À Delme, retour à la peinture de Salon

d'Lëtzebuerger Land du 28.02.2025

Il peut paraître étrange de produire six pages émaillées de citations et de références artistiques pour justifier le fait d’organiser un Salon international de peinture au Centre d’art contemporain-La synagogue de Delme1. Pareille précaution venant de la part du directeur de cette structure semble bien curieuse quand, chaque semaine, se tiennent en France et ailleurs des expositions qui en révèlent la diversité des pratiques et les multiples formes données à son actualisation. La peinture, art du silence, n’en demandait pas tant ; selon les voies de l’abstraction ou de la figuration, mais aussi des chemins indéfinis qui se sont frayés entre elles, la peinture existe de fait, parcourant les siècles comme les aires culturelles, s’imposant à nous dans toute son évidence historique et esthétique.

Organiser en milieu rural un salon de peinture n’en est pas moins un projet tout à fait pertinent, qui réactive à notre époque la grande tradition des salons du XIXe siècle. D’autant plus que cette initiative a lieu dans un cadre aussi lumineux que celui de la synagogue de Delme, ancien lieu cultuel construit en 1881 par Otto Saup et converti, en 1993, en espace d’art contemporain en raison du recul de la pratique judaïque, explicable par la guerre et l’exode rural (le dernier office s’est tenu en 1978). Un écrin parfait, avec son architecture orientalisante et son intérieur étagé particulièrement lumineux, pour accueillir et mettre en valeur des œuvres d’art. Ils sont au total une douzaine d’artistes à dévoiler leurs toiles dans ce lieu singulier, pour la plupart émergents et aux styles disparates, sans unité thématique venant relier leurs travaux. Le principe est donc ouvert, même si on aurait aimé savoir sur quel(s) critère(s) éventuellement ces artistes ont-ils été sélectionnés. De valeur inégale, l’ensemble donne à voir un portrait de notre époque et de ses enjeux démocratiques. Ainsi, par exemple, des peintures numériques réalisées par Audrey Couupé de Kermadec, qui comblent un vide concernant la représentation des femmes queer racisées. Elle le fait en recourant à une esthétique dont les textures luisantes évoquent celles des graffitis, tout en mobilisant des références syncrétiques, de l’iconographie chrétienne à la littérature médiévale, comme dans ce tableau intitulé en créole Négligé fanm nwé ki queer sé on péché, repanti ! (Négliger les femmes noires et queer est un péché, repentissez-vous !, 2022), où cohabitent armure, serpent mordant une main, partage de l’hostie. Aux revendications affirmatives de l’action militante, l’artiste préfère saisir des figures féminines imposantes mais en retrait, pris dans des moments de suspension, de repos, de tendresse. Une façon de déjouer les clichés produits sur la communauté queer, mais aussi de prendre position par rapport à la tendance capitaliste à la surproduction, à l’injonction de toujours en faire plus au risque du burn out ! Une autre proposition remarquable se situe à l’étage supérieur de l’édifice, là où étaient traditionnellement assignées les femmes durant la liturgie juive. On y trouve, de part et d’autre des allées latérales, deux huiles de grand format de Cédric Rivrain, qui se déploient dans des tons sourds, dans un camaïeu de gris, de vert et de bleu pâles. L’une d’elle montre un homme, sweat à capuche et sac sur le dos, étrangement isolé dans la grisaille maladive du métro de Paris (Métro, 2023). Il nous observe d’un regard impassible, comme pour nous interroger sur la condition de l’humain au XXIe siècle, réduit à une particule au sein d’un environnement automatisé. On songe, pour cette étrangeté figurative, à l’œuvre de Jean Rustin et à celle de Lucian Freud, voire à celle de Gilles Aillaud. Sauf qu’à la différence de ce dernier, les animaux emprisonnés sont ici des humains, irréductiblement seuls. La seconde toile de Cédric Rivrain est un portrait de femme (Constance, 2024), qui nous fait face le corps entièrement dévêtu, crâne rasé, assise sur un tabouret au côté d’un interrupteur. Un portrait sensible, admirablement exécuté par le peintre, où le visiteur est happé par la force du regard de la jeune femme, à la fois intense et mystérieux. Pareille impression d’étrangeté se ressent au contact des tableaux à l’acrylique de Matthieu Palud, dont les visages, sans pupilles, oscillent entre la peinture et la sculpture (la portraiture romaine, en l’occurrence).

Autre symptôme d’époque rencontré en cours de déambulation : les toiles de Ash Love, artiste née en 1996 à Bordeaux et formée à la HEAD de Genève, dont le format rectangulaire se métamorphose en interface de smartphone. On y lit notre propre vide existentiel, restitué à l’aide de deux textos sans rapport apparent entre eux, évidemment écrits au plus court, mêlés à des éléments pragmatiques comme l’indication de date et d’heure. Ailleurs, une toile noire ponctuée d’une inscription (« démission ») et de deux éléments visuels (des lèvres, façon emoji, ainsi qu’un chien tirant la langue) configurent une forme de rébus au moyen duquel une pensée s’exprime par la seule mise en réseau de signifiants écrit et visuel. Un nouvel art pop critique qui prendrait pour cible nos objets du quotidien ?

Bien d’autres travaux sont à découvrir à l’occasion du Salon International de la peinture de Delme, qui met en avant une pluralité de techniques et d’usages contemporains. Ainsi des toiles à tendances optiques et psychédéliques de Charlotte Houette, qui vont jusqu’à creuser la surface du support (Secret egg / blue, 2024), ou des herbiers gracieux et mélancoliques obtenus sur carton par Louise Sartor (Incenso, 2024). De son côté, Marilou Bal reprend à l’huile les imperfections digitales du Net, puisant à cette source un corpus d’images ordinaires (Girl in pajamas, 2024) qu’elle vient sublimer. Un mélange des genres pour le moins incongru auquel contribue Nicolas Ceccaldi, avec une toile accueillant sur un fond marin une figure cinématographique échappée de Star Wars. Sans oublier, dès l’entrée du parcours, la très belle fresque chevaline de Jacent qui prend place au sein de l’aron, arche sainte habituellement réservée aux rouleaux de la Loi.

1 Cf. https://cac-synagoguedelme.org/assets/exhibition/191/TEXTE-BENOIT-SPD-FR.pdf

Salon International de la peinture au Centre d’art contemporain-La synagogue de Delme, jusqu’au
8 juin 2025

Loïc Millot
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