Se rendre à la Bibliothèque nationale du Luxembourg (BNL) pour voir un livre vieux de mille ans a quelque chose d’exceptionnel. Nous sommes à l’ère du virtuel et « tous les savoirs » sont à portée de clics individuels. Mais il est un fait que les bibliothèques, qui au fil des siècles ont conservé et collecté, continuent de conserver et collecter, sont un réceptacle de mémoire, de l’Histoire et des histoires, un outil de travail et le resteront.
Le livre n’est pas près de disparaître. Aussi, avoir sous les yeux une bible de mille ans dans la région même de sa création a de quoi impressionner. La BNL a eu la chance exceptionnelle que son dernier propriétaire privé, plutôt que de la mettre en vente publique comme ce fut plusieurs fois le cas au cours de son histoire, lui en propose l’achat. Elle était passée de main en main privée en Angleterre, puis donc en Suisse, après la dispersion de la bibliothèque de Saint-Maximin lors de la suppression de l’abbaye bénédictine en 1802.
La Bible géante de Saint-Maximin rejoint ainsi les six documents conservés de l’abbaye à la BNL et témoigne de l’exceptionnel héritage culturel luxembourgeois du 11e siècle. Elle mesure ouverte 80 cm de large pour 55 cm de haut et pèse 25 kg. Il fallut pour du parchemin de cette taille, poncer le cuir du dos de 230 vaches… Disposée sur le maître-autel de l’abbaye, c’était une bible utilisée pour des lectures de grande occasion. Mais quel lien avec Echternach et pourquoi parle-t-on du scriptorium d’Echternach comme d’une école ayant un style d’écriture et d’enluminures propre ?
La Bible de Saint-Maximin date de la période entre 1020-1060, soit l’apogée du scriptorium d’Echternach, alors élevé au rang de scriptorium impérial, renforçant son prestige. Ainsi, son style d’écriture a des caractéristiques particulières, dont des lettres très pointues. À regarder attentivement, on verra que des lignes sont tracées à la mine de plomb, sur lesquelles reposent l’écriture. Et les enluminures ? Plus précisément, il s’agit d’enluminures des initiales du début des Livres de la Bible : initiales à rinceau, à rinceau avec nœud, à rinceau dans une forme géométrique.
Déception ? Peut-être : les décors sont rares et l’esthétique très sobre. Ce n’est pas le fait des prochains exemples sur lesquels on s’attarde après dans l’exposition, curieusement dénommée Cloîtrés, connaisseurs et collectionneurs... Un titre peu attrayant pour la vie des bibliothèques au Luxembourg entre le XVIe et le XIXe siècle. À moins que le titre en français ne soit victime d’une traduction automatique ? Le terme « Kirchenleute » est compréhensible et ne suggère pas l’emprisonnement dans la version allemande du catalogue (gratuit).
On suit donc dans l’exposition, l’épopée de bibliothèques monastiques, privées, publiques, jusqu’à ce qui est aujourd’hui la BNL (Bolles & Wilson, arch.), inaugurée en 2022. Pierre-Ernest de Mansfeld (1517-1604), gouverneur du duché de Luxembourg, fut, on le sait un amateur d’architecture lui aussi. Il reste dans les mémoires des Luxembourgeois comme le constructeur du somptueux château renaissance « La Fontaine » à Clausen, dont il ne reste rien. Mais dans l’exposition, témoignent de son besoin de briller et de montrer ses collections magnifiques à ses invités, des ouvrages qu’il fit confectionner même durant une péripétie moins glorieuse de sa vie : emprisonné par les Français au château de Vincennes, c’est là qu’il dessina lui-même et fit réaliser par les meilleurs relieurs de Paris, les splendides couvertures, suivies par les « beaux livres » de deux prélats bénédictins : Pierre Roberti (1565-1636) et Pierre Richardot (vers 1575-1628). L’un possédait quelques 290 ouvrages, l’autre, environ 158. Ceux exposés sont, comme on inscrit aujourd’hui son nom dans un livre, marqués de leur ex-libris.
Les ouvrages de Roberti sont de provenances diverses : Lyon, Cologne, Tübingen. Fort anciens (de 1499 à 1563), leur premier « conservateur public » de l’ère moderne a été la bibliothèque de la Ville de Luxembourg, comme l’indique une petite étiquette. La moyenne des hommes d’église au Luxembourg était nettement moins cultivée et instruite, à l’exception de quelques-uns comme Antoine Feller (1636-1717), curé de Saint-Nicolas à Luxembourg et de ses collègues de Cruchten, les Billich, senior (1613-1623) et junior (1637-1670). On remarquera dans l’exposition, ayant appartenu à Feller, les œuvres de Machiavel (éd. Rouen, 1664) et que l’origine des livres Billich est variée. Parmi les imprimeurs et éditeurs, on apprend même qu’il existait une imprimerie Dillingen à Luxembourg.
Plus « scientifiques » sont les ouvrages réunis par Placide Eringer (1664-1733), pharmacien de l’abbaye d’Echternach. En mission d’achat à Cologne en 1728, ses notes personnelles mentionnent qu’il dépensa pour acheter « chez l’imprimeur et libraire Wilhelm Metternich, pour 300 Reichsthaler d’ouvrages » (une vache en valait 10…). On terminera cette partie des collectionneurs, avec François Willibrord de Gerden (1751-1815), greffier du Conseil provincial qui, pour fuir l’arrivée des Français en 1794, s’installe à Nuremberg. Il possède 367 ouvrages, dont la famille de Custine. On a particulièrement apprécié un Traité des arbres fruitiers et une carte des Amériques Theatrum orbis terrarum (Abraham Ortelius, Anvers 1573).
Qui eût cru que les Jésuites écrivaient et créaient des pièces de théâtre ? À but pédagogique religieux bien sûr et de rhétorique. Ils s’installent à Luxembourg et ouvrent leur Athénée en 1603. Quand l’ordre est dissous en 1773, l’école possède 6 137 volumes. La BNL en conserve un particulièrement précieux avec 112 synopsis de pièces de théâtre entre 1603 et 1718, présentées par les élèves (sont conservées des listes d’acteurs, également exposées).
Dissolution des ordres religieux, destruction des couvents, mais établissement de listes des ouvrages : les Français postrévolutionnaires « inventent » en quelque sorte le métier de bibliothécaire public, à charge de celui-ci d’établir des ordres de classement cohérents. Car ils existaient certes, mais ont pour beaucoup disparu ou les systèmes de cotation sont variés, ont changé. Dans l’exposition, le commissaire Max Schmitz a reconstitué un exemple de rayonnage de l’unique bibliothèque de l’ancien duché où la cotation est visible sur le dos des livres, celle de la bibliothèque des Capucins. En rouge, « G théologie prédication ».
On en est aux deux tiers de l’exposition, quand on est surpris par une immense carte de la ville de Luxembourg faisant tapisserie, pour situer le couvent de Bonnevoie, également détruit et les sœurs dispersées par les Français – la bibliothèque ne conserve que quelques psautiers des soeurs. Dans une exposition aussi scientifique et passionnante, on regrette le type de mauvaises reproductions (il y en a plusieurs, sur carton plume, de couleur jaunasse) et non situées en face des livres dont ils sont extraits : la faute aux deux « Haisercher » d’une précédente exposition, non démontées, qui perturbent la clarté nécessaire dans une exposition aussi exigeante.
Idem pour les intitulés des sections, peu, voire pas évoqués (collectionneurs, bibliothèques des couvents). « L’ assistance » au visiteur un peu perdu n’est pas assurée et les cartels sont uniquement en français. Ni en allemand ni en anglais pour nos expats... Pour les francophones, on arrive, après quelque effort de compréhension, à la partie la plus intéressante mais moins spectaculaire de l’exposition : le métier de bibliothécaire, les diverses bibliothèques publiques et leurs visées : pédagogiques, culturelles, avant la Bibliothèque nationale.
On doit le début de cette ère des bibliothèques dédiées à l’enseignement et au grand public aux Français. Le Luxembourg étant devenu un département en 1795, une école centrale (lycée) est créée à Luxembourg-Ville et une bibliothèque municipale ouverte en 1802-03. Au préalable, ont été dressés les inventaires des ouvrages récupérés des Jésuites, des congrégations et des anciens États du duché. On y retrouve notre livre sur les arbres fruitiers, des histoires du Luxembourg, mais aussi des livres interdits (Inventaire et catalogues d’Ancien Régime et révolutionnaire, Catalogue de la bibliothèque des Récollets à Diekirch, section des livres interdits, 27 novembre 1795). La patrie des Droits de l’Homme avait bien sûr aussi ses censeurs.
Mais revenons à l’exposition. Les catalogues sont successivement établis à la main (9 497 volumes) par Jean-Baptiste Halle (1748-1824) de 1798 à 1808, puis, toujours à la main par Dominique-Constantin Munchen (1802-1848), de 1806 à 1815. Il s’agit malheureusement plus d’emplacements que de classements de livres par genre, thème ou par ordre alphabétique : la première bibliothèque de la Ville comprend 38 « armoires ». Puis, Nicolas Clasen (1788-1848), nommé en 1818, établit le premier catalogue imprimé : « le catalogue des livres et manuscrits de la Bibliothèque de Luxembourg », (J. Lamort, 1846).
La deuxième moitié du XIXe siècle, à la fin de l’exposition, est importante mais un peu maigre : l’Athénée, réformé en 1837, se dote d’une bibliothèque pédagogique, des professeurs montent des bibliothèques privées. En 1821 est créée une bibliothèque par la Société d’encouragement pour l’instruction élémentaire (école primaire). Malheureusement, les années qui ont compté pour la création de l’État moderne, 1815 Traité de Vienne, 1839 premier Traité de Londres, ne sont pas mentionnées dans l’exposition, jusqu’à la création du le Grand-Duché de Luxembourg en 1867 par le deuxième Traité de Londres. Elles sont pourtant d’une grande importance pour le « sentiment national », avec la création de la Société d’archéologie (1847) qui deviendra plus tard l’Institut Grand-Ducal – Section historique. Naissent aussi des bibliothèques d’associations corporatives, le Luxemburgischer Gesellen-Verein par exemple, dont la BNL conserve un ouvrage de 1859. Une notice explicative n’aurait pas fait de tort, car : la culture a précédé le droit de vote pour tous. C’est peu banal que de le dire. Pour hier comme aujourd’hui…