Elle s’appelle Jeyakumarie Guneratnam, Bupsy pour les intimes. Elle est une devadesi, une danseuse de danse traditionnelle indienne. Ne pas la connaître, c’est rater une formidable occasion de s’émerveiller devant un art millénaire, fleurissant de façon insoupçonnée à Strassen. La petite Sri Lankaise énergique est une mémoire vivante de la danse de temple du Sud de l’Inde, le Bharata Natyam. Bharata Natyam du sanscrit où Bhava signifie expression, Raga est la musique, Tala le rythme et Natyam le théâtre musical classique. Jeyakumarie danse depuis qu’elle a quatre ans. « Mes parents m’ont inscrite aux cours parce que toute petite déjà j’étais fascinée par les spectacles de danse traditionnelle que l’on voyait de temps en temps dans les temples hindous ». Plus tard, elle part se perfectionner à la fondation de Kalakshetra à Chennai, en Inde, l’école qui, fondée en 1936, remit à jour le Bharata Natyam, longtemps réservé aux cérémonies rituelles.
« Nous dansions minimum cinq heures par jour ! Sans parler de l’apprentissage des chants et des instruments ; » Jeyakumarie est fière d’avoir eu la chance d’étudier sous la fondatrice Rukmini Devi Arundale en personne. Elle fouille volontiers dans ses tiroirs pleins de souvenirs pour exhiber des photos, en noir et blanc, qui la montrent à côté de la grande dame. Son séjour de sept ans l’a marquée pour la vie. « J’y ai appris ce que signifie la discipline. Mais le Bharata Natyam est si gratifiant ! Parce que j’étais si forte en mimique, Rukmini a composé des ballets pour moi. » Jeyakumarie devient la première Non-Indienne à danser dans les drames qui puisent leur inspiration dans la mythologie indienne. Un honneur.
Mais après l’obtention de son diplôme, Jeyakumarie retourne dans son Sri Lanka natal pour célébrer son mariage avec un ingénieur de l’aviation civile. Elle commence à enseigner la danse à Jaffna, quand, en pleine guerre civile, le couple décide de partir au Luxembourg où Cargolux a proposé un poste à son mari. « Nous voulions rester juste quelques années ! » s’éclate-elle de rire. 24 ans après, la famille a fait du grand-duché son chez elle. Le fils a suivi les traces de son père dans l’aéronautique et Bupsy apprécie le calme de la vie luxembourgeoise. « Jamais je ne pourrais abandonner la danse. Quand j’ai dû m’arrêter pendant trois ans après un accident de dos, j’ai réalisé que ma vie n’était pas complète sans le Bharata Natyam. » Après la naissance de son fils, elle redonne des cours, d’abord à trois filles issues de familles indiennes.
Aujourd’hui, la petite école Jeyakalakshetra compte une vingtaine d’étudiants que Jeyakumarie initie de manière infatigable au Bharata Natyam, à Luxembourg et à Sarrebruck. Sa méthode est d’une netteté implacable. Pendant un an, Bupsy enseigne les pas de base que les élèves apprennent comme les lettres d’un nouvel alphabet. Elle permet d’avancer sous condition que les séries de mouvements soient ancrées dans les cerveaux et que les danseurs en herbe commencent à se faire aux noms compliqués des davous, les pas, en sanskrit. « Fais le premier Natadavou, le troisième Tei-ha-tei-hi, le deuxième Ta-tei-tam ! » Jeyakumarie dicte sa chorégraphie assise sur une chaise de jardin, dans sa cave transformée en salle de cours. Jambes, bras, pieds, mains, doigts, tête, cou : tout doit être en place. Le plus difficile est probablement le mouvement des yeux, qui fait partie intégrante de la danse. Jeyakumarie place la barre haute mais se montre pédagogue. « Ça viendra, patience ! Continue, c’est un bon exercice pour les muscles oculaires. »
De la patience, il en faut à ses élèves. Et une bonne mémoire, et le sens du rythme. Les répétitions ont lieu sans instruments, mais Jeyakumarie chante elle-même les Raga en tapant inlassablement le rythme des mains. Ce n’est qu’à l’injonction « Fais le Namaskar ! » qu’il y a relâche, après cet hommage au dieu hindou de la terre qui précède et clôt chaque session de danse. Une fois par an, Jeyakumarie s’aventure sur scène avec ses élèves, dont un garçon. C’est alors le moment des costumes dorés, des maquillages prodigieux et des fleurs dans les chevelures somptueuses. Quelques moments de grâce et d’élégance, charmant un public contemplatif et chantant la beauté éternelle.