Plus de 35 jours de grève entre avril et juin 2018 : en France le long conflit social à la SNCF, toujours en cours, a achevé de convertir plusieurs centaines de milliers de travailleurs aux bienfaits du télétravail ! Ailleurs en Europe, il a la cote depuis une vingtaine d’années aussi bien auprès des salariés que des employeurs et plusieurs pays viennent d’adapter leur législation pour le favoriser. Bien qu’assez difficile à quantifier, il toucherait, à des degrés divers, environ vingt pour cent des salariés.
Comme souvent, cette forme d’organisation du travail nous vient des États-Unis, où elle est très répandue : selon un vaste sondage publié par Gallup en février 2017, 43 pour cent des actifs américains déclaraient travailler au moins une partie du temps à distance, et la possibilité d’exercer à domicile devient un critère majeur dans le choix d’accepter ou de quitter un poste.
Mais cest dans ce pays que où l’on observe actuellement un rétropédalage de certaines entreprises qui s’étaient pourtant faites les championnes du télétravail. C’est le cas d’IBM, où depuis plusieurs années un salarié sur cinq travaille à plein temps à son domicile. Or, au début 2017, la direction des ressources humaines a signifié à 7 600 télétravailleurs qu’ils allaient devoir retourner dans leurs bureaux. Les personnes concernées avaient trois mois pour accepter l’offre, trouver un autre poste au sein même d’IBM ou quitter la société.
Le cas du géant d’Armonk (dans l’État de New York) n’est pas isolé aux États-Unis : des grandes firmes comme Yahoo, Honeywell, Bank of America ou Aetna (assurances) ont « réintégré » une partie voire la totalité de leurs travailleurs à distance dans leurs locaux. Le cas le plus étonnant est celui de la chaîne de magasins Best Buy, qui vendent du matériel électronique grand public. À l’occasion d’un changement à sa tête en 2013, les 5 000 salariés du siège de Richfield (Minnesota), que la précédente CEO Jody Thompson avait mis en télétravail, ont dû regagner leurs bureaux. Pourtant la société avait, selon elle, enregistré des gains de productivité de vingt pour cent grâce à ce dispositif.
Ces revirements ne concernent pas seulement les représentants de la « vieille économie ». Les Gafa chercheraient aussi à limiter le recours au télétravail. Pourtant, les sociétés liées aux nouvelles technologies étaient vraiment en pointe dans ce domaine : ainsi Automattic, une société high-tech surtout connue pour son outil de publication de sites et blogs internet WordPress avait fini par fermer ses superbes bureaux de San Francisco car personne n’y venait plus. Il faut dire que les 700 salariés avaient toujours eu l’opportunité de choisir entre travailler à distance (avec remboursement des cafés consommés chez Starbucks) ou sur place, mais dans des locaux qui n’étaient en réalité qu’un vaste espace de coworking.
À ce stade, un petit rappel s’impose. Selon une définition officielle, le télétravail – ou « remote » en anglais – est une « forme d’organisation dans laquelle un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l’employeur est effectué par un salarié hors de ces locaux, de façon volontaire, en utilisant les technologies de l’information et de la communication ». Il peut être effectué au domicile du salarié (résidence principale ou secondaire), mais également dans des espaces collectifs situés en dehors de l’entreprise. Il peut être régulier ou occasionnel.
Parmi ses avantages reconnus figurent, pour les salariés, l’autonomie, la réduction du temps passé entre le domicile et le lieu de travail, la possibilité de préserver la vie familiale et de rester concentré sans être interrompu par des collègues ou par des réunions. Pour les employeurs, cela se traduit par une baisse de l’absentéisme et du « turn-over » et par une augmentation de la productivité. Ils apprécient aussi la diminution des dépenses liées à l’achat ou à la location de bureaux et à leur occupation (énergie, entretien etc.). IBM économisait ainsi environ cent millions de dollars par an.
Avec le temps cependant, les limites du dispositif se font jour, des deux côtés : certains salariés, tout en appréciant le fait de ne pas être constamment sous contrôle, se plaignent de ne plus voir personne. Pour la responsable d’une agence de publicité, « ces moments où je suis toute seule dans mon salon me rappellent ma période de recherche d’emploi ; ça me donne le spleen et je ne travaille pas bien ». D’autres redoutent que leur carrière pâtisse de leur absence physique des lieux où tout se décide et où il vaut mieux « être vu ».
De côté de nombreux employeurs, la conviction est désormais acquise que, « si les employés sont peut-être moins productifs au bureau, ils y sont aussi bien plus innovants », pour reprendre les termes de John Sullivan, professeur de management à la San Francisco State University. C’est le plus souvent au nom de cette « créativité collective » que se décide le retour au bercail des salariés à distance, surtout dans les secteurs où l’innovation permanente est un facteur-clé du succès, voire de simple survie.
Marissa Mayer, alors CEO de Yahoo, qui a mis fin au travail à distance en 2013 dans la célèbre entreprise de télécommunications, estimait que pour obtenir de meilleurs résultats, « les employés devaient travailler côte-à-côte ». Une opinion partagée par de nombreux collaborateurs qui « bossent beaucoup mieux avec des gens qui bossent aussi autour d’eux » selon un consultant français.
Rien de bien nouveau : déjà au XVIIe siècle, Boileau écrivait que « du choc des idées jaillit la lumière », signifiant que la confrontation des avis et des opinions permet de faire éclore de nouvelles idées. Il faut ajouter à cela la « fertilisation croisée » permise par les rencontres au travail, à savoir les partages in vivo d’expériences et de connaissances entre collègues.
Les pressions économiques ont aussi leur importance. En cas de difficultés financières, notamment, le management cherche toujours à avoir davantage de contrôle et réclame la présence des salariés « in situ ». Mais certains cadres ont une préoccupation plus basique : ils ont énormément de mal à assurer la gestion et le suivi de salariés dispersés et moins visibles et préfèreraient les avoir « sous la main ». Insuffler aux collaborateurs une culture d’entreprise commune, fondée sur le sentiment d’appartenance à un groupe, relève aussi de la mission impossible si le télétravail est trop répandu.
Aux États-Unis, la contestation du télétravail semble néanmoins circonscrite à des secteurs d’activité bien précis, ceux où les rencontres entre les salariés apportent un plus dans le domaine de la créativité et de l’innovation. Et même là, le nombre de « rappelés » reste modeste : chez IBM moins de 8 000 sur un effectif total de 80 000 salariés aux États-Unis. Pour le moment, la tendance n’a pas réussi à freiner le mouvement général : selon le sondage Gallup de 2017, le pourcentage de personnes travaillant à distance a augmenté de quatre points depuis 2012. Parmi elles, environ un tiers télétravaillent désormais quatre ou cinq jours par semaine, contre un quart cinq ans auparavant.
En Europe, on n’a pas encore épuisé les avantages du télétravail. Son « taux d’acceptation » par les entreprises est encore limité. Selon un cabinet spécialisé, les entreprises britanniques ne sont que 5,5 pour cent à autoriser leurs salariés à travailler à partir de leur domicile sans restriction, contre 11,7 pour cent en Allemagne et 18,3 pour cent en France. Cela reste faible par rapport aux États-Unis. De ce côté de l’Atlantique, il n’existe aucun exemple notable de rétropédalage, même si les arguments développés aux États-Unis contre le télétravail sont connus et souvent partagés. De toute manière il existe plusieurs « cliquets » structurels, limitant ou empêchant tout retour en arrière significatif.
Les grandes tendances comportementales, par exemple. Pour Jody Thompson, ex-CEO de Best Buy et co-fondatrice de ROWE (Results Only Work Environment), les jeunes salariés communiquent entre eux par smartphones et « n’ont pas besoin de s’asseoir les uns à côté des autres ». Le poids des habitudes aussi : les télétravailleurs qui ont pris goût à la nouvelle organisation, même si elle ne comporte pas que des avantages, ne voudront pas revenir aux anciens schémas. Certains employeurs s’y refusent d’ailleurs. Par exemple dans le milieu de la haute technologie où il est courant qu’une entreprise ait besoin de profils venant de pays différents, leur permettre de travailler de chez eux rend possible le recours à un vivier planétaire de talents.
La solution d’avenir, inspirée du retour d’expérience aux États-Unis, pourrait bien être le « semiremote » (télétravail ponctuel) qui consiste à concilier plages de travail à domicile et moments de présence au bureau. Cette formule semble déjà répandue puisqu’en France, en Allemagne et au Royaume-Uni environ la moitié des entreprises permettent le télétravail avec quelques restrictions, notamment temporelles (nombre de jours, moment de la semaine ou du mois etc.). Typiquement, des rendez-vous réguliers sont organisés au bureau pour échanger avec les collègues et se mettre d’accord sur des directions à prendre, puis les salariés rentrent chez eux pour exécuter les missions ou les tâches décidées, avec le souci de tirer le meilleur parti de chaque phase.