Les agents de la fonction publique sont choyés par Luc Frieden, mais qu’attend le CEO de ses collaborateurs ?

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Découpage du gâteau de la Chambre des fonctionnaires le 20 novembre 2024 au Cercle cité
Foto: CHFEP
d'Lëtzebuerger Land vom 07.02.2025

La semaine passée, les agents de l’État ont obtenu du gouvernement CSV-DP une nouvelle augmentation. Deux pour cent de plus en 2025, et 0,5 pour cent en 2026. Figurent une quinzaine d’autres perks comme des primes, des plafonnements d’intérêts, une crèche supplémentaire, une nouvelle convention pour la cantine. Interrogé chez RTL Radio sur tous ces avantages concédés qui s’ajoutent aux indexations dont ont aussi bénéficié les salariés du public ces deux dernières années, le ministre de tutelle, Serge Wilmes (CSV), fait valoir que l’État, en tant que patron « a besoin de gens hautement qualifiés ». Il se doit de « rester attractif ». Mais lorsque l’on interroge son ministère sur les orientations stratégiques prises par le gouvernement pour mettre en œuvre les engagements formulés dans l’accord de coalition, celui-ci prétend ne « pas être compétent pour répondre ».

Serge Wilmes a signé l’accord au nom du gouvernement, mais c’est bien le « CEO » Luc Frieden, comme il se définit lui-même, qui tire les ficelles (éminemment politiques) des relations avec la fonction publique. C’est par exemple le Premier ministre qui a reçu le président du syndicat CGFP, Romain Wolff, en juillet dernier pour éteindre l’incendie qui se consommait au sujet de la promesse non encore tenue de mettre fin au système d’évaluation des fonctionnaires. Luc Frieden a également représenté le gouvernement aux soixante ans de la Chambre des fonctionnaires et employés publics (CHFEP). Au Cercle Cité, le 20 novembre pour la cérémonie, le chef du gouvernement a parlé « d’État-patron », regretté que le système scolaire luxembourgeois ne produise un nombre suffisant de personnes « pour l’État, les communes… ainsi que le secteur privé » et envisagé le recours à la digitalisation ou l’intelligence artificielle pour pallier ce manque.

Face à la puissante CGFP, les gouvernements successifs concèdent. Et l’accord obtenu en ce mois de janvier précède de quelques semaines les élections (prévue du 6 au 26 mars) à la CHFEP. En décembre dernier, Wilmes et Frieden ont fait voter une loi abolissant le système de l’appréciation des performances professionnelles dans la fonction publique. La fin de cette mesure mise en place en 2015 avait été promise par le gouvernement Bettel-Bausch dans l’accord salarial de décembre 2022. Seuls demeurent des entretiens individuels annuels avec le supérieur hiérarchique. Les promotions ne seront plus associées à des indicateurs de performance, mais à l’ancienneté.

Que pèse le secteur public aujourd’hui ? Dans le tableau de l’emploi par secteurs du Statec, la colonne administration et autres services publics compte 108 520 personnes fin 2024 dont 70 pour cent sont nées au Luxembourg. (Selon l’étude Polindex, 46 pour cent du corps électoral travaille pour l’État.) Tombent dans cette catégorie de la comptabilité nationale les services de santé et d’action sociale, les communes et les établissements publics. Ils s’ajoutent aux 36 000 salariés des ministères et de l’administration centrale (y inclus les enseignants) sur lesquels communique habituellement le gouvernement. Par exemple pour définir le premier périmètre de l’accord signé la semaine passée. Mais d’autres conventions élargiront substantiellement le nombre de bénéficiaires et doubleront son coût (d’Land, 31.01.2025). La fonction publique est réputée sur-représentée. En 2021 au Luxembourg, elle occupe 22,1 pour cent de l’emploi total intérieur. La moyenne de l’OCDE s’établit autour de 18,6 pour cent. L’administration occupe 38,6 pour cent de la population active résidente.

Les effectifs de la fonction publique ont augmenté considérablement ces dernières années, de 46 pour cent entre 2015 et 2023 (de 25 000 à 36 000). Sa masse salariale a doublé sur la même période, passant de 2,3 à 4,6 milliards. Dans son avis sur le Budget 2025, la Banque centrale du Luxembourg (BCL) consacre deux encadrés à la fonction publique luxembourgeoise, « un enjeu budgétaire majeur ». La rémunération des salariés de l’administrations publique, dans son sens large, s’établit à 10,5 milliards d’euros soit l’équivalent de 24 pour cent des dépenses des administrations publiques.

La BCL souligne la difficulté à comparer son poids avec celle des autres pays. En additionnant les masses salariales des branches d’activité « administration publique, enseignement et santé humaine », elle en déduit que les salaires du secteur public comptent pour un quart de la masse salariale totale. Le pourcentage moyen dans l’UE est de 27 pour cent. L’enseignement pèse un tiers de la masse salariale, les services généraux seize pour cent, les affaires économiques quinze pour cent et la santé douze pour cent. Exit la doctrine du schlanke Stat pour excuser les manquements d’une administration juridico-financière pas assez étoffée pour surveiller dûment un centre financier offshore en pleine expansion. L’État recrute à tour de bras, en dépit des vœux du ministre des Finances, Gilles Roth (CSV), qui dit vouloir « serrer la vis » devant les députés.

D’aucuns soulignent les inégalités croissantes entre la fonction publique et le reste de la population. Le rédacteur-en-chef de RTL.lu parle « d’apartheid social » après cette énième concession du gouvernement. Les fonctionnaires gagnent presque deux fois plus que le reste de la population. Dans l’administration publique, le salaire moyen est de 100 458 euros, le salaire médian de 92 707. Dans l’enseignement, la rémunération moyenne s’élève à 111 362 euros, la médiane à 109 000 euros. Le seul endroit où l’on gagne plus, c’est dans la finance avec 113 000 euros de salaire moyen et 94 000 de salaire médian. Si l’on exclut l’administration publique du calcul, le salaire médian pour le reste du pays plafonne à 56 000 euros. Dans la santé et l’action sociale, le salaire médian s’élève à 73 000 euros, 20 000 euros de moins pour ce secteur moins dense en électeurs.

Comment l’administration est-elle perçue ? Le Luxembourg, avec la Suisse et le Mexique, est l’un des trois pays de l’OCDE (sur 28 étudiés) où une majorité de la population témoigne sa confiance (grande et modérée) envers son gouvernement et ses services publics. Lors d’événements de promotion, l’administration publique est présentée comme un vecteur de compétitivité. L’Observatoire de la fonction publique fait valoir des classements du World Economic Forum où le Grand-Duché figure parmi les services publics les plus performants. Un commentateur illustre la qualité de l’administration par ses professeurs qui ont formé trois présidents de la Commission européenne. Une exclusivité.

La compétitivité du package offert aux salariés du secteur public (et surtout aux fonctionnaires et employés de l’État) est néanmoins souvent décriée par le patronat tant elle siphonne la population active luxembourgeoise, convoitée par son plurilinguisme et son niveau d’éducation. Dans une interview sur RTL Radio lundi, le directeur général de l’UEL, Marc Wagener, euphémise : Le nouvel accord salarial ne rendrait « pas les choses plus faciles pour le secteur privé ».

Face aux avantages concédés à la fonction publique, l’État déroule une stratégie élaborée à la Chambre de commerce. À l’automne 2023, dans un bulletin annexé à sa lettre au formateur Luc Frieden, l’institution consultative expose sa vision de la fonction publique dans un « État dirigeant ». L’organisation patronale propose « un front office public unique ». L’administration serait dotée « d’une culture orientée clients » envers citoyens et entreprises. La Chambre de commerce envisage également un back office pour monter les dossiers, gérer les demandes et suivre les échéances. Que les données des utilisateurs soient communiquées entre les différentes administrations (« tout en respectant le RGPD ») pour épagner les démarches inutiles. « Le principe du silence vaut accord doit être généralisé », écrit encore la Chambre de commerce. L’on retrouve les formules « Once only » et « Silence vaut accord » dans l’accord de coalition. Le document vise la fonction publique dès son deuxième paragraphe. Elle y est vue comme l’instrument de la modernisation de l’État. La fonction publique doit être « neutre, efficace, transparente et attractive ». Le gouvernement s’y engage à former les agents à la digitalisation pour les rendre plus productifs.

Sous la présidence de Luc Frieden en juillet 2022 (quelques mois avant qu’il n’annonce sa candidature aux législatives), la Chambre de commerce avait vanté les bénéfices de la digitalisation du service public. « La digitalisation est souhaitée et souhaitable dans le service public en raison de son impact attendu sur son efficience et sa productivité », y est-il écrit. La publication détaille, en chiffres, l’augmentation du poids de la fonction publique. À politique inchangée, la Chambre de commerce table sur 130 000 salariés du secteur public d’ici 2030. Les annonces pullulant sur govjobs inquiètent les patrons. En 2021, les recrutements annuels atteignent environ 4 500 personnes, « ce qui représente plus de 80 pour cent des ressources d’une classe d’âge au Luxembourg, avec à la clef une exacerbation des difficultés de recrutement pour le secteur privé », note la Chambre de commerce. Cette dernière promet seize milliards d’euros d’économies par la digitalisation. C’est davantage que l’ensemble des salaires des agents publics. Par les gains de productivité générés, la fonction publique produirait plus d’argent qu’elle n’en coûte ? Le gouvernement reprend donc le concept comme solution miracle (avec l’intelligence artificielle).

L’on peine néanmoins à identifier la stratégie. En janvier 2024, face à L’Essentiel, Serge Wilmes ne pouvait pas se prononcer sur les besoins immédiat en effectifs. « On ne peut pas dire s’il y a trop de fonctionnaires ou pas assez. Il faudra s’appuyer sur des analyses », disait-il au gratuit. Placée auprès du Premier ministre, la « cellule de rationalisation » pilote, elle, le nombre d’ouvertures de postes en fonction des souhaits des différents ministères. Mais, cette semaine, ni le ministère d’État, ni celui de la Fonction publique ne partagent les directives politiques concernant la conduite du service public.

Mardi, l’OCDE a présenté un rapport commandité par le ministère des Finances pour redéfinir le cadre budgétaire et améliorer l’efficacité des politiques publiques. Selon la version provisoire communiquée par la rue de la Congrégation, le gouvernement doit expliciter les objectifs de ses finances publiques « au-delà du maintien du AAA (par exemple la stabilisation de la dette, le préfinancement du vieillissement et des investissements d’avenir) », et aussi responsabiliser les différents ministères en vertu du principe de l’autonomie au mérite.

Pierre Sorlut
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