxembourg, un cas inédit en UE et un choix du législateur. Katrien Verraneman relève d’ailleurs le sujet politique et « le lobbying efficace mené par l’industrie nationale ».
En janvier 2024, l’acquisition du numéro deux du marché de la distribution par le leader avait déjà laissé paraître des craintes chez les restaurateurs quant à un abus de position de dominante. Les tarifs pourraient être revus à la hausse. Mais il y avait aussi le risque d’une ségrégation par produits : la filiale de distribution de Bofferding qui rachète celle de Diekirch, c’est aussi le risque que les bières Bofferding, Battin et l’eau Lodyss soient privilégiés à la Diekirch et à la bouteille au cheval galopant. Dans une enquête sectorielle publiée en 2019, le Conseil de la Concurrence (ancêtre de l’Autorité du même nom) dénonçait un abus de position dominante dans le circuit de « consommation de bière hors domicile », notamment via des contrats d’exclusivité passés avec les locataires des cafés.
En février 2024, la Commission avait accepté le recours en jugeant que la fusion menaçait « d’affecter de manière significative la concurrence dans le pays demandeur ». « Overall, we consider the transaction an appropriate candidate for referral, as it would otherwise not undergo any merger control review in the European Economic Area », avait expliqué la Commission au Land. La famille Lentz s’était étonnée de cette décision, une première pour une « opération impliquant deux acteurs régionaux » dont le chiffre d’affaires cumulé est inférieur au seuil permettant une saisine de l’exécutif européen. Les actionnaires de la Brasserie nationale souhaiteraient simplement, disent-ils, pouvoir se projeter davantage sur le marché de la Grande-Région et en Alsace où ils écoulent une vingtaine de pour cent de leur production.
Or par l’arrêt Illumina du 3 septembre 2024, la Cour de justice de l’UE a confirmé que la Commission pouvait être saisie quand un État membre ne dispose pas de régime de contrôle des concentrations, relève l’agent de l’exécutif européen à l’audience ce jeudi. L’Autorité de la concurrence, saisie par AB Inbev (qui n’avait pas voulu racheter Boissons Heintz alors que le groupe en était actionnaire à dix pour cent) a saisi la Commission qui l’a notifié à la Brasserie nationale le 14 mars 2024.
« À cet instant, j’ai voulu vendre tout le bazar, mais ma fille (Isabelle Lentz, patronne de Munhowen, nldr) m’en a dissuadé », raconte Georges Lentz au Land. « J’en veux au fonctionnaire (de l’Autorité de la concurrence) d’avoir cafardé à Bruxelles », s’emporte le truculent baron de la bière. Ses avocats se méfient d’ailleurs de son impétuosité : « Ils n’aiment pas trop que je participe aux discussions avec la Commission », sourit Lentz. « Les avocats sont d’accord avec ma proposition d’envoyer un livre du cinquantenaire de la Brasserie nationale à la DG Concurrence, mais s’opposent à ce que je le dédicace », plaisante-t-il. Difficile néanmoins d’expliquer pourquoi AB Inbev a finalement décidé de saisir l’Autorité de la concurrence alors qu’elle avait donné son accord à l’acquisition. Georges Lentz comprend que le groupe fonctionne « en silos » : « Le responsable des fusions-acquisitions s’est dit ‘très bien, je vais me faire une petite commission sur la vente des dix pour cent’. Mais le lendemain, le responsable des distributions s’est inquiété de savoir comment il allait commercialiser ses bières au Luxembourg. »
L’affaire plaidée ce jeudi à la chambre pose la question générale de la possibilité pour les entreprises luxembourgeoises de grandir par croissance externe afin d’attaquer des marchés plus éloignés. Sera-t-il ensuite possible pour Oberweis de racheter Namur, pour Giorgetti de racheter Sopinor ou la Provençale de racheter Grosbusch ? En avril 2022, la Fedil avait organisé un déjeuner au Cercle Munster avec la Commissaire européenne à la Concurrence, Margrethe Vestager. Le vice-président de l’organisation patronale, Jean-Lou Schiltz, et son administrateur Claude Seywert ont tenté de convaincre la vice-présidente de l’exécutif européen qu’il ne fallait pas envisager le marché de référence aux seules frontières nationales, mais plutôt à la Grande Région, que les protagonistes de l’économie luxembourgeoise sont en concurrence avec des entreprises allemandes, belges et françaises. Autour de cette même table (dans une bâtisse appartenant à la famille Lentz) siégeaient aussi Sascha Baillie (alors directrice de Luxinnovation et Mario Grotz, alors directeur pour les questions industrielles au ministère de l’Économie). Leur ministre de tutelle, Franz Fayot (LSAP), envisageait un projet de loi sur le contrôle des concentrations. Le Luxembourg est le seul pays de l’Union européenne à ne pas disposer de loi spécifique. Et la Fedil est fermement opposée à une loi nationale. Dans l’accord de coalition, le gouvernement s’engage à revoir le texte.
Le conseil d’administration de la Brasserie nationale est un concentré de la notabilité économique nationale. Siègent aux côtés de Jean-Louis Schiltz (ancien ministre CSV) : Anouk Agnès (anciennement Alfi et conseillère économique du Premier ministre Bettel), Hubert Clasen (Caves Bernard Massard), Isabelle Faber (Post et anciennement PWC et Cour grand-ducale), Philippe Heisbourg (BHB) et Michel Wurth (ArcelorMittal) figurent aux côtés de Georges et Isabelle Lentz.
Le tribunal de l’Union européenne rendra son jugement dans les prochaines semaines.