Tupperware, seau percé et conflits d’intérêts : La commission spéciale Caritas tente d’élucider ce qui s’est passé durant l’été 2024

L’été dernier

La commission spéciale Caritas ce lundi, en attendant les experts de PWC
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 07.02.2025

En juillet, Luc Frieden déclarait l’affaire Caritas « Chefsache », décidant d’en centraliser la communication (qui, de nouveau, s’est avérée plutôt maladroite). Mais le Premier ministre s’est vite ravisé. Il a externalisé ce dossier toxique à Christian Billon et à PWC. Son chef de cabinet, Michel Scholer, a endossé le rôle de go-between et de fusible. Luc Frieden avait-il peur de se brûler les doigts ? Craignait-il de voir le coalitionnaire DP lui reprocher d’avantager une organisation (historiquement) amie ? Toujours est-il qu’au bout de deux semaines, il a préféré se retirer de la première ligne.

Adoptée à l’unanimité en octobre, la résolution instituant la « commission spéciale Caritas » formule l’objet de celle-ci de manière nébuleuse : « Dresser un bilan », « tirer les conclusions », « mieux guider les décisions politiques éventuelles dans le cadre d’urgences futures similaires ». Voilà qui laisse beaucoup de marge à l’interprétation. Les députés de la majorité préféreront probablement s’en tenir à quelques recommandations générales sur la gouvernance du tiers secteur. Ceux de l’opposition suivent une stratégie plus offensive. Ils veulent prouver que Luc Frieden est coupable de non-assistance à ONG en danger. (Ou, formulé de manière plus dramatique : Luc Frieden aurait tué la Caritas.) La députée verte Djuna Bernard veut ainsi identifier « les moments-clefs de la gestion de crise » pour déterminer qui a décidé quoi à quel moment. Une sorte de chronique politique du dernier Summerlach qui n’en était pas un.

Or, au bout de neuf réunions, les députés n’ont pas appris grand-chose de neuf. La deadline du 10 avril approche, sans qu’ils aient trouvé d’indice d’un dysfonctionnement dans la gestion gouvernementale, qui justifierait une commission d’enquête. En théorie, vingt voix suffiraient pour en instaurer une, mais on sent les députés très peu enthousiastes à l’idée d’endosser le rôle périlleux de juge d’instruction. L’expérience des trois derniers mois a refroidi les ardeurs. Durant cette période, trois présidents (tous CSV) se sont succédé à la commission spéciale. « Für die CSV werde es langsam ‘peinlich’ », est cité Taina Bofferding ce mardi dans le Tageblatt. La Schadenfreude de la cheffe de fraction socialiste est peut-être déplacée. Car c’est toute l’institution parlementaire qui se ridiculise. Des courriers expédiés avec beaucoup de retard, des invités posant des conditions à leur venue, des conflits d’intérêts tardivement reconnus comme tels ; l’ensemble donne l’impression d’une « farce », un terme qu’on retrouve dans les titres de Reporter (13 janvier), de la Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek (14 janvier) et du Quotidien (30 janvier).

Une série d’invités a défilé devant la commission spéciale. Ils ont dit peu, et rien de nouveau. Les magistrats du Parquet s’en sont tenus aux généralités : « Les fraudes ont existé tout au long de l’histoire de l’humanité », lit-on ainsi dans le PV, le secret de l’instruction leur interdisant d’être plus spécifiques sur l’affaire qui intéresse les députés. Idem pour la CSSF, venue dire qu’elle ne pouvait rien dire (de concret). Pas moins de quinze fonctionnaires de quatre ministères se sont également déplacés pour expliquer comment les conventions avaient transité de Caritas à Hëllef um Terrain (Hut).

C’était ensuite au « comité de suivi », un aréopage de hauts fonctionnaires qui ont accompagné la naissance de Hut, de se présenter devant les députés. Les conseillers de gouvernement se sont montrés précautionneux, se défaisant de toute responsabilité. On aurait simplement eu un rôle « technique », a déclaré Michel Scholer. La mission se serait limitée à assurer la continuité des services et à protéger l’argent public ; le sauvetage de Caritas ne faisant pas partie de la job description. Pour le reste, le comité de suivi a suivi le comité de crise dirigé par Christian Billon. Une passivité assumée qui a irrité les députés de l’opposition

Christian Billon et PWC apparaissent comme les architectes de Hut. Ils étaient attendus avec une certaine anticipation par la commission spéciale. Les représentants de la Big Four y ont fait profil bas ce lundi. Ils n’auraient fourni qu’un « support opérationnel » strictement limité aux aspects comptables et financiers (l’ensemble de la direction de Caritas étant en arrêt maladie). Alors qu’en septembre, Tiphaine Gruny se faisait célébrer par Paperjam comme celle qui « tricote un avenir à Caritas », la partner de PWC s’est montrée plus discrète devant la commission spéciale : Elle n’aurait pas eu de mandat pour développer des stratégies. Les experts de PWC ont présenté leur
timeline. Ils n’auraient pas rencontré Luc Frieden pendant le mois d’août. (Ils ont par contre vu à deux reprises le comité de suivi.) Une réunion avec le Premier a finalement eu lieu le 9 septembre, soit trois jours avant l’annonce officielle de Hut. Les experts de PWC ont profité de leur passage au Parlement pour glisser deux slides dans leur présentation PowerPoint, listant leurs recommandations pour renforcer la gouvernance des Asbl et fondations. « Ils ont présenté leur tupperware », estime le député Déi Lénk, Marc Baum. Votée en 2023, la loi sur les Asbl a ouvert un nouveau marché aux réviseurs d’entreprise, et PWC tente de s’y positionner comme leader. Les ONG critiquent, elles, « l’importance des honoraires en rapport avec un faible niveau de recettes », comme le note la ministre de la Justice, Elisabeth Margue, dans une récente réponse à une question parlementaire.

Intervenant deux jours après les experts de PWC, Christian Billon s’est montré plus loquace, ce qui a ravi les députés. (Il a en fait surtout répété ce qu’il avait déjà dit lors d’une conférence de presse début octobre.) L’actuel président de Hut a cité l’un ou l’autre détail piquant. Par exemple sa première tentative, début août, d’entrer en contact avec le cardinal. L’archevêché lui aurait proposé un rendez-vous pour… décembre, avant de libérer une plage horaire plus rapprochée. À cette réunion, le cardinal aurait montré très peu d’intérêt à investir de l’argent (ou ne serait-ce qu’accorder un prêt) : Il se verrait plutôt comme un « fondateur moral ». Au sortir de cette réunion, Billon savait qu’il ne fallait pas s’attendre à grand-chose de la part de l’Église. Dans un communiqué publié quelques jours après l’entrevue, le cardinal Hollerich se lavait les mains de l’affaire Caritas : « Il incombe maintenant au comité de crise de réunir tous les prérequis nécessaires à une confiance renouvelée », y lisait-on.

L’État et l’archevêché refusant de refinancer la Caritas, la piste d’une restructuration interne était bloquée. Les options de Billon étaient donc restreintes, et le temps pressait. Ce stress exacerbait une Pfadabhängigkeit qui rendait difficile tout retour en arrière. Il fallait avancer, et avancer vite. Ce mercredi, Billon a longuement égrené les noms des fondateurs de Hut, détaillant comment, d’un contact à l’autre, il avait réussi à collecter un fonds de roulement auprès de la bourgeoisie locale. (« Il ne semble pas s’être posé la question de la diversité politique », s’étonne Djuna Bernard.) Billon a souligné l’aide de Tiphaine Gruny dans la recherche de « philanthropes ». Devant les députés, Christian Billon a pointé la responsabilité de Xavier Bettel dans le lâchage des activités internationales (qui reste le grand angle mort de l’affaire). Il l’avait déjà fait lors de sa conférence de presse en octobre : « Dès le départ, on a eu une réponse très négative de la part du ministère des Affaires étrangères concernant les conventions internationales », y disait-il. « C’était pour nous un choc. »

La commission spéciale en reste donc grosso modo à son niveau de connaissance du 10 octobre 2024, le jour où elle a été lancée. Politiquement, tout était dit, dès ce moment-là. « Mission accomplie », tel était le message de Luc Frieden à la tribune parlementaire. Il a évoqué « ee schwieregen Dossier, ee schrecklechen Dossier », mais dans lequel le gouvernement aurait agi « mat Häerz a Verstand ». There is no alternative : Le narratif se résume à la maxime thatchérienne. Il est aussi simpliste que dépolitisant : Caritas ne pouvait être sauvé ; une nouvelle entité devait être créée. Le remplacement du champion de la doctrine sociale par un anonyme prestataire de services (porté par la bourgeoisie d’affaires et concocté par une Big Four) devient ainsi une inéluctabilité comptable. Le chef de la fraction CSV, Marc Spautz, concédait tout au plus : « Jo, d’Kommunikatioun wor net gutt… »

Dès le 10 octobre, tous les éléments de langage étaient en place. Fred Keup (ADR) déguisait la Caritas en « Stéck traditionellt kathoulesch Lëtzebuerg », dont il regrettait la disparition. Et d’estimer « ironique » que ce soit justement la gauche qui en monte aujourd’hui la défense. Taina Bofferding peaufinait déjà sa catchphrase : « d’Caritas ass ausbludde gelooss ginn », tout en cultivant les réflexes anticléricaux : « Quand on est en détresse, on ne peut pas compter sur l’Église catholique ». Djuna Bernard (Déi
Gréng) critiquait « la froideur politique et l’absence de cœur » de la démarche friedenienne qui aurait mené à une entité « stérile », dépourvue d’un « package de valeurs ». Après avoir décerné l’obligatoire satisfecit au gouvernement, la députée libérale Carole Hartmann n’a pas résisté à la tentation de tancer Frieden : « Et huet un Häerz gefeelt ». (Celui-ci qualifiera ces analogies cardiologiques comme « extreem perséinlech blessant ».) Marc Baum (Déi Lénk) prenait un autre angle d’attaque, évoquant un « management misérable » qui, dans le privé, aurait conduit au licenciement de l’auto-proclamé CEO.

Au commencement était la phrase « keen eenzegen Euro vum Stat ». Avant de se retirer de la première ligne, Luc Frieden avait indiqué la direction à suivre. Lors du débat parlementaire en octobre, Marc Baum a fustigé « une décision fatale », qui aurait signifié rien d’autre qu’« une condamnation à mort pour la victime », c’est-à-dire la Fondation Caritas. Frieden a en effet refusé d’appliquer à la Caritas le « whatever it takes » qui, en 2008, avait guidé son action de sauvetage de la Bil et de la BGL. Confronté à la crise d’un autre acteur systémique, il s’est borné à une approche étroitement légaliste. Pour justifier cette réticence, Marc Spautz a mobilisé l’image du « Eemer mat lauter Lächer » que Frieden a reprise : « Ech weess net, ween déi gebuert huet, mee si sinn do ». Continuer à verser de l’argent à Caritas sous ces conditions aurait été « ir-res-pon-sable », a-t-il martelé. Frieden a expliqué que la BGL et la Spuerkeess avaient envoyé des courriers au gouvernement pour notifier une cession de créance : « Chaque euro que vous allez verser à la Caritas à l’avenir, vous devrez nous le verser à nous », c’est dans ces termes que le Premier a résumé la position des deux banques.

« Et vous avez pris cela pour de l’argent comptant ?! », l’a interrogé Franz Fayot (LSAP), rappelant que ces cessions de créances (faites par la directrice financière de Caritas) étaient « contestables et contestées ». Il aurait discuté cette question de manière « intensive » avec le ministre des Finances, répondait Luc Frieden. Ensemble, on aurait conclu que le risque juridique était trop grand et qu’on « ne pouvait pas intervenir à ce stade ». Toujours est-il que le gouvernement finira par trouver une voie – décrite comme « juridiquement plus ou moins sûre » par Frieden – pour verser une avance à Caritas, lui permettant tout juste de payer ses fournisseurs, la sécurité sociale ainsi que le fisc.

Cela fait des mois que le LSAP s’offusque que le Premier ministre n’ait pas cherché une solution à la luxembourgeoise : On aurait dû réunir toutes les parties autour d’une table, des banques au Bistum. Cela n’aurait pas été « opportun », a répondu Luc Frieden dès octobre, rappelant que plupart des stakeholders font l’objet d’une procédure administrative, voire pénale. Aux yeux de Christian Billon une telle table-ronde aurait probablement constitué une perte de temps : « Il y avait déjà un blocage ».

Bernard Thomas
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