Avec la catastrophe de Gênes et les révélations qui ont suivi, les Italiens mais aussi les habitants de plusieurs pays d’Europe ont découvert avec effarement l’état de délabrement d’une partie importante de leurs infrastructures de transport, et compris l’urgence d’une politique de grands travaux pour les entretenir ou les remplacer.
Les ponts et viaducs routiers ont été particulièrement sous le projecteur. En Italie, selon le Corriere della Serra, une dizaine d’entre eux se sont effondrés entre 2013 et 2017 ! En France, trente pour cent des quelque 12 000 ponts relevant du domaine public doivent être réparés et sept pour cent présentent même un risque d’effondrement à court terme, soit 840 ouvrages. Un nombre équivalent (800 ponts) ont été déclarés potentiellement dangereux en Allemagne.
Rien de réellement surprenant à cela. Dans l’ouest de l’Europe, de gros investissements avaient été réalisés pendant les « Trente Glorieuses », de sorte que soixante pour cent des ponts actuels datent des années 1950 et 1960, comme le pont Morandi de Gênes ouvert en 1967. Ces équipements ont subi les effets du temps mais surtout d’un trafic intense, jusqu’à dix fois plus élevé que celui pour lequel ils avaient été conçus, et ont vieilli prématurément.
Un constat qui s’applique aussi aux infrastructures routières et ferroviaires. En France, un rapport remis au gouvernement début 2018 avait pointé un « réseau routier vieillissant et dégradé » dont la moitié des chaussées doivent être refaites, au moment même où les intempéries du printemps provoquaient plusieurs effondrements de voies ferrées et que les pannes électriques se multipliaient à la SNCF, créant le chaos dans les gares et les trains.
Parallèlement, à l’occasion du salon international de la construction et des infrastructures Intermat, qui s’est tenu à Paris en avril 2018, ont été présentés les résultats d’une étude chiffrant à 925 milliards d’euros les grands chantiers en cours ou à venir d’ici 2030 dans un échantillon de six pays européens (Allemagne, Belgique, France, Italie, Pays-Bas, Royaume-Uni) et dans tous les domaines : routier, ferroviaire, portuaire, aéroportuaire ainsi que le bâtiment, les ouvrages d’art et les mines et carrières. Parmi les six pays étudiés, l’Allemagne arrivait en tête des investissements programmés, avec 287 milliards d’euros, devant l’Italie (223 milliards d’euros), le Royaume-Uni (167 milliards), la France (139 milliards), les Pays-Bas (63 milliards) et la Belgique (42 milliards).
Des investissements largement alimentés, selon Ricardo Viaggi, secrétaire général du Comité européen des équipements de construction, par le fait que « certains pays ont besoin de réinvestir dans leurs infrastructures ». Peut-on alors voir dans ces projets la solution aux problèmes évoqués un peu partout en Europe après l’effondrement du pont italien ? Loin s’en faut. Une étude détaillée montre en effet que les sommes mobilisées seront surtout affectées à la construction de nouvelles infrastructures, ex nihilo ou en complément d’équipements existants.
C’est notamment le cas en matière ferroviaire. En Allemagne, 182 kilomètres de voies nouvelles, avec deux grands tunnels, seront créées entre Karlsruhe et Rastatt. Entre l’Italie et l’Autriche sera mis en service en 2025 le tunnel du Brenner, qui sera alors le plus long du monde, en attendant l’achèvement prévu en 2028 de la ligne à grande vitesse Lyon-Turin. Le plus gros chantier se situe en France, avec la construction du Grand Paris Express : 25 milliards investis à l’horizon 2030, pour 200 kilomètres de réseau dont 85 pour cent en souterrain. Le projet, déjà en cours et qui sera accéléré en prévision des Jeux Olympiques de 2024, comporte la création de cinq nouvelles lignes de métro automatiques autour de Paris, le prolongement de deux lignes existantes, l’édification de 68 gares et sept centres techniques et l’aménagement de nouveaux quartiers (15 000 logements par an). Mais rien n’est dit des investissements nécessaires à l’entretien des réseaux ferroviaires actuels, très étendus (41 000 km en Allemagne, 30 000 en France et 20 000 en Italie), au trafic dense et rendus vulnérables par leur ancienneté.
En revanche, les investissements routiers font davantage de place à l’entretien et à l’amélioration du réseau existant. C’est le cas en Belgique, avec deux milliards consacrés à la modernisation du Ring de Bruxelles à partir de 2019. En Wallonie, sur la période 2016-2019, 348 millions sont affectés à la réhabilitation du réseau secondaire et 128 millions à celle des autoroutes. Aux Pays-Bas, le projet SAA (Schiphol-Amsterdam-Almere), qui s’étend de 2012 à 2024, est doté de 5,1 milliards d’euros, essentiellement dédiés à l’amélioration des liaisons existantes. En Allemagne, ce sont 67 milliards d’euros qui sont prévus par le plan fédéral BVWP pour « le maintien et la préservation des axes routiers », dont vingt pour cent ne sont plus aux normes en termes de sécurité. En France, les sociétés concessionnaires des autoroutes doivent investir 3,3 milliards d’euros entre 2016 et 2024 pour la rénovation des chaussées et des ponts. Dans ce pays a été décrété en mai 2018 un « plan de sauvegarde des routes nationales » pour entretenir les 2040 km « grandement endommagés », soit 17 pour cent de la longueur totale. On ignore encore les crédits qui seront débloqués au budget 2019, mais le montant de 2018 (800 millions) était très inférieur aux besoins (1,3 milliard).
On peut s’étonner de voir des sommes énormes mobilisées pour des infrastructures nouvelles alors que l’entretien courant des installations, qui nécessite des dépenses beaucoup moins lourdes, n’est pas correctement assuré au prix de risques élevés.
Les nouveaux projets, par leur ampleur, assurent un volant d’activité important pour les professionnels du bâtiment et des travaux publics. Souvent menés dans le cadre de partenariats public-privé, ils sont très rentables pour leurs constructeurs et leurs exploitants. Ils ont un effet structurant pour les régions concernées et un fort impact sur l’investissement et l’emploi. En revanche, la maintenance des infrastructures génère moins de chiffre d’affaires et est plutôt vue comme une charge. Mais même avec des dépenses moindres, le sous-investissement est patent depuis plusieurs années, car l’essentiel de l’entretien repose sur des collectivités locales qui manquent cruellement d’argent. En France, où 80 pour cent du réseau routier dépend de régions, départements et communes dont les budgets ne cessent de se réduire, elles craignent que si rien n’est fait pour les aider, d’ici à vingt ans, plus de soixante pour cent des chaussées pourraient devenir impraticables. Or, d’ores et déjà, un accident de la route sur deux serait lié au mauvais état des routes.
Travaux contestés
Les grands travaux d’infrastructures de transport n’ont pas toujours bonne presse, en raison de leur coût, de la durée des chantiers et des nuisances qu’ils occasionnent. Les associations de riverains et les mouvements écologistes sont les fers de lance de la contestation, qui peut aller jusqu’au plus haut niveau de l’État, comme on l’a vu en France début 2018 avec le renoncement officiel à un projet de nouvel aéroport près de Nantes, qui remontait aux années 1960. En Italie, le parti M5S, membre de la coalition actuellement au pouvoir, est opposé depuis longtemps à la poursuite des travaux de la LGV Lyon-Turin (26 milliards d’euros). En 2009, son leader Bepe Grillo avait fait échouer la construction d’une portion d’autoroute permettant d’alléger le trafic sur le pont Morandi, qualifiant le risque d’effondrement de celui-ci, déjà annoncé par plusieurs experts, de « petite fable ». gc
Et le plan Juncker ?
Le 18 juillet dernier, la Commission européenne annonçait que le « plan Juncker » avait atteint et même dépassé ses objectifs. Annoncé en juillet 2014 pour compenser le déficit d’investissements, évalué à 430 milliards d’euros, dont souffrait l’Union européenne depuis le début de la crise économique et financière, il devait mobiliser 315 milliards d’euros sur trois ans (2015-2018). Finalement le programme du « Fonds européen pour les investissements stratégiques » (FEIS), son nom officiel, qui dépend de la Banque européenne d’investissement (BEI), a rassemblé 335 milliards d’euros, vingt milliards de plus que l’objectif initial.
Le plan Juncker a fait jouer à plein l’effet de levier. En effet la mise initiale de crédits publics était seulement de 21 milliards d’euros, se décomposant en un fonds de garantie de seize milliards d’euros tirés du budget de l’Union européenne et d’une contribution de cinq milliards d’euros de la BEI. Cet apport relativement modeste devait permettre d’emprunter deux fois plus sur le marché obligataire pour constituer une « cagnotte » de 63 milliards d’euros, qui a permis à son tour de réunir d’autres contributions publiques et privées à hauteur de 272 milliards, soit 4,3 fois plus.
Un succès qui a amené le Conseil européen et le Parlement européen, en septembre 2017, à prolonger la durée du plan Juncker et à accroître sa capacité pour atteindre 500 milliards d’euros d’ici à la fin de 2020 (fin de l’actuel cadre financier pluriannuel), tandis que la Commission européenne, de son côté, présentait le 6 juin 2018 sa proposition pour la période suivante (2021-2027) sous le nom de « programme InvestEU » (650 milliards).
Mais les critères d’éligibilité des projets sont tels que le plan Juncker n’est pas du tout adapté au financement de travaux d’entretien ou de maintenance d’infrastructures existantes. Par ailleurs, le transport ne pèse que neuf pour cent du montant total investi. gc