Dans ces quelques salles, le musée d’Orsay n’a pas aligné les chefs-d’œuvre iconiques des XIXe et XXe siècle comme dans ses collections permanentes – que l’on peut du reste voir après. Non, l’indéniable intérêt de l’exposition Le modèle noir, de Géricault à Matisse est autre part : dans la force de son projet, une ambition nouvelle dont la concrétisation est réussie. Porter un regard actualisé, celui du début du XXIe siècle, sur les représentations de personnes noires dans les arts français depuis la Révolution.
Nouveauté, car c’est une première en France. Un tel sujet n’avait jamais été traité et l’exposition vient d’ailleurs des États-Unis, version très augmentée de Posing Modernity de la Wallach Art Gallery, à New York. Mais ambition nouvelle surtout car il s’est agi de redonner des noms, au moins des prénoms, c’est-à-dire une identité singulière, à des personnes seulement désignées jusqu’alors par leur supposée appartenance à un groupe ethnique : « nègre », « négresse », « mulâtresse », « indigène », etc.
C’est le cas du Portrait de Madeleine, de Marie-Guillemine Benoist (1800), pertinemment placé en ouverture de l’exposition. Une servante noire, représentée six ans après l’abolition de l’esclavage, qui sera rétabli dès 1802 par Bonaparte. Un tableau longtemps connu sous le titre de Portrait d’une Négresse.
Des femmes, il y en a d’autres, de la servante Laure dans l’ombre de L’Olympia de Manet à la belgo-congolaise Elvire Van Hyfte, peinte par Matisse dans ses dernières années. Mais l’autre personnage qui attire l’attention est un homme, Joseph, qui posa pour Géricault avant de devenir l’un des trois modèles salariés de l’École des beaux-arts de Paris. C’est lui qui est représenté, de dos agitant un chiffon blanc, dans le célèbre Radeau de la Méduse, dont une esquisse est ici présentée.
Aux quelques tableaux célèbres s’ajoutent de précieux témoignages historiques ou sociologiques : peintures, sculptures, caricatures (d’Alexandre Dumas père, petit-fils d’une esclave noire), textes officiels (les deux abolitions de l’esclavage, en 1794 puis 1848) ou manuscrits authentiques (Bug-Jargal, tout premier roman de Victor Hugo, dont il a écrit la version originale à seize ans et qui a pour théâtre la révolte des esclaves de Saint-Domingue de 1791, qui mena ensuite à l’indépendance d’Haïti).
L’audioguide ajoute encore à l’intérêt, avec ses commentaires originaux du rappeur-poète Abd al Malik et de l’ex-footballeur Lilian Thuram. Célébré avec la génération championne du monde en 1998 puis devenu militant de la cause des Noirs et pour une éducation antiraciste1, on comprend ce qu’il aime et ce qu’il n’aime pas. Le tableau L’Abolition de l’esclavage dans les colonies françaises le 27 avril 1848, de François-Auguste Biard (1849) n’échappe pas à sa critique : malgré un sujet en apparence progressiste, c’est une commande d’État truffée de propagande. Selon un commissaire de l’exposition, il est d’ailleurs composé « sous le point de vue du don de la France et de la dette des ex-esclaves envers elle (…), justifiant déjà le maintien d’une présence coloniale sur les terres de l’Empire français ». En revanche, « j’adore » s’écrie l’ancien footballeur en commentant Le châtiment des quatre piquets dans les colonies de Marcel Verdier, refusé en 1843 tant la représentation d’esclaves suppliciés dérangea. C’est qu’il symbolise bien, explique Thuram, « le contrôle des corps dans les colonies esclavagistes ».
Il en ressort que l’art peut aussi bien être en avance sur son temps, comme le montre Géricault, que véhiculer des clichés racistes – et on mesure ici la responsabilité de l’orientalisme ou du réalisme bourgeois dans la diffusion de ces stéréotypes. Quant à Abd al Malik, son regard nous amène encore au-delà, quand il souligne combien le grand écrivain métisse Alexandre Dumas est passé de la caricature au XIXe siècle à la respectabilité ensuite. Un modèle pour les Noirs de France ? Pas sûr, car s’il n’y a « pas plus Français que Dumas », la respectabilité de l’auteur des Trois Mousquetaires est devenue telle qu’il a été incarné au cinéma par Gérard Depardieu. « En le blanchissant, on perd une possibilité de faire peuple », déplore le rappeur.
Après Manet et son Olympia tant copiée, on entre dans le XXe siècle avec des films représentant le clown Chocolat et la danseuse Josephine Baker. On pense alors au peu de femmes noires reconnues en France depuis un siècle : Josephine Baker justement, les ministres Christiane Taubira, George Pau-Langevin, la journaliste Audrey Pulvar ou la « gilet jaune » Priscillia Ludosky, toutes issues des Amériques ou des Antilles. Quelques Françaises avec des origines en Afrique noire ont aussi pris la lumière, comme l’écrivaine Marie Ndiaye ou la nouvelle porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye, mais plusieurs ont récemment été rudement bousculées, on pense à la journaliste Rakhaya Diallo, la députée Danièle Obono ou la chroniqueuse Hapsatou Sy, à qui le polémiste raciste Eric Zemmour a dit qu’elle ferait mieux de s’appeler Corinne. On en revient aux prénoms. Et la France va en connaître d’autres pendant la Coupe de monde féminine de football, qu’elle organise à partir du 7 juin, grâce à Wendie Renard, Griedge Mbock, Aïssatou Tounkara ou Kadidiatou Diani.