L‘ultra-haut débit pour tous, objectif du gouvernement pour 2015, a du plomb dans l‘aile

Autoroute barrée

d'Lëtzebuerger Land du 13.05.2010

Une publicité plutôt discrète des P[&]T Luxembourg a ranimé l’animosité qu’entretiennent l’entreprise publique et l’Institut luxembourgeois de régulation (ILR), surtout depuis que le régulateur lui a bloqué le développement de son offre quadruple play (téléphone fixe, mobile, Internet et télévision), à la demande d’un de ses concurrents.

Le 29 avril, à l’avant-veille de l’ouverture de la Foire-exposition du printemps, rendez-vous obligé des entreprises luxembourgeoises grand public pour présenter leurs nouveautés, l’EPT invite ses clients dans une pub au Wort à visiter son stand entre le 1er et le 9 mai. Parmi les nouveautés, l’entreprise annonce le lancement de LuxFibre, une offre Internet à ultra-haut débit, avec des vitesses atteignant jusqu’à 100Mb/seconde. Le produit est présenté comme le premier pas concret vers la stratégie prônée quelques semaines plus tôt par le gouvernement luxembourgeois sous le nom de code Fiber-to-the-home (FTTH) pour faire pénétrer l’ultra-haut débit dans tous les foyers du pays et faire du grand-duché un des « leaders européens » en termes de pénétration d’ici 2015. L’objectif ultime étant d’apporter l’ultra-haut débit à 80 pour cent des foyers du pays d’ici cinq ans.

L’offre de l’EPT est plutôt alléchante : l’abonnement de base est proposé à partir de 49,99 euros par mois, prix qui comprend l’accès téléphonique ainsi qu’une adresse courriel. Les blogeurs luxembourgeois ont vite fait de se passer la bonne nouvelle, tout en s’interrogeant toutefois sur l’accès de cette offre aux non-abonnés de la Poste. L’ILR s’est posé la même question. Les consommateurs potentiels se sont en tout cas rués sur le site de l’EPT pour télécharger le (lourd) catalogue des prix et nouveaux services à compter du 15 mai 2010, en espérant pouvoir signer les contrats d’approvisionnement à la Foire, sans se douter qu’il y aurait un bug de dernière minute.

La « technologie » (terme sans doute impropre, car le réseau doit offrir une neutralité technologique) VDSL 2 sur laquelle l’EPT s’appuie pour commercialiser LuxFibre est présentée comme une étape intermédiaire avant l’ultra-haut débit pour tous qui utilisera la fibre optique, conformément aux plans du gouvernement et à un calendrier précis de déploiement. L’Institut luxembourgeois de régulation (ILR) considère que le déploiement de VDSL 2 s’inscrit dans le cadre plus large du développement de la fibre optique, qui permet d’offrir des services Internet extrêmement rapides. Le régulateur l’a d’ailleurs fait savoir à l’entreprise publique dans une lettre datée du 19 avril dernier.

Le lendemain de la parution de la publicité au Wort, l’EPT reçoit une autre lettre de l’ILR lui enjoignant de retirer LuxFibre de sa gamme de services. Le régulateur considère cette fois qu’en l’absence d’une offre régulée en bonne et due forme, c’est-à-dire de pouvoir donner accès à VDSL 2 aux opérateurs concurrents, leur permettant ainsi de proposer un produit équivalent à leurs clients et en même temps, l’opérateur dominant du marché (qui est donc considéré comme régulé) n’est pas en mesure de commercialiser ce service au Luxembourg auprès des particuliers avant les autres. L’EPT ne peut pas s’opposer à ouvrir son infrastructure déployée à coups de dizaines de millions d’euros (130 millions prévus pour la mise en place du réseau Fiber-to-the-home, selon les chiffres présentés en avril par le gouvernement, qui indiquait par ailleurs ne pas disposer des montants investis par les opérateurs dits alternatifs).

L’ILR a simplement rappelé à l’EPT des engagements pris il y a deux ans. En octobre 2008 (décision 08/133), le régulateur luxembourgeois lui avait en effet demandé, sur les marchés régulés, de ne pas commercialiser des services avant d’avoir présenté et fait approuver une offre commerciale valable pour tout le monde. C’est la rançon de sa position dominante sur le marché. Il est compréhensible que l’Entreprise des postes et télécommunications traîne un peu les pieds (et elle le fait de peur de perdre des parts de marché dans le secteur de la téléphonie fixe) avant d’ouvrir son infrastructure à ses concurrents, via une offre commerciale « transparente » et préalablement validée par le régulateur, après une (souvent longue) procédure de consultation de toutes les parties concernées.

Sur le stand de l’EPT à la Foire, les vendeurs qui s’attendaient à faire un carton (et de bonnes commissions) avec LuxFibre, ont dû rapidement déchanter : ils sont « briefés » à la dernière minute pour ne surtout pas révéler au public de la Foire venu s’enquérir des délais de livraison du nouveau service Internet, que l’ILR était « dans le coup ». Ils furent donc priés de présenter LuxFibre comme un projet futur que l’entreprise n’est pas en mesure de commercialiser dans l’immédiat. Pourtant, sur un banner idéalement placé sur son site Internet à la rubrique du haut débit, l’EPT n’a pas pu s’empêcher de réagir en montrant du doigt « le régulateur » comme responsable du désagrément. Le bandeau a toutefois très vite disparu des écrans.

Au conseil d’administration de l’EPT, qui est intervenu dans la semaine, ce fut également la consternation lorsque son directeur général, Marcel Gross, a révèlé le contenu de la lettre du 29 avril de l’ILR. Serge Allegrezza, le directeur du Statec, qui est l’un des représentants de l’État au conseil, s’est montré le plus virulent, jugeant ce refus de l’ILR, sous prétexte que l’EPT détient trop d’avance sur ses concurrents, « contraire à la politique du gouvernement de développer l’ultra-haut débit pour tous ». Serge Allegrezza a d’ailleurs confirmé cette semaine au Land sa position : « La politique de concurrence dans l’Internet à ultra-haut débit ne consiste pas à freiner celui qui veut avancer pour protéger ses concurrents qui n’en sont pas à ce stade de développement », a-t-il précisé.

Or, l’Institut luxembourgeois de régulation ne fait probablement que son devoir de régulateur dans un monde où déjà la qualité du haut débit, sa vitesse et surtout ses prix sont loin de donner satisfaction aux particuliers, par rapport notamment aux offres qui sont faites dans les pays voisins. Dans son document stratégique, le gouvernement, qui a propulsé l’EPT comme « force motrice » de Fiber-to-the-home, a d’ailleurs beaucoup insisté sur une stratégie de l’ultra-haut débit pour tous « basée sur un accès ouvert et transparent aux réseaux qui respectent la neutralité des réseaux », appelant ainsi l’ILR à jouer un rôle déterminant, pour éviter sans doute que le scénario qui s’est produit dans l’Internet haut débit ne se reproduise dans l’Internet à la vitesse supérieure. Camille Hierzig, directeur à l’ILR en charge du dossier, s’est défendu dans un entretien téléphonique au Land de vouloir bloquer les plans de l’EPT et de retarder inutilement le déploiement de l’ultra-haut débit pour tous : « Nous sommes dans notre rôle en permettant à tous les opérateurs d’offrir en même temps des services à haut débit sur la base de la fibre optique », a-t-il indiqué. Il ne devrait pas y avoir à ses yeux de retard dans la mise en œuvre des objectifs 2015 du gouvernement d’équiper 80 pour cent des ménages du pays de l’ultra-haut débit, du fait que l’EPT ne puisse pas être le premier opérateur du marché à lancer son produit. « L’infrastructure est déjà déployée », dit-il, refusant de parler de « blocage de dossier » suite à l’intervention du régulateur. Le signal de la commercialisation devrait venir avant l’été, laisse par ailleurs entendre le responsable de l’ILR. Toute le monde y a intérêt.

Pour tenter de « fluidifier » le dossier, une réunion est organisée le 18 mai prochain entre l’EPT et les opérateurs alternatifs à l’initiative du gouvernement, afin de trouver rapidement un accord sur l’accès à l’infrastructure et surtout les prix (ils ne doivent pas être prohibitifs, mais orientés sur les coûts). Le lendemain 19 mai, un conseil d’administration de l’EPT devrait donner la marche à suivre : continuer ou non à commercialiser LuxFibre, en dépit de l’injonction de l’ILR, quitte à se retrouver une nouvelle fois devant les juridictions administratives. Jouer les « têtes brûlées » n’est toutefois pas le genre de la maison.

Véronique Poujol
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