Rien de tel pour s’initier à la syntaxe inouïe de Iannis Xenakis (1922-2001), compositeur hors norme, marginal, « doux étranger » (la signification de son nom en grec), que d’avoir sous la main une intégrale substantielle (à défaut d’être exhaustive) qui, en permettant une immersion à son propre rythme, provoque un effet d’entraînement dans le plaisir musical dont l’abus n’est pas dangereux pour la santé.
C’est chose faite, quelque dix ans après la disparition du compositeur, avec la réédition – en coffret économique, s’il vous plaît (ce qui va faire plaisir à votre porte-monnaie) – des principales œuvres pour orchestre telles qu’elles ont été gravées au cours de cette dernière décennie par notre Philharmonie sous la direction d’Arturo Tamayo. Regroupant les grandes fresques orchestrales appartenant aux différentes périodes (tour à tour stochastique, stratégique, formelle, symbolique) de l’évolution créatrice d’un auteur qui n’a cessé de renouveler ses techniques et de se dépasser, cette fournée de cinq CDs est une succession quasi ininterrompue de sommets.
À commencer par Aïs, première plage du premier compact, « l’un des plus hauts sommets de toute l’œuvre de Xenakis » (Harry Halbreich), « œuvre-cri » d’un non-croyant qui clame sa peur de mourir et le courage qu’il faut pour la surmonter. Boosté vers des climax de virtuosité diabolique par le sorcier de la baguette madrilène, l’OPL y affiche une puissance singulière. Avec Antikhthon, déluge de sons aux montées en puissances telluriques, et surtout avec Jonchaies, nec plus ultra symphonique de Xenakis, maelström aux tutti apocalyptiques qui en impose par les sureffectifs qu’il mobilise, par la complexité polyphonique de sa facture et l’altière grandeur de son inspiration, on atteint des cimes vertigineuses. Horos offre un raccourci saisissant de tout ce qui fait la spécificité de la musique xénakienne, notamment les fameuses structures en arborescence. Tout comme Erikhthon, (« force chthonienne » en grec), tsunami sonore paroxysmique où il convient de saluer la performance digitale, à la limite du jouable, du pianiste Hiroaki Ooï, également soliste de Synaphaï dont la notation comporte jusqu’à dix portées (une pour chaque doigt).
Coup de chapeau aussi aux autres instrumentistes qu’un créateur en quête permanente de sonorités nouvelles aime à pousser dans leurs derniers retranchements, à solliciter de dépasser leurs limites en recourant à des modes de jeu particuliers qui rompent avec les principes compositionnels traditionnels tels que les micro-intervalles, les « paraboles » (application de modèles mathématiques à la musique), le Flatterzunge, le jeu col legno ou sul ponticello, les « nuages de sons » granulés en pizzicati de Pithoprakta ou encore le jeu à 61 voix comme dans les ahurissantes Métastaséis, où 61 instruments jouent… 61 parties différentes ! Autant de prouesses éprouvantes et époustouflantes qui, si elles font dire à certains que Xenakis n’a pas écrit pour mais contre les instruments, ne peuvent que souligner le mérite des protagonistes de ces réalisations abasourdissantes.
Quelle entreprise prométhéenne que celle que les OPLiens, étonnamment à l’aise dans cet univers singulier, mènent à terme avec la foi inébranlable des pionniers ! Quelle aventure extraordinaire, dont chaque étape est synonyme d’étonnement musical ! Quelle somme unique, qui permet de faire le tour d’un des compositeurs les plus atypiques, les plus inclassables, les plus irréductiblement originaux, mais aussi – ceci expliquant sans doute cela – les plus injustement méconnus du siècle écoulé, et ce à travers l’un des pans les plus rêches de son œuvre, rocailleux et escarpé comme la terre de Grèce !