La finance durable traverse une profonde crise. Elle est exacerbée par le populisme trumpien

Greenlash

Manifestation de Greenpeace devant la BEI
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 07.02.2025

En 2024, la finance durable a connu un sévère « coup de mou » dans le monde entier, en grande partie à cause de ses propres errements. Et 2025 ne s’annonce pas sous les meilleurs auspices, en raison du « détricotage » réglementaire voulu par Donald Trump et mis en œuvre dès son entrée en fonction.

L’expression finance durable recouvre les placements financiers dans des entreprises ou organisations vertueuses en termes d’environnement, de gestion sociale et de gouvernance (ESG). Depuis son apparition dans les années 1980, elle est perpétuellement en butte à des accusations de tricherie envers les entreprises et les gérants de fonds spécialisés. Trop souvent, et malgré les normes mises en place (ou peut-être à cause d’elles), les unes et les autres mentent sciemment sur la réalité de leurs engagements, particulièrement en matière sociale et environnementale. Les exemples sont légion et certains ont récemment défrayé la chronique. Ainsi, en 2022, dans Les Fossoyeurs, Victor Castanet a révélé des maltraitances et des détournements de fonds publics dans les maisons de retraite Orpea, alors même que la société bénéficiait en 2022 de scores ESG flatteurs. Au bord de la faillite elle a été profondément restructurée et a dû changer de nom.

Mais on pense surtout aux fraudes, plus ou moins flagrantes, relatives au respect des critères environnementaux. Les stratégies de « greenwashing » sont variées, avec par exemple l’utilisation trompeuse de couleurs et de labels, en passant par des affirmations exagérées ou mensongères sur les pratiques environnementales des entreprises. Tous les secteurs d’activité sont concernés, du textile aux compagnies aériennes en passant par les produits alimentaires et d’entretien. Le cas le plus important est sans conteste le « Dieselgate » qui a impliqué Volkswagen à partir de 2015. Le scandale le plus récent touche Nestlé. Depuis 2024, le géant suisse est accusé d’avoir utilisé pour ses eaux minérales françaises (Contrex, Vittel, Hépar, Perrier) des dispositifs de microfiltration interdits, pour garantir leur « sécurité alimentaire ».

Les gérants de fonds peuvent aussi, comme n’importe quel investisseur, être abusés par la communication mensongère des entreprises, mais, aidés par une réglementation lacunaire, ils peuvent aussi en toute connaissance de cause « verdir » abusivement les produits proposés. Des fonds classés comme durables ne contiennent qu’une faible partie d’investissements présentant des caractéristiques environnementales et/ou sociales positives. Des fonds présentés comme écologiquement responsables investissent en réalité dans des entreprises émettrices de gaz à effet de serre. En Europe, la directive CSRD (pour Corporate Sustainability Reporting Directive) entrée en vigueur en 2024 devrait permettre d’éviter ces dérives.

Il est difficile de savoir dans quelle mesure les investisseurs en direct se détournent des entreprises ayant triché sur la réalité de leurs engagements. En revanche la gestion des fonds ESG est très documentée. Leur encours total atteint quelque 3 300 milliards de dollars dans le monde (un peu moins de trois pour cent de la gestion d’actifs totale). L’Europe est le plus grand marché mondial des fonds ESG avec 84 pour cent des actifs. Au cours des neuf premiers mois de 2024, ils n’ont récolté que 37 milliards de dollars, soit la moitié des souscriptions enregistrées sur la même période en 2023. En 2021, la collecte pour le seul quatrième trimestre était de 135 milliards. Mais les flux restent positifs alors qu’aux États-Unis, la décollecte est constante depuis le printemps 2022 : les clients américains ont retiré près de seize milliards de dollars en 2024. Sept fonds ont été lancés l’année dernière dans ce pays, contre 189 en Europe. La part de marché des fonds américains est tombée de quatorze à dix pour cent en deux ans. L’encours européen, à 2 780 milliards de dollars, est très inférieur aux prévisions.

En 2025, la finance durable pourrait encaisser un autre coup : la diminution des opportunités d’investissements, les entreprises étant de moins en moins incitées (voire découragées) de s’engager dans une démarche de durabilité. Donald Trump n’a pas caché que son second mandat sera en partie dédié à la levée de toutes les barrières et contraintes qui empêchent les affaires de prospérer. Les normes ESG sont au premier rang. Hostile aux programmes « diversité, équité, inclusion » (DEI) qu’il juge « immoraux et illégaux », il a signé dès son entrée en fonction des décrets les interdisant dans toutes les agences fédérales. Par un effet de domino, ces mesures touchent aussi des entreprises privées, chaque agence devant désigner jusqu’à neuf entreprises, fondations, associations ou universités pouvant faire l’objet d’une enquête pour « discrimination illégale ».  Par ailleurs, un décret exige que les entreprises faisant affaire avec le gouvernement (elles emploient environ vingt pour cent des salariés américains) certifient ne pas avoir de programmes fondés sur des caractéristiques telles que le sexe ou la race.

De grandes entreprises comme WalMart, Ford, McDonald’s, Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp) n’ont pas tardé à emboîter le pas de l’administration en remettant aussitôt en cause, en totalité ou en partie, leurs programmes DEI, leur précipitation opportuniste laissant planer un doute rétrospectif sur la sincérité de leurs engagements. L’environnement n’est clairement pas une préoccupation pour le président américain, climato-sceptique avoué, dont le premier mandat a été marqué par le retrait des États-Unis de l’accord de Paris. Annulé par Joe Biden, le retrait est à nouveau à l’ordre du jour.

Un décret signé fin janvier ordonne aux agences fédérales de « suspendre immédiatement le versement de fonds » au titre des lois sur le climat et l’énergie adoptées sous l’administration Biden, une décision qui remet en cause des dizaines de milliards de dollars de fonds fédéraux, même si les subventions ou prêts ont déjà été approuvés. Malgré le ralliement d’Elon Musk, les subventions favorisant les véhicules électriques sont aussi dans le collimateur. Cette attitude est de nature à inciter les entreprises à remettre en cause leurs engagements écologiques, une tendance déjà visible lors du premier mandat entre 2017 et 2021. Là aussi les annonces n’ont pas tardé, comme celle de Coca-Cola revoyant à la baisse son objectif de porter à 25 pour cent la proportion de bouteilles en verre ou en plastique réutilisable.

Mais ce sont surtout les grandes banques qui ont réagi dans le sens de Trump, en stoppant en quelques semaines leurs trajectoires « net zero » qui les contraignaient, entre autres, à ne plus financer la production d’énergies fossiles. Bank of America, Goldman Sachs et Morgan Stanley se sont retirées de l’Alliance mondiale pour le climat signée en 2021 lors de la COP26 de Glasgow. En réalité, elles avaient commencé à se désengager avant l’élection de Trump, confirmant l’affirmation du Financial Times, pour qui 2024 aura été l’année du greenlash, qui désigne un retour en arrière des politiques environnementales sous la pression des populistes, partout dans le monde, même en Europe où la réglementation est plus sévère qu’ailleurs.

Dans son numéro de février 2025, le magazine Capital relève « les petits renoncements des grandes marques », prenant notamment les exemples de celles qui ont abandonné le label bio (La Provençale, du groupe l’Oréal) ou le nutri-score (Bjorg, Danone pour certains yaourts). La société de cosmétiques Yves Rocher, en difficulté, a quant à elle décidé de sacrifier sa certification B Corp. Selon un expert du secteur, le respect des critères ESG coûte cher et rapporte peu, d’autant que depuis le rebond de l’inflation en 2022, « les consommateurs ne sont pas prêts à payer un surcoût » pour que ces engagements soient tenus.

Reste à savoir jusqu’où ira le retour de balancier. Mettant en garde les chefs d’entreprise et les banquiers qui n’ont pas attendu l’élection de Trump pour dénoncer les normes ESG imposées par Bruxelles, le gouverneur de la Banque de France François Villeroy de Galhau déclarait le 27 janvier que « l’attente de simplification est compréhensible, mais elle ne doit pas tourner à une entreprise de destruction ». En Europe, la « dynamique climatique » devrait se poursuivre. Aux États-Unis, l’absence de soutien fédéral pourrait ne pas avoir un gros impact sur la demande d’actifs durables, notamment de la part des grands investisseurs institutionnels, gestionnaires d’actifs et fonds de pension. Comme les institutions financières, ils sont désormais trop sensibilisés aux politiques en faveur du climat et aux opportunités qu’elles présentent pour revenir en arrière, malgré l’opposition de l’occupant de la Maison-Blanche qui, de toute manière, n’y sera plus dans quatre ans, un horizon finalement assez proche. Goldman Sachs et Bank of America ont d’ailleurs confirmé leurs engagements financiers, montrant ainsi que la résilience de l’investissement durable réside dans sa capacité à s’adapter aux cycles politiques.

Fait révélateur : plusieurs des institutions financières qui se sont retirées des alliances type Net Zero concèdent discrètement continuer à agir pour la décarbonation, voire poursuivre leur « trajectoire vertueuse ». On parle de « greenhushing » pour désigner une pratique adoptée par certaines entreprises ou banques, consistant à minimiser ou à taire délibérément leurs initiatives en faveur de l’environnement. Selon plusieurs experts, il ne faut pas voir là un souci marketing comme dans le cas du « greenwashing » mais plutôt la volonté de se protéger contre l’impact financier de possibles représailles. Certains États américains ont ainsi engagé des poursuites judiciaires contre BlackRock en raison de son appartenance à l’Alliance pour le climat.

Haro sur la CSRD

Dans quelques jours ou semaines seront publiés les premiers rapports conformes à la directive CSRD, qui impose aux entreprises de suivre des règles précises pour rendre compte de leur impact social et environnemental. D’ici à 2030, 50 000 entreprises de l’UE devront se plier à cet exercice de transparence, qui soulève une opposition frontale. Le 25 novembre, le directeur général de BNP Paribas l’a qualifié de « délire bureaucratique ». De nombreux pays comme l’Allemagne traînent les pieds pour son application, la Commission de Bruxelles ayant dû rappeler à l’ordre 17 pays sur 27 ! Même la France, qui a transposé la directive dans son droit dès 2023, demande aujourd’hui un report et un assouplissement pour les PME cotées. La CSRD pourrait être considérablement amendée, voire disparaître, dans le cadre d’une « législation omnibus » visant à simplifier le Green Deal européen. Le texte étant est encore en discussion, un intense lobbying s’est développé.

Georges Canto
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