Lieux de culture (4)

Écran blanc

À l’Ariston à l’abandon, cette semaine
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 17.08.2018

Qui se souvient, par une grise soirée de novembre, de la venue à Esch de Tenguiz Abouladzé ? Cela a dû se passer, si ma mémoire est correcte, au tournant des années 1980, à une époque où le Parti communiste luxembourgeois était encore suffisamment présent pour organiser de telles rencontres culturelles. Serrés en rang d’oignon aux premières rangées du cinéma Ariston, les camarades – et quelques cinéphiles curieux – s’étaient déplacés pour découvrir L’arbre des souhaits du réalisateur géorgien qui, quelques années plus tard, allait connaitre une notoriété mondiale tardive avec Repentir, satire féroce du stalinisme annonçant la pérestroïka.

Mais en ce soir d’automne, la figure chétive de l’auteur avait du mal à s’imposer face à son interprète volumineuse qui occupait le devant de la scène et traduisait ses propos en luxembourgeois. À ce moment, l’Ariston, qui avait été ouvert en 1962 comme salle de cinéma du centre paroissial adjacent, comptant, en outre et au fil des réaménagements, des salles de réunion et un jeu de quilles, était déjà passé sous gestion privée et n’adhérait donc plus au code strict des projections ayant le blanc seing de l’office catholique du cinéma (avec son bras armé de la page hebdomadaire des sorties sur grand écran du Luxemburger Wort).

Même époque, autre flash de mémoire : le foyer plein à craquer, la foule des grands jours débordant sur le trottoir mouillé de la rue Pierre Claude, pour la projection en exclusivité nationale de L’empire des sens de Nagisa Oshima. La révélation du festival de Cannes, forte de son succès de scandale et interdite par la censure en Belgique, avait trouvé un refuge inespéré à l’Ariston, accueillant pour l’occasion des amateurs venant d’aussi loin que Liège et Bruxelles (et les lycéens d’Esch au grand complet). Bien sûr, les foudres cléricales avaient banni l’opus dans l’ignominieuse et délectable catégorie « abzuraten/abzulehnen » du LW des films déchus de critique détaillée parce que moralement répréhensibles – ce qui était évidemment une publicité supplémentaire, s’il en fallait.

S’il y a un terme pour caractériser la programmation de la salle à cette époque, c’est bien le mot éclectique : on y découvrait pêle-mêle des sorties récentes avec des stars qui s’appelaient Faye Dunaway ou Charles Bronson, à coté de reprises – pas les moins populaires en termes d’affluence – de grands classiques comme Disney, Chaplin ou encore Certains l’aiment chaud de Billy Wilder. Bien avant la vidéo, les reprises étaient monnaie courante : l’éblouissement de la Trilogie de la vie de Pasolini sur écran large !

Si l’Ariston avait débuté comme salle populaire de quartier, typique de ces années où le rituel de la sortie au cinéma, du moins en fin de semaine, n’avait pas encore baissé les armes devant la télévision et ses succédanés à venir, elle ne l’était déjà plus tout à fait en 1978, année où le gestionnaire paroissial passait le relais. Au Luxembourg comme ailleurs, le cinéma « traditionnel » jetait ses derniers feux, et la fermeture des salles allait se précipiter en parallèle avec le déclin de la sidérurgie et la crise économique de ces années-là. À Esch-sur-Alzette, les cinémas historiques du centre-ville avaient été les premiers à disparaître ; restaient un peu à l’écart, dans l’attente de l’échéance fatidique de leur transformation en bloc d’appartements ou de magasin de meubles, des enseignes comme l’« Empire » ou le « Moderne », le premier, fort de son écran géant et d’une installation sensurround dernier cri, temple des films-catastrophe et d’horreur alors très en vogue (La tour infernale, Tremblement de terre, Les dents de la mer, L’exorciste,…), alors que le « Moderne » faisait du recyclage à tout va, passant allègrement du Pont de la rivière Kwai et de Chinatown au Gendarme en balade et aux inénarrables grivoiseries allemandes d’un cinéma érotique balbutiant.

De toutes ces salles, il n’en allait que rester une à l’orée des années 1980 : l’Ariston, précisément. Pas la plus clinquante, mais une salle de bon aloi. Moins typé dans sa programmation que les écrans concurrents, l’Ariston devait continuer, bon an mal an, à résister héroïquement à la descente aux enfers pourtant lisible en pointillé, jusqu’en 2016, date de la fermeture définitive. Peu avant, je m’étais retrouvé seul spectateur un vendredi soir d’un film qui, à une autre époque, aurait peut-être fait salle comble, Jersey Boys de Clint Eastwood.

Une pétition a bien essayé de relancer la salle, en faisant appel à la Ville d’Esch de reprendre l’écran à son compte. Après des signaux initiaux positifs, on en est sans nouvelles.

La disparition de la dernière « vraie » salle de cinéma de l’ancienne métropole du fer (il y a bien un multiplexe à Belval, mais c’est autre chose) s’insère dans une litanie douloureuse d’éradication récente des lieux de mémoire de la deuxième ville luxembourgeoise : démolition de la gare, du pont ferroviaire « Ronn Bréck » et des bâtiments de la centrale thermique des Terres Rouges qui trônait sur la ville comme un château fort des temps modernes. Il est certain que les changements sociologiques des dernières décennies ont profondément altéré le souvenir de l’ancien haut-lieu de la sidérurgie européenne ; fallait-il pour autant faire table rase des monuments des pas trop lointaines heures de gloire d’Esch-sur-Alzette ?

Dans ce contexte, la destruction de la gare moderniste de Jean Prouvé, passée presque inaperçue et remplacée par un vilain quadrilatère de bureaux, constitue, à plus longue vue, probablement la perte la plus irrémédiable. Non seulement que les réalisations du bureau de Prouvé, témoins architecturaux du début des Trente Glorieuses, connaissent depuis quelques années un regain d’intérêt en France (Nancy a ouvert un espace muséal en l’honneur de Prouvé), mais l’élan des travées de verre et le grand hall inondé de lumière de l’ancienne gare d’Esch symbolisaient bien le désir de modernité et l’optimisme débordant d’une après-guerre industrieuse qui reste « le » grand moment dans l’essor de la « Minettmetropol ». Il n’est pas fortuit de relier cette volonté d’ouverture et de projection en avant aux « projections » sur grand écran : l’expérience en commun, le sentiment d’appartenance à une collectivité de vision, fût-elle temporaire, n’est guère communicable à notre époque d’écrans atomisés et miniaturisés. (Jean Prouvé avait d’ailleurs également signé les guichets du cinéma Marivaux à Luxembourg-Ville, dont la démolition, après une procédure abracadabrante de classement/déclassement à l’inventaire supplémentaire du registre du patrimoine constitue un point noir dans l’histoire de l’urbanisme au Luxembourg. Et puisqu’on a évoqué la venue de Tenguiz Abouladzé à Esch : qui se souvient de la présence, à la même époque, de François Truffaut au Marivaux pour la sortie du dernier chapitre de la saga d’Antoine Doisnel L’amour en fuite ? ).

Y a-t-il un avenir pour l’Ariston ? L’occasion de 2022, quand Esch sera Capitale européenne de la culture, pourrait être un moment propice pour rallumer l’écran blanc. Peut-être que l’on pourrait s’inspirer d’expériences comme celles du Cinéma Nova à Bruxelles, où un collectif motivé a, partiellement soutenu par un sponsoring d’une banque belge, réussi la gageure de transformer depuis quinze ans un ancien cinéma de quartier tombé en déshérence en un lieu de « happenings » alternatifs au mainstream des images, avec un succès qui ne se dément pas. Idéalement situé dans un triangle culturel autour de la Place du Brill comptant déjà un Musée de la Résistance en cours de rénovation et un Théâtre municipal bientôt renouvelé, l’Ariston pourrait devenir le pôle images d’un quartier repensé, qui remettrait la chose culturelle au cœur de la ville. L’énergie créatrice d’Esch a été trop longtemps en veilleuse, alors que la ville pourrait vibrer du potentiel de sa grande diversité. C’est le moment ou jamais !

Ronald Dofing
© 2024 d’Lëtzebuerger Land