Les négociations sur le TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership) ont fait l’objet de nombreux commentaires dans la presse. Peu de choses ont pourtant été dites au sujet de l’impact potentiel de ce traité sur la politique communale. C’est bien l’objet de cet article.
Le mandat de négociation de la Commission européenne, qui a été publié le 17 mars 2013 après de multiples pressions de la part des organisations citoyennes et syndicales, montre clairement que les communes sont bien visées aussi par le TTIP.
L’article 4 note : « Les obligations de l’accord seront obligatoires à tous les niveaux de gouvernement. »
L’article 23 dispose : « Toutes les autorités et entités sous-centrales (comme les États ou les municipalités) devraient se conformer effectivement au chapitre relatif à la protection des investissements de cet accord. »
Et l’article 24 continue : « L’accord visera à accroître l’accès mutuel aux marchés publics à tous les niveaux administratifs (national, régional et local) et dans le domaine des services publics. »
Le TTIP touche les intérêts communaux de quatre manières. Premièrement, il veut protéger les investisseurs privés tout en libéralisant au maximum. L’article 22 du mandat de négociation stipule : « L’objectif des négociations sur l’investissement sera de négocier des dispositions visant la libéralisation et la protection des investissements, (…), en partant des niveaux les plus élevés de libéralisation et des normes les plus élevées de protection que les deux Parties ont négociés à ce jour. Les négociations devraient inclure, en particulier mais pas exclusivement, les normes de traitement et les règles suivantes : a) le traitement juste et équitable, y compris l’interdiction des mesures déraisonnables, arbitraires ou discriminatoires ; b) le traitement national ; c) le traitement de la nation la plus favorisée ; d) la protection contre l’expropriation directe et indirecte, y compris le droit à une indemnisation rapide, adéquate et efficace. »
Il s’agit de soustraire au maximum les multinationales étrangères aux exigences nationales et locales en matière de temps de travail, de salaires, de salaires différés (cotisations patronales), de conditions de travail, de sécurité et d’hygiène, de respect de l’environnement et de fournir des garanties à ces investisseurs.
L’article 23 du mandat de négociation énonce : « (…) L’Accord devrait viser à inclure un mécanisme de règlement des différends investisseur-État efficace et des plus modernes, garantissant la transparence, l’indépendance des arbitres et ce qui est prévu par l’Accord, y compris à travers la possibilité pour les Parties d’appliquer une interprétation contraignante de l’Accord (…). »
L’article 45 du mandat de négociation poursuit : « L’accord comprendra un mécanisme approprié de règlement des différends qui garantira que les parties respectent les règles dont elles sont convenues. L’accord devrait comporter des dispositions offrant des solutions rapides en matière de résolution des problèmes, par exemple un mécanisme de médiation flexible. Ce mécanisme devra tout particulièrement s’attacher à faciliter le règlement des différends concernant les questions relatives aux obstacles non tarifaires. »
Il s’agit, donc, d’habiliter des entreprises multinationales étrangères à poursuivre les États et les collectivités locales devant un mécanisme privé (arbitrage) contraignant qui n’appartient pas au système judiciaire normal, lorsque celles-ci voient leurs bénéfices diminuer en raison de mesures publiques.
De tels tribunaux d’arbitrage privés existent déjà dans d’autres traités, dont notamment ceux conclus entre les Étas-Unis et neuf États de l’Europe de l’Est. Ils ont aussi été inscrits dans le traité de libre-échange Ceta (Comprehensive Economic and Trade Agreement), signé récemment entre l’Union européenne et le Canada. Ces tribunaux sont composés de personnes privées choisies par les parties, qui délibèrent en secret et dont les décisions sont sans appel. En conjonction avec le principe du traitement équitable et juste et celui de l’expropriation indirecte, ils constituent une machinerie redoutable à l’encontre des réglementations actuelles et futures, tant au plan national que local.
Dans une ébauche du TTIP, publié le 27 février 2014 par le journal Die Zeit, le traitement équitable et juste est décrit à l’article 12 à l’aide d’une série d’éléments dont « la violation d’attentes légitimes des investisseurs en matière de mesures gouvernementales ayant un impact sur les investissements » (« A breach of legitimate expectations of investors arising from a government’s specific representations or investment-inducing measures »). Quant à l’expropriation indirecte, elle figure à l’article 14 du texte « leaké » et elle est définie à l’annexe de ce texte comme « une ou des mesures diminuant substantiellement les droits de propriété des investisseurs » (« in that it substantially deprives the investor of the fundamental attributes of property in its investment, including the right to use, enjoy and dispose of its investment »).
La Cnuced (Conférence des Nations-Unies pour la Coopération et le Développement) a dénombré 568 affaires portées devant lesdits tribunaux d’arbitrage. Ce type d’affaires est très lucratif pour les cabinets d’avocats – en moyenne les frais de procédure s’élèvent à huit millions de dollars – ce qui implique que ceux-ci encouragent les entreprises à porter plainte. Si le TTIP avec les ISDS prévus (investor-state dispute settlement / mécanisme de règlement des différends) venait à entrer en vigueur, on pourrait s’attendre à une très forte augmentation du nombre de ces affaires. En effet, d’une part la moitié des investissements de multinationales américaines se trouvent en Europe, ce qui correspondait à 51 000 filiales fin 2013, d’après l’organisation américaine de protection des consommateurs « Public Citizen ». D’autre part, 21 000 multinationales européennes avec une filiale aux États-Unis (RGIT/GTAI 2012 : German-American Trade, Investment and Jobs) pourraient aussi bénéficier de ces droits d’action devant des tribunaux d’arbitrage.
Les trois exemples suivants sont symptomatiques du type d’affaires portées devant les tribunaux d’arbitrage.
L’entreprise américaine Metalclad avait reçu des autorités fédérales mexicaines l’autorisation pour une décharge de déchets spéciaux dans la municipalité de Guadalcázar dans l’État fédéral de San Luis Potosí. Or, craignant une pollution des eaux, la municipalité refusa l’octroi d’une approbation industrielle. Par la suite, les autorités de l’État fédéral ont rejoint la municipalité dans son refus et y ont instauré une réserve naturelle. Metalclad a alors invoqué une « expropriation indirecte » devant le tribunal arbitral prévu dans le cadre du Traité nord-américain de libre-échange et en 2000, le Mexique a été condamné à payer 16,6 millions de dollars américains de dédommagement.
En 2009, la société multinationale suédoise Vatten-fall a poursuivi la Ville de Hambourg devant le tribunal arbitral international prévu dans le cadre du Traité sur la charte de l’énergie, signé par l’Allemagne. Le recours de Vattenfall contestait une mesure de protection des eaux de l’Elbe, introduite par l’administration de l’environnement de la ville, à l’occasion de l’autorisation d’exploitation pour la centrale au charbon « Moorburg ». Vattenfall argumentait que cette mesure rendrait l’exploitation non rentable et réclamait un dédommagement de 1,4 milliard d’euros. En fin de compte, les mesures de protection de l’environnement ont été reduites substantiellement et une autorisation d’exploitation modifiée a été délivrée à Vattenfall.
Un consortium dirigé par le distributeur d’eau Suez a déposé en 2006 une plainte contre la province de Santa Fe en Argentine. Il réclame 200 millions de dollars de dommages et intérets pour « traitement inéquitable et injuste » en raison de la « violation des d’attentes légitimes des investisseurs ». Lors de la dévaluation du peso argentin, les négociations du consortium avec les autorités de la province de Santa Fe sur une adaptation du prix de l’eau n’avaient pas abouti. Devant l’augmentation à ses yeux insuffisante du tarif, le consortium s’était déclaré insolvable et le gouvernement provincial avait alors mis fin à la concession. Dans un premier temps, le tribunal d’arbitrage a donné raison au consortium ; le montant du dédommagement devra encore être fixé.
Il est dès à présent prévisible que, cherchant à éviter des charges judiciaires et des dédommagements importants, les communes éviteront à l’avenir de réguler et plieront bagages devant les menaces proférées par des groupes multinationaux. Cela d’autant plus qu’au niveau du TTIP, en matière de respect des normes sanitaires et physosanitaires (SPS), la charge de la preuve serait renversée par rapport à la pratique européenne actuelle.
L’article 25 du mandat de négociation de la Commission européenne stipule en effet : « Les dispositions du chapitre consacré aux mesures SPS développeront les principes essentiels de l’accord de l’OMC sur les mesures SPS, y compris l’exigence en vertu de laquelle les mesures SPS de chaque partie doivent reposer sur une base scientifique et sur des normes internationales ou sur des évaluations des risques de nature scientifique, tout en reconnaissant le droit des parties à apprécier et gérer les risques conformément au niveau de protection que chaque partie juge approprié, en particulier lorsque les preuves scientifiques pertinentes sont insuffisantes. »
En d’autres termes, ce n’est plus l’entreprise multinationale en cause qui devrait prouver que telle mesure imposée par les pouvoirs publics n’est pas nécessaire pour protéger la population, mais ce sont les pouvoirs publics qui devraient prouver que telle mesure s’impose. C’est ainsi que les choses se passent aux États-Unis.
Une clause de protection spéciale (umbrella clause) est incluse dans le point 12.3. de l’ébauche du chapitre du TTIP sur les investissements et les services, publié par le journal Die Zeit en février 2014. Il stipule: « Each Party shall observe any obligation it has entered into with regard to an investor of the other Party or an investment of such an investor ». Il en résulte que toute violation d’un contrat notamment entre une commune et une multinationale étrangère implique une violation du TTIP, déclenchant par là le mécanisme d’arbitrage contraignant du TTIP via des tribunaux privés au lieu des juridictions normales.
Sous les conditions qui viennent d’être décrites, et qui ressortent du mandat de négociation de la Commission européenne, le « remplacement du système ISDS par un nouveau système de règlement des litiges entre investisseurs et États, soumis aux principes et contrôle démocratiques, où les affaires éventuelles seront traitées dans la transparence par des juges professionnels indépendants, nommés par les pouvoirs publics, en audience publique, et qui comportera un mécanisme d’appel », tel que le propose l’amendement ISDS pour lequel le Parlement européen a voté majoritairement le 8 juillet 2015, ne constitue pas vraiment une alternative : Tout juge doit en effet appliquer la loi ! Or si la loi (le traité) prévoit par exemple qu’un changement de norme sociale ou phytosanitaire, l’introduction une condition précise à l’occasion d’une soumission publique ou encore le paiement d’une subvention à un hôpital communal viole les attentes légitimes des investisseurs ou qu’elle équivaut à une expropriation indirecte du fait qu’elle amoindrit les profits escomptés d’une entreprise multinationale ou encore qu’elle discrimine celle-ci, le juge ne peut faire autrement que de juger en fonction de cette loi (de ce traité) et cela compte tenu des mécanismes de preuve imposés !
L’article 15 du mandat de négociation de la Commission européenne énonce : « Les négociations concernant le commerce de services auront pour objet le maintien du niveau de libéralisation autonome des deux parties au niveau le plus élevé de libéralisation prévu par les ALE en vigueur, conformément à l’article V de l’AGCS, couvrant substantiellement tous les secteurs et tous les modes de prestation, tout en obtenant un nouvel accès au marché grâce à la suppression des obstacles restants, qui existent de longue date, en tenant dûment compte du caractère sensible de certains secteurs. »
Suivant l’article 18 du mandat de négociation, « l’accord ne fera pas obstacle à l’application d’exceptions concernant la prestation de services qui sont compatibles avec les règles de l’OMC applicables en la matière (articles XIV et XIV bis de l’AGCS) ». L’article 20 du mandat de négociation note : « Les services fournis dans l’exercice du pouvoir gouvernemental définis à l’article 1er, paragraphe 3, de l’AGCS seront exclus des présentes négociations. »
Or, la notion de « services fournis dans l’exercice du pouvoir gouvernemental » est très stricte ; elle ne compte pas pour les domaines où des entreprises privées coopèrent déjà, ce qui est le cas pour beaucoup de services communaux (transport, assainissement des eaux, services énergétiques, services éducatifs, services médicaux/hospitaliers, ...).
La liste « leakée » dans le cadre des négociations du traité TiSA, que la Commission européenne prend pour base lors des négociations TTIP contient bien une clause d’exception pour les « public utilities », mais cette clause d’exception comporte des lacunes importantes :
L’exception (liste positive : les secteurs où un accès au marché est accordé sont énumérés ; les autres forment l’exception) ne compte que pour l’accès au marché et non pour le traitement national (liste négative : le traitement national vaut pour tous les secteurs, sauf pour ceux qui sont expressément exclus) ; ainsi, il reste possible pour une multinationale américaine de s’attaquer à des charges/obligations imposées par la commune ou à un subventionnement d’un service communal en invoquant l’argument d’une expropriation directe ou indirecte.
La liste positive TiSA publiée par la Commission comprend les services de distribution et d’assainissement de l’eau (seulement l’eau dans son état naturel est exclue) ainsi que les services publics de transport, énergétiques, éducatifs et médicaux/hospitaliers.
Il résulte de ce qui précède que tous les services communaux qui ne sont pas expressément déclarés non concurrentiels (monopoles) et ceux qui ne font pas l’objet d’une concession deviendront accessibles aux multinationales.
De plus, suivant les principes du « standstill » et du « ratchet », prévus dans le projet de traité TiSA, il n’est plus possible de revenir à un niveau de régulation supérieur à celui qui existe à la date de signature du traité (standstill) respectivement de revenir en arrière pour un service public déjà privatisé (ratchet ou « clause cliquet ») ; cela même si ce service figure sur la liste des exceptions.
Pour mesurer ce que cela signifie, on peut citer le cas de la distribution de l’eau à Paris. La Ville de Paris avait vendu son approvisionnement en eau en 1985 aux groupements de sociétés Veolia et Suez. Au cours des prochaines années, le prix de l’’eau a augmenté de 265 pour cent et toute transparence de gestion fut perdue. En réaction à cette évolution, la Ville de Paris a de nouveau racheté tout le réseau en 2010. Il existe des cas semblables au Portugal ou actuellement à Berlin. Avec TiSA, (et TTIP, puisque la Commission européenne prend TiSA pour base lors des négociations TTIP), un tel rachat n’aurait pas été possible.
Ces deux dispositions posent donc problème d’un point de vue démocratique, car elles empêcheraient les responsables politiques de revenir sur les choix faits par leurs prédécesseurs et de protéger leurs citoyens contre les méfaits, devenus patents, d’une privatisation.
Il n’y a pas encore de texte disponible pour le TTIP, mais le traité Ceta permet de s’orienter. On y trouve dans l’article X14 : « 5. Article X.4 (Market Access), Articles X.6 (National Treatment), X.7 (Most-Favoured-Nation Treatment) and X.8 (Senior Management and Board of Directors) do not apply to: ‘(...) b. subsidies, or government support relating to trade in services, provided by a Party’. »
Il n’est pas interdit de subventionner les services publics, mais dans ce cas, des entreprises multinationales pourraient rendre les autorités communales responsables d’une diminution de bénéfice (expropriation indirecte) en raison de prix plus faibles offerts par des services communaux subventionnés et demander soit d’être dédommagées, soit d’être subventionnées à leur tour. En effet, aucune exclusion n’est prévue en ce qui concerne la protection contre l’expropriation directe et indirecte, y compris le droit à une indemnisation rapide, adéquate et efficace.
L’article 24 du mandat de négociation note : « L’accord visera à accroître l’accès mutuel aux marchés publics à tous les niveaux administratifs (national, régional et local) et dans le domaine des services publics, afin de s’appliquer aux activités pertinentes des entreprises actives dans ce domaine, en garantissant un traitement non moins favorable que celui qui est accordé aux fournisseurs établis sur le territoire de la partie concernée. »
Il n’y a pas encore de texte disponible pour le TTIP, mais on peut prendre comme référence le traité Ceta. Les seuils inscrits dans le traité Ceta s’apparentent aux seuils qui déclenchent une procédure formalisée de soumission publique au niveau européen (voir tableau).
Toutefois, en élargissant les soumissions au « buy transatlantic », et en tenant surtout compte du fait (cf. le point concernant le subventionnement des services pulblics) que tous les services communaux qui ne sont pas expressément déclarés non concurrentiels (monopoles) ou ceux qui ne font pas l’objet d’une concession deviendront accessibles aux multinationales étrangères, le poids de celles-ci va s’accroître énormément, diminuant d’autant l’autonomie d’approvisionnement des communes et la possibilité d’acheter auprès de fournisseurs locaux. Cela vaut notamment pour les réseaux de distribution d’eau, d’énergie ou de transport, les hôpitaux communaux, les écoles, et les services sociaux.
À noter que ces seuils ne pourront plus être relevés unilatéralement par les pays de l’UE, d’où la tendance – avec l’augmentation des prix et des charges – à faire tomber de plus en plus de marchés publics sous l’obligation d’une soumission transatlantique.
Si le traité Ceta offre la possibilité de lier l’attribution d’un marché à des critères d’environnement, il ne le fait pas pour les critères sociaux. Or, les États-Unis n’ont pas ratifié la Convention sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical ni la Convention sur le droit d’organisation et de négociation collective de l’OIT et il faut craindre que les normes sociales en matière de contrats collectifs ne devront jouer aucun rôle lors de l’attribution de marchés publics futurs.
Ainsi, le devoir d’acheter au prix le moins élevé forcerait les communes à négliger les standards sociaux (salaire minimum ; stipulations d’un contrat collectif) et à écarter telle offre locale ou européenne qui respecte ces standards, accroissant d’autant le prix de l’offre.
Il faut mener une discussion démocratique en public et redéfinir les objectifs ! Compte tenu des éléments qui ont été révélés à ce jour sur le TTIP – bien malgré la volonté de ses protagonistes voulant maintenir secret ce qui se prépare –, ce traité porterait un coup fatal à la démocratie et à l’autonomie communale : La libéralisation de tous les services communaux serait à l’ordre du jour ; les normes sociales et environnementales seraient affaiblies au niveau communal ; la politique d’achat autonome des communes serait fortement affectée.
Il faut dès lors arrêter les négociations en cours et en redéfinir les objectifs, suite à une discussion démocratique incluant les citoyens et leurs institutions représentatives.