Lorsqu’il devient directeur de la SNHBM en 2008, Guy Entringer est âgé de 31 ans. L’économiste n’est que le quatrième directeur dans l’histoire centenaire de la Société, et le deuxième à ne pas s’appeler Frommes. Le fils d’employés de la Spuerkeess avoue qu’il n’avait « jamais entendu parler » de la SNHBM avant de tomber par hasard sur l’offre d’emploi dans un journal. Il aurait présenté sa candidature sur un coup de tête : « No risk, no fun. » Entringer avait commencé sa carrière professionnelle à la tréfilerie de Bissen et y était monté en grade jusqu’à devenir le directeur financier. « Je m’étais mis dans la tête qu’à l’âge de 35 ans, j’allais être parti. » Il part alors que se finalise l’OPA de Mittal.
La SNHBM qu’il intègre en 2006 est une petite entreprise d’une trentaine d’employés. (Elle en compte quatre fois plus aujourd’hui.) Si la Société a beaucoup de liquidités sur ses comptes, son stock foncier tend vers zéro, alors que le Cents est rempli à ras bord. Entringer utilise les trente millions d’euros de réserves financières et part acheter des terrains à Contern, Schuttrange, Belvaux et Elmen (d’Land du 14 février 2020). Les terrains dans la capitale, dit Entringer, auraient été inabordables. Il dit s’être retrouvé « beim Bauer an der Stuff » pour les persuader à vendre.
Qu’il représente – indirectement – l’État n’aurait pas forcément constitué un avantage, estime-t-il. « J’ai toujours expliqué qu’on payait directement et sans conditions. Après, c’est à nous de porter le risque. Mais il n’y a pas de cadeaux. Ce sont des négociations. » Entringer achète en-dehors du périmètre. « Certains terrains, je sais pertinemment qu’il y aura un jour des constructions. Mais un Becca ou un Giorgetti, ils le savent aussi. On ne peut pas tout faire. C’est ainsi que le marché se partage. L’un s’approprie tel site, un autre tel site. »
En 2013, quand le gouvernement Bettel/Schneider/Braz lui demande d’augmenter la production, Entringer se dit prêt : « L’avion commençait à lentement décoller. » La Société passera de 80 à plus de 250 logements construits par an. Pour la SNHBM, ce fut un spectaculaire revirement de fortune. À peine une année plus tôt, la Société avait failli se faire engloutir par la « Société nationale de développement urbain », rêvée par le fonctionnaire systémique et président du Fonds du Logement Daniel Miltgen et soutenu par « son » ministre Marco Schank (CSV). La chute en disgrâce de Miltgen catapultera Entringer dans le rôle de nouvel espoir du gouvernement bleu-rouge-vert.
« L’État nous donne désormais systématiquement des terrains en emphytéose, se réjouit-il. Au début, le Fonds Kirchberg nous vendait encore des terrains dans le quartier du Grünewald pour 900 euros le mètre carré SCB [surface construite brute], soit légèrement en-dessous du prix de marché. Aujourd’hui, sur le souhait du gouvernement Bettel, nous recevons 300 unités en emphytéose de la part du Fonds Kirchberg pour le projet Réimerwee. »
Le directeur dit « fréquemment » tomber sur des propriétaires qui louent leur bien alors qu’ils sont contractuellement obligés de l’occuper eux-mêmes. D’autres le laisseraient à l’abandon, attendant la fin de la période du droit de préemption pour le revendre sur le marché privé et encaisser leur marge. Si par le passé, la SNHBM aurait eu une politique plutôt accommodante, « aujourd’hui, nous poursuivons sans exception ces cas. Nous sommes allés jusqu’en cassation. Et nous avons toujours gagné. Nous pouvons livrer au client toute la jurisprudence sur comment un tel procès se terminera. »
Depuis 1980, la SNHBM a successivement prolongé la durée durant laquelle elle peut exercer un droit de préemption : de dix à douze ans, puis à 19, ensuite à 25 ans, pour finalement le fixer à 99 ans en 2018. Quelques années auparavant, la Société avait fini par généraliser le modèle de l’emphytéose, un bail de longue durée portant sur le foncier. Cette formule, qui neutralise le coût du terrain (la redevance annuelle n’est que de 25 euros), devra permettre à la SNHBM – mais également au Fonds du Logement, au Fonds Kirchberg et aux communes qui ont adapté le même cadre – de garder la mainmise sur le foncier, voire de le récupérer au bout de 99 ans. « Au Cents, les gens avaient le choix, dit Entringer. Soit acheter une maison à 330 000 euros sans terrain, soit à 550 000 euros avec terrain. La décision était vite prise. Les gens acceptaient l’emphytéose. »
Or, chez certains propriétaires, qui ont acquis un logement soumis à ces nouvelles conditions auprès de la Ville de Luxembourg, du Fonds Kirchberg ou de la SNHBM, un sentiment de claustrophobie commence à transpirer. Ils critiquent un produit « hybride », situé quelque part entre la location et la propriété, dont ils n’auraient pas saisi les implications au moment de signer l’acte notarié et dans lequel ils se retrouveraient désormais enfermés. Tant que le propriétaire reste dans son logement tout va pour le mieux. La question, c’est comment en sortir, en cas de naissance d’un enfant, d’un divorce, ou d’un aléa de la vie.
C’est que les plus-values auxquelles pourront prétendre les propriétaires en cas de revente seront minces : un pour cent d’accroissement annuel pour les logements de la SNHBM, un taux se situant en-dessous de l’inflation. Pas de quoi rattraper l’envolée des prix sur le marché privé. Avec une hausse de plus de dix pour cent rien qu’en 2019, l’écart s’avère vite insurmontable. La crainte est de ne plus pouvoir quitter son logement SNHBM, faute de rassembler les fonds nécessaires. Dès 2018, l’économiste du think tank patronal Idea, Michel-Edouard Ruben, avait conclu : « Vous avez la possibilité d’être propriétaire à portée de main, mais en fait vous n’avez rien dans les mains ! »
Entringer a encore devant les yeux « les méga plus-values », réalisées par des propriétaires de logements SNHBM au Cents. Il refuse de distribuer des tickets gagnants à quelques heureux élus : « Nos clients ne profiteront plus de l’ascenseur des prix, ils ne vont pas toucher le jackpot ». Or, ils repaient un crédit, et « au bout de trente ans, ils habiteront gratuitement pendant 70 ans ». Entringer rappelle que la Société vend des logements au Kirchberg au prix de 3 200 euros le mètre carré, alors qu’en face, les appartements (développés par le groupe Giorgetti sur les terrains reclassés de RTL) sont commercialisés à plus de 10 000 euros le mètre. Or, contrairement à la SNHBM, ces biens sont vendus en pleine propriété, foncier inclus.
Le marché privé serait « clairement le meilleur investissement », admet le directeur. Mais il affirme que les propriétaires qui revendent à la SNHBM auront toujours la possibilité de postuler pour un nouveau logement, sans toutefois pouvoir prétendre à un traitement prioritaire. Une circulation au sein du parc immobilier reste donc possible, sans être garantie. Bernard Thomas