Trois fois victimes Les personnes qui sont amenées à quitter leur pays afin de survivre, quand elles tiennent bon jusqu’au bout, sont trois fois victimes : d’abord des difficultés rencontrées dans leur propre pays ; ensuite des trafiquants qui « organisent » leur voyage illégal à des prix exorbitants et dans des conditions inhumaines ; et, finalement, des obstacles qui entravent le passage des frontières. C’est le cas de la Grèce – refuge européen très recherché où la paix et la sécurité sont censées régner –, mais dont les structures d’accueil sont quasi inexistantes, ce qui permet aux réseaux mafieux et aux groupes racistes et fascistes d’agir en toute impunité. Au cours de leur périple cauchemardesque, les refugiés sont directement confrontés à la crise grecque. Le manque d’organisation et les mesures d’austérité qui frappent tout le secteur public ont aussi affaibli les organisations de la société civile qui se consacrent aux réfugiés, ce qui complique considérablement l’accueil. La xénophobie et l’intolérance qui progressent dans un engrenage de la pauvreté et de la peur provoquent par ailleurs de plus en plus d’incidents, de discriminations et de violences. La réaction de l’État grec consistait jusqu’alors à fermer les yeux et à maîtriser ces mouvements, notamment par des contrôles plus stricts aux frontières et par le durcissement de la détention ou la pénalisation de l’entrée illégale.
Témoignage Abdurrahman*, 26 ans, désormais citoyen danois, nous le rencontrons sur le site d’Idomeni. Il est venu accompagner sa femme – qu’il n’avait pas vue depuis un an et demi – dans son périple vers l’Europe. Adurrahman dit avoir « eu de la chance « : « Je ne suis resté enfermé à la prison de Samos – l’île militaire comme nous l’appelons entre Syriens – que treize jours, sans douche et sans sortir de cette pièce où nous étions enfermés. Les conditions étaient terribles. Il y avait beaucoup d’Africains, de Pakistanais, d’Afghans et des Syriens – disons que s’il y avait dans cette prison de la place pour cent personnes, nous étions 600. Il n’y avait pas de lits libres, les bébés dormaient par terre. Le médecin et les avocats ne venaient que quand la presse était là. Un policier venait trois fois par jour nous apporter à manger. Nous sommes arrivés à Athènes dans une situation pitoyable. Nous étions dégueulasses. Treize jours sans douche, avec les mêmes habits. »
Jusqu’à présent les gouvernements se focalisaient davantage sur le maintien des étrangers hors des frontières que sur le respect du droit d’asile.1 Cette situation, dénoncée à plusieurs reprises par Syriza quand il était dans l’opposition, s’est sensiblement améliorée2 mais elle lui échappe aujourd’hui, notamment en raison de l’ampleur prise par le flux migratoire.
Le périple « classique » La plupart des migrants choisissent la Grèce comme pays de transit vers l’Europe du nord. Transit car la réputation du pays en matière d’intégration socio-économique des émigrés est à l’image de la réalité désolante qui y règne. Les conditions sont en effet calamiteuses et ont été dénoncées à plusieurs reprises aussi bien par l’UNHCR que par Médecins Sans Frontières et d’autres organisations : manque de structures d’accueil – peu d’avocats, de soins médicaux, de lits, de vivres –, insuffisance des conditions hygiéniques, mais aussi non-respect des droits de l’Homme fondamentaux dans les centres de rétention où sont entassés les refugiés.
Les migrants viennent donc en Grèce pour en repartir ; or, le règlement européen de Dublin II stipule que l’État membre responsable est celui où le demandeur d’asile a fait son entrée dans l’Union. Ce qui signifie que l’entrée illégale en Europe pour ceux qui veulent quitter la Grèce n’est que la première étape d’un périple long, coûteux et extrêmement dangereux qui baigne dans l’illégalité.
Balloon Vapor Le voyage vers l’Europe est d’habitude assez bien organisé. Grâce à l’aide des réseaux sociaux sur lesquels circulent les informations, au GPS et à Google Maps, les personnes savent exactement où aller et quel sera le prix de chaque étape. Ils arrivent donc en Turquie et, s’ils n’y sont pas emprisonnés, ils trouvent un mohareb – un passeur en arabe – qui leur « donne » un balloon vapor (un zodiaque) en échange d’environ 1 500 euros par personne pour traverser la frontière maritime gréco-turque et arriver ainsi en Europe, sur les premières îles grecques (Lesbos, Kos, Chios, Samos et Rhodes).
Noyades organisées Cette traversée maritime est l’une des étapes les plus dangereuses du périple : le zodiaque est conduit par les refugiés eux-mêmes. La consigne est de le faire couler dès qu’ils aperçoivent les garde-côtes grecs car s’ils sont secourus ils ne seront pas emprisonnés. « En quittant la côte turque, sur le chemin vers Chios, j’ai vu des corps de Syriens noyés, des bouées de sauvetage vides, des jouets d’enfants », témoigne Ahmed rencontré à Idomeni, les larmes aux yeux.
« Commandos » Il s’agit de la « mafia de mer » : des gangs, déguisés en autorités portuaires grecques ou turques s’approchent des zodiaques en prétendant les contrôler. Ils pillent les passagers (26 000 euros volés à des Syriens la semaine dernière) puis détruisent les bateaux à coups de couteau. « Ils ne peuvent que travailler en collaboration avec les gouvernements », remarque Mustapha, fier déserteur de l’armée syrienne, qui a vécu par deux fois sur ses cinq tentatives ces attaques en expliquant que les réfugiés sont nombreux à cacher où ils peuvent passeport et économies : « Ils ont poignardé en plein visage un Libyen qui leur résistait : il a dû subir quinze points de suture ».
Arrivée en terre européenne « Selon la loi grecque et selon le cadre européen, tout migrant arrivé sur le territoire grec doit faire l’objet d’un fichage par la police. À l’issue de ce processus, les migrants reçoivent un avis de non-expulsion, valable six mois pour les potentiels réfugiés syriens et un mois pour les autres immigrés économiques », explique Dimitris Koros, avocat membre du Conseil Grec des Refugiés. Cette procédure prend plusieurs heures par personne, et le manque de personnel sur les îles explique l’entassement actuel de ces êtres humains sur les plages grecques : ils veulent partir. Ils peuvent alors, selon des critères très relatifs, se retrouver dans des centres de rétention pour une durée souvent indéterminée. « Avec le gouvernement Samaras cette détention pouvait, selon le droit européen, atteindre 18 mois, mais en réalité les dépasser considérablement. L’une des premières décisions du gouvernement actuel a été de publier un décret selon lequel tout le monde est libéré dans les six mois. Pour le moment, c’est déjà moins pire… », ajoute l’avocat.
Direction Athènes L’autorisation obtenue, ils quittent l’île pour Athènes, mais toutes les frontières restent fermées. Une fois dans la capitale grecque tout se passe place Omonia où les magasins de téléphonie mobile et de transfert d’argent sont en réalité des repères de passeurs. Dans le cadre de l’opération Frontex, la police allemande est venue renforcer la police grecque à l’aéroport d’Athènes et dans les ports, il n’y a donc plus qu’une seule route pour les migrants : traverser les Balkans – souvent à pied – et passer de Grèce à ARYM, puis en Serbie et de là en Hongrie. Ils se rendent donc à Thessalonique puis à la frontière.
Idomeni : le passage Le village de 150 habitants se trouve à 75 km de Thessalonique et à trente mètres de la frontière avec le ARYM. Sur la route nationale on aperçoit déjà des groupes de personnes qui marchent : il y a même des familles (femmes, adolescents et jeunes enfants), tous ceux qui n’ont pas réussi à acheter un billet de bus.
Sadiqi Vasili Cela veut dire ami. Il s’agit de Vasilis Tsartsanis. Il vient quotidiennement depuis onze mois, de manière auto-organisée avec les villageois (et maintenant des associations) pour apporter de l’aide humanitaire (nourriture, couvertures en hiver, chaussures) et les premiers soins aux marcheurs – dans le meilleur des cas, ils ont les pieds enflés, des infections, des piqures de moustiques, des brulures du soleil, …
Nous le retrouvons sous un arbre à dix pas de l’ARYM, le long des rails du train : rien de visible ne démarque la frontière. Surtout des Syriens, mais aussi des Africains, arrivent soit par cinquantaines en bus soit par groupes de marcheurs. Il y a aussi beaucoup de bébés et d’enfants très jeunes. « Chaque jour quelqu’un d’autre vient aider. » Vasilis parle le turc et rigole avec les Syriens, il est leur ami, ils le connaissent par les messages de ceux qui sont passés avant eux. Il leur donne des conseils d’insider.
Puis il nous raconte : « Nous sommes venus ici il y a onze mois par hasard car nous filmions autre chose – nous sommes restés huit heures et avons vu entre 200 et 400 personnes passer. Ce qui nous a étonnés car nous n’avions jamais vu personne dans le village. Maintenant la frontière est ouverte et ils passent, à l’époque ils arrivaient ici et restaient dans le froid, cachés dans la forêt, au moins une semaine, en essayant d’entrer en contact avec des passeurs pour partir vers l’Europe.
Mafia « Quand trois à quatre mois sont passés et que les Syriens ont commencé à nous faire confiance, ils nous ont raconté ce qui se passait : un réseau mafieux très puissant régnait dans la région. À 300 mètres de la frontière, dans le no man’s land, les passeurs avaient créé des petites milices (de cinquante à cent personnes) qui organisaient le passage jusqu’à Kumanovo (à la frontière serbe) – cela coûtait entre 1 000 et 1 500 euros. De plus en plus souvent, des personnes qui avaient été frappées revenaient de l’ARYM car elles avaient besoin d’aide médicale. Nous les transportions au centre de santé. Le nombre des cas de violence augmentait et il fallait trouver une manière légale d’amener ces personnes à l’hôpital sans qu’elles ne soient arrêtées et emprisonnées. Ils essayaient de passer, tombaient sur la mafia et revenaient – même la police locale était impliquée dans cette affaire et les autorités grecques ne pouvaient rien faire car tout cela se passait de l’autre côté. ».
Qui est-ce qui orchestrait ces crimes ?
Vasilis : « Plus de quinze gangs criminels agissaient sous l’autorité de la mafia albanaise aux deux frontières (grecque et serbe). La ‘police’ arrêtait les refugiés, leur volait les habits, les chaussures, l’argent et les téléphones et ensuite les ‘rendait’ à la police grecque. Nous venions dans la nuit en hiver et trouvions des centaines de personnes nues et totalement démunies, victimes d’humiliations, de violences et de viols. »
Pouvez-vous témoigner d’un cas particulier ?
Abdurrahman prend la parole : « Moi aussi j’ai été victime de vol à Lojane. Dans la nuit, alors que je cherchais un taxi vers la frontière serbe, quatre hommes sont venus vers moi et m’ont tout volé. Je me suis retrouvé sans rien. Je suis allé m’asseoir près des rails du train, je ne savais plus quoi faire, je croyais que j’allais mourir. Et là, un ange est passé : un Marocain. Nous avons fait le reste du chemin ensemble. Il avait de l’argent et je parlais anglais : nous avons fait équipe. »
Vasilis : « Nous sommes au mois de mai, 34 Syriens, dont un handicapé de guerre, passent la frontière. Vers 3h30 ils nous téléphonent, nous y allons avec la police grecque et des journalistes du journal Le Monde. Dans la forêt, nous avons fait face à cette image choquante : presque tous étaient… (Vassilis, un homme assez grand, qui vit cette situation depuis onze mois, arrête de parler quand il arrive à ce moment de son récit. Il est ému.) « …34 personnes sont passées, la police les a arrêtées, elle leur a dit de s’asseoir et, derrière eux, 100 à 150 personnes sont arrivées, les ont frappées et ont volé tout ce qu’elles avaient. Est-ce que le mot ‘corruption’ suffit pour décrire cette situation ? Chaque jour, entre 100 et 150 personnes tombaient victimes de la mafia. Nous sommes restés ici une semaine avec une équipe de Syriens – nous nous sommes liés à eux – ils ont payé les trafiquants devant nous 1 400 euros par personne pour passer. Quand ils nous ont contactés ensuite pour nous dire qu’ils étaient pris en otages, nous avons compris que nous ne devions plus rester silencieux car nous devenions complices du crime. Et ainsi l’information est sortie dans la presse européenne qu’à Kumanovo, dans la région de Lojane, des Syriens étaient pris en otage par la mafia en collaboration de complices afghans et pakistanais (qui faisaient cela pour gagner de l’argent et continuer leur propre voyage vers l’Europe) tout cela sous l’égide de la mafia albanophone. Toute l’Europe doit connaître cette histoire, il faudrait faire des recherches sur cette barbarie qui a eu lieu dans un pays voisin. »
Connaissez-vous le profit quotidien des trafiquants ?
Vasilis : « Certainement plus d’un demi million par jour depuis onze mois. »
Convergence des horreurs La région de Lojane est le point de convergence entre les trois flux d’immigrés (via Kosovo, Bulgarie et ARYM) et celui des « cinq routes de la honte » : trafic de drogues, prostitution féminine de l’Europe de l’Est, armes, trafics d’organes et, maintenant, la prostitution masculine. « En hiver, nous avons rencontré un grand nombre de mineurs afghans non-accompagnés, qui avaient entre douze et seize ans. Nous savons que, sans payer, personne ne passait par ici. Il y avait cet accord entre les trafiquants et les autorités locales, si quelqu’un ne payait pas, par hasard, la police l’attrapait. Aucun être humain ne pouvait passer. Où sont tous ces jeunes garçons ? », demande Vasilis.
Avez-vous agi au niveau politique ?
Vasilis : « Nous avons posé cette question au Parlement européen. L’Europe doit prendre ses responsabilités face aux atrocités qui ont lieu sur son territoire ou à ses frontières. Ces personnes se trouvent encore en Hollande, Allemagne, Autriche, Finlande, Suède. C’est le moment où l’Europe doit se pencher sur ces questions. Les autorités européennes ne doivent pas permettre qu’un tel crime soit commis. Nous ne devons plus jamais, par notre silence, laisser se passer un tel crime au cœur de l’Europe. Après nos plaintes et les publications de la presse européenne et américaine, l’ARYM donne depuis 25 jours aux refugiés des permis de passage – de 72 heures – et c’est la raison pour laquelle vous ne voyez plus de mafia. Cela est un message pour toute l’Europe. Peut-être que les ambassades européennes en Turquie devraient ouvrir afin qu’il y ait une organisation de l’immigration légale, que l’on sache d’où ils sortent et par où ils rentrent, qui et comment. Cela garantirait également la sécurité en Europe. »
Que se passait-il avec les passeports syriens ?
Vasilis : « Nous l’avons mentionné au Parlement européen : un passeport syrien vaut environ 3 000 euros (car il équivaut à un asile immédiatement accordé en Europe). La police de l’ARYM prenait les passeports syriens et ne les rendait pas. Où sont les passeports des Syriens ? »
Peur et courage Aggela Boletsi, psychologue qui est à Idomeni avec MSF, explique que « ces personnes sont des victimes mais elles sont surtout des survivants : il ne faut pas oublier que l’origine de ce trajet est la guerre ! ». Question ultime, posée à Mustapha rencontré à l’Hôtel Hara – qui veut dire « joie » en grec et « merde » en arabe –, hôtel où les refugiés se reposent, à quelques kilomètres de la frontière, avant de reprendre la route : De quoi avez-vous peur ? De la mafia, de la police, de la nouvelle vie inconnue qui vous attend ? « Non, après la guerre en Syrie nous n’avons plus peur de rien. Seulement, nous ne pouvons faire confiance à personne. »