Avez-vous déjà payé en bitcoins ? Si non, cela ne saurait tarder, tant l’usage de cette monnaie virtuelle, apparue en 2009, s’est répandu au niveau planétaire. Mais sans cadre juridique précis, ce qui inquiète les autorités monétaires et les conduit à envisager de réglementer son utilisation et celle des autres monnaies virtuelles.
En effet le bitcoin, dont la création est due à un petit groupe d’informaticiens ouvertement animés d’une idéologie « anti-système » n’est pas la seule « devise internet » (il en existerait 70), mais elle représente environ 90 pour cent des quelque dix milliards d’euros en circulation sous cette forme.
L’utilisation des crypto-monnaies gagne du terrain, car de plus en plus de services en ligne (comme l’agence de voyages Expedia) les admettent comme moyen de paiement, en complément des options plus classiques comme les cartes bancaires ou Paypal, et elle ne se limite plus aux sites Internet. De nombreux restaurants l’acceptent, les Monoprix autoriseront bientôt les paiements avec des bitcoins et certaines agences immobilières proposent aux locataires de payer grâce à ce « porte-monnaie électronique » (le propriétaire recevant des euros par le biais d’une plate-forme de change).
Les pouvoirs publics sont préoccupés par les risques pris par les utilisateurs de monnaies virtuelles et par la possibilité qu’elles soient utilisées le cadre d’activités illicites, principalement la fraude fiscale, les trafics en tous genres et le blanchiment.
À plusieurs reprises les autorités monétaires nationales ou internationales ont attiré l’attention des utilisateurs et des banques. Fin juin, l’Autorité des marchés financiers (AFM) à Paris a une nouvelle fois mis en garde les épargnants français contre l’utilisation du bitcoin, du fait de son opacité mais aussi de son importante volatilité.
Par construction (son offre, qui dépend d’algorithmes complexes gérés par une batterie d’ordinateurs, est limitée à 21 millions d’unités) le bitcoin est une monnaie dont la valeur est susceptible de connaître de fortes variations. Il cote actuellement 466 euros, contre moins d’un euro début 2011, moins de dix au début 2013 et plus de 900 en novembre dernier. Une volatilité difficile à gérer autant pour les utilisateurs lambda que pour les centaines de milliers de traders, amateurs et professionnels, actifs sur ce marché à hauts risques avec une succession de bulles et de krachs.
D’autre part, l’actualité fournit régulièrement des exemples de dérapages et de malversations. Démantelée en 2013, la plate-forme de paiements numériques Liberty Reserve, basée au Costa Rica aurait blanchi en sept ans plus de six milliards de dollars issus de différents trafics.
En janvier 2014, Charlie Shrem, le PDG du site d’échanges BitInstant a été arrêté à New York pour avoir sciemment fourni des bitcoins à des personnes souhaitant acheter anonymement des produits stupéfiants sur le site illégal Silk Road.
En février on apprenait la mise en faillite de MtGox la première plate-forme mondiale d’échanges et de stockage avec quinze pour cent du marché, domiciliée au Japon, laissant un trou de 475 millions d’euros au détriment de ses clients ! Elle était délaissée par les amateurs de bitcoins dont la plupart possèdent et contrôlent leurs propres portefeuilles, à partir de leur ordinateur personnel.
En France la gendarmerie a arrêté début juillet trois personnes qui animaient une plate-forme d’échange sans autorisation, saisi 388 bitcoins et mis fin à un projet de casino en ligne « entièrement dévolu aux crypto-monnaies », un coup de filet ayant des ramifications jusqu’à Bruxelles.
L’AMF a aussi évoqué un « fort risque juridique » pour les consommateurs qui émettent, détiennent et échangent des bitcoins, en raison de l’absence totale de garanties, tandis que l’Autorité bancaire européenne demandait de son côté aux banques de ne pas développer des applications en monnaies virtuelles, tant que des garde-fous réglementaires ne sont pas en place.
L’arsenal juridique n’est pas totalement inexistant : par exemple les plates-formes d’échange entre bitcoins et euros sont strictement contrôlées, car ce service relève de la fourniture de services de paiement et nécessite un agrément officiel. Mais il est encore très insuffisant : ainsi si le paiement en bitcoin et assimilés est tout à fait légal, il est assimilable à du troc puisqu’il ne s’agit pas d’une monnaie officielle !
C’est pourquoi le ministre des Finances français Michel Sapin avait commandé à Tracfin, la cellule anti-blanchiment qui lui est rattachée, un rapport rendu public le 11 juillet. Pour ses auteurs les monnaies virtuelles sont une réalité dont il faut prendre acte et qui présente de nombreux aspects positifs. Elles ont d’abord « un intérêt pratique car elles offrent des possibilités de transactions à coût plus faible que les services de paiement classiques. Elles offrent également une alternative aux consommateurs, une autre philosophie de l’échange, moins institutionnel ». D’autre part, les montants en jeu ne sont pas « susceptibles de déstabiliser le système financier ». Enfin, pour le ministre, elles procèdent d’une « capacité d’innovation qu’il faut promouvoir ».
Ce qui n’interdit pas de réfléchir à la manière dont le système pourrait être régulé, « au bon sens du terme », a déclaré le ministre français, en veillant à « ne pas se doter d’un cadre réglementaire trop rigide », la technologie autour des monnaies virtuelles évoluant très rapidement, et à ne pas limiter la liberté des consommateurs, car « réguler n’est pas museler ».
Tracfin a émis plusieurs préconisations, qui vont dans le sens du « suivi précautionneux » évoqué il y a quelques mois par le prédécesseur de M. Sapin. La première consiste à faire tomber l’anonymat des utilisateurs de monnaie virtuelle, sous la forme de vérifications d’identité lors d’achats chez des commerçants. Ce que le ministre qualifie de « zones de frottement » entre la sphère virtuelle et la sphère réelle. De même un contrôle serait fait lors de l’ouverture par un professionnel d’un compte en monnaie virtuelle permettant des retraits et dépôts. Mais la levée de l’anonymat ne serait alors que partielle, le dispositif ne prenant pas en compte les transactions à des fins spéculatives.
Il est également prévu de plafonner les montants payables en bitcoins et assimilés, selon le même principe qui touche les règlements en espèces dans plusieurs pays d’Europe. En France et en Belgique, on ne peut payer plus de 3 000 euros en espèces pour un bien ou un service, une limite qui tombe à 2 500 euros en Espagne et même à 1 000 euros en Italie et au Portugal. « Dès lors qu’un moyen de paiement est entièrement anonyme, et donc non traçable, il y a des risques qu’il faut pouvoir endiguer » a déclaré Michel Sapin.
Ces deux mesures pourraient être appliquées assez rapidement, mais dans un pays comme la France où la fiscalité pèse lourd, c’est d’abord dans ce domaine que la régulation des monnaies virtuelles sera concrétisée. Il est prévu, aussi tôt que possible, d’imposer les plus-values sur l’achat et la revente et d’obliger à déclarer les avoirs dans ces monnaies, au titre de l’impôt sur la fortune. En revanche, le gouvernement n’est pas favorable à soumettre les transactions sur ces monnaies à la TVA, en raison des risques de fraude liés à son caractère remboursable, comme ce fut le cas sur un autre marché d’actifs immatériels, celui des quotas d’émissions de CO2.
Cela dit, les autorités françaises sont bien conscientes que les monnaies virtuelles sont un phénomène global, impossible à contrôler par un seul pays. Les grandes plateformes d’échanges de bitcoins sont en effet domiciliées un peu partout dans le monde et il faut les réguler de façon transnationale : le niveau européen est une première étape. La quatrième directive anti-blanchiment, qui est actuellement en cours de négociation (la troisième remonte à octobre 2005) pourrait ainsi englober les échanges en monnaie virtuelle en imposant aux plateformes, qui les échangent contre des devises officielles, de vérifier, pour chaque transaction, l’identité de l’auteur et du bénéficiaire, ainsi que l’origine des fonds. Elle devrait être adoptée d’ici la fin 2014.
L’enjeu est en réalité plus politique qu’économique. Sous le prétexte de « sécuriser les acteurs et les utilisateurs de ces monnaies », les autorités monétaires cherchent bien à « reprendre la main » sur un attribut majeur de la souveraineté et du pouvoir régalien, à savoir la création de la monnaie. Michel Sapin ne s’en cache d’ailleurs pas, déclarant avoir « l’obligation et la légitimité pour intervenir ». Le rêve des créateurs du bitcoin et de ses cousins de créer une « monnaie libre » qui permette aux utilisateurs d’échapper à toute forme d’intervention étatique touche donc, logiquement, à sa fin. Ce que les professionnels prennent avec philosophie : pour Gonzague Grandval, PDG de la plate-forme d’échanges Paymium, « ce mouvement prouve que notre industrie s’organise et se consolide », ajoutant que « comme l’e-mail, qui peut transporter des photos scabreuses, le bitcoin peut permettre le développement d’activités illicites mais cela ne remet pas en cause son intérêt ». Manière de dire qu’il ne faudrait pas jeter le bébé avec l’eau du bain.