Elle n’aura duré légalement que quelques instants. Vers 15h30, vendredi 27 octobre, le Parlement régional vote l’indépendance de la Catalogne. Dehors, en plein soleil, des séparatistes s’étreignent et sabrent le cava, le mousseux local. Un homme d’âge respectable dit son émotion devant les caméras : « Je pleure, parce qu’avant de mourir, j’aurai pu voir ça, même si ça ne dure que quelques heures. Et ça, personne ne me l’enlèvera. »
Mais moins d’une heure plus tard à Madrid, le Sénat autorise le chef du gouvernement, Mariano Rajoy, à déclencher l’article 155, c’est-à-dire la mise sous tutelle de la région. Une si brève indépendance qu’on ne peut pas ne pas faire de rapprochement avec celle de 19341. Reste que celle de 2017 est bien illégale : selon le gouvernement central, selon la monarchie et selon l’interprétation la plus commune de la Constitution de 1978, qui a pourtant donné une large autonomie aux régions. Au soleil couchant, Rajoy annonce ensuite la destitution du président catalan Carles Puigdemont (qui risque la prison pour « rébellion »), la dissolution du Parlement régional et des élections anticipées pour le 21 décembre. L’État espagnol entend reprendre la main sur l’exécutif et la police de la région, mais pas sur les médias publics catalans. Ce qui tendrait à révéler que Rajoy, dépeint par certains comme répressif, ne rejoue pas le franquisme. Jusqu’à preuve du contraire, et pour paraphraser l’historien Marc Bloch, c’est un homme de son temps. Pas de ses pères.
Il est vrai qu’à l’inverse de Barcelone, Madrid a été soutenu de toute part : par l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni… et les Vingt-Huit unanimes. De Guyane, en déplacement avec Emmanuel Macron, Jean-Claude Juncker a dit : « Je ne voudrais pas que demain l’Union européenne se compose de 95 Etats membres » , elle « n’a pas besoin d’autres fissures, d’autres fractures ».
De leur côté, les indépendantistes catalans ont pour eux l’argument de la démocratie. Les élections régionales de 2015 avaient débouché, en sièges, sur une majorité indépendantiste, qui se devait donc logiquement d’appliquer le programme pour lequel elle avait été élue. D’où le référendum organisé le
1er octobre, malgré les pressions de Madrid. Et qui a révélé une Catalogne en fait très divisée : 90 pour cent des votants ont dit oui, mais seuls 43 pour cent des électeurs ont participé au scrutin.
Cette brève sécession catalane est bien un cas particulier. L’Europe d’après 1945 a connu plusieurs déclarations unilatérales d’indépendance, mais toutes liées à des circonstances historiques très exceptionnelles des dislocations de l’URSS et de la Yougoslavie. En Europe de l’ouest, aucune des aspirations à plus d’autonomie n’a franchi le cap de l’indépendance. En Écosse, le référendum de 2014 (accepté par Londres) a rejeté ce choix à plus de 55 pour cent. En Flandre surtout, on pouvait légitimement se demander, après l’instauration en 1993 d’un fédéralisme alors fragile, si la région ne marchait pas vers une quasi-indépendance, du temps du ministre-président Luc Van den Brande (1992-1999). Mais la fédéralisation a progressivement porté ses fruits. Le Vlaams Blok a été condamné pour « racisme » et a dû changer de nom, alors que la nouvelle droite dure flamande (NVA) a accepté de participer au gouvernement fédéral, et après trois décennies de Premiers ministres fédéraux flamands (1979-2011), deux francophones ont accédé à la fonction : le socialiste Elio Di Rupo puis le libéral Charles Michel. Sommet de surréalisme, la RTBF a interrompu ses programmes le 13 décembre 2006 au soir pour annoncer la fin de la Belgique par sécession de la Flandre. Stupeur générale, audience record… Mais tout était faux.
L’Espagne n’est cependant pas la Belgique. La guerre civile de 1936-1939 y a été si dramatiquement meurtrière que la transition démocratique, deux ans après la mort de Franco en 1975, a choisi de ne pas rouvrir les blessures… Du coup, se réveillent-elles violemment aujourd’hui ? Certes, le 1er octobre a été brutal, avec ses blessés et ses visages tuméfiés, mais sans mort. Les « vieux démons » de la Guardia Civil, redoutés par certains, n’ont pas refait surface. Rien à voir en tout cas avec les meurtrières années du terrorisme basque… qui aujourd’hui s’éteignent. Bref, et c’est à souligner, l’Espagne de 2017 n’est plus celle de 1937.
Les semaines à venir diront comment le pouvoir central va gérer la cinquantaine de jours avant le 21 décembre, quelles formes prendra la désobéissance civile revendiquée par certains sécessionnistes… Mais pour revenir aux comparaisons européennes, on peut trouver des points communs aux séparatismes du temps de la mondialisation. Dans un essai dense et original paru début 2017, La société hyper-industrielle (La République des idées – Seuil), Pierre Veltz décrit une « hyper-polarisation » entre des pôles très riches tentés de délaisser leurs proches territoires pauvres. Ce qui pourrait être « une rupture historique majeure », écrit l’ingénieur et sociologue : « Les centres riches (…) ne veulent plus de pauvres auxquels ils soient liés par un lien durable de solidarité. Les périphéries proches qui étaient des ressources sont très souvent devenues des charges ». À tel point que pour Veltz, le vote du Brexit est un « constat de divorce entre Londres et le reste du territoire autant et plus que de défiance envers l’Europe » : « les Anglais ont exprimé le sentiment que Londres les avait depuis longtemps abandonnés pour suivre une autre trajectoire. De fait, 70 pour cent des emplois nouveaux créés au Royaume-Uni depuis 2008 l’ont été dans la métropole du sud-est. Londres fonctionne déjà largement comme une cité-Etat qui mène une « stratégie séparatiste de facto ».
Or qu’observe-t-on dans d’autres régions d’Europe ? En Italie, Lombardie et Vénétie veulent moins payer pour le sud du pays. En France, les territoires ruraux se sentent délaissés par les grandes métropoles. Quant à la Catalogne, elle représente à cette aune un archétype, tant elle est depuis longtemps la première région économique d’Espagne, et la plus riche. C’est Barcelone qui a organisé les Jeux olympiques de 1992, pas Madrid…
D’où cette hypothèse qui pourra être jugée audacieuse : comme ils n’ont pas encore perdu tout contrôle, les peuples (écossais en 2014, anglais pro-Brexit en 2016) ou les États (espagnol en 2017) réaffirment régulièrement la cohésion interne des ensembles existants, contre les excès du séparatisme. Jusqu’à présent en tout cas, la cohésion l’a toujours emporté sur la sécession.