Il y a déjà des années, le président américain a annexé le Canada et le Mexique pour former l’O.N.A.N., l’Organisation des Northern American Nations. Parce que le président en question, un ancien crooner du nom de Johnny Gentle, pousse l’épure sanitaire de sa nation chérie jusqu’à l’obsession, l’ensemble des détritus américains sont balancés sur un dépotoir gigantesque à la frontière canadienne, où les habitants souffrent de malformations et de problèmes de santé liés à l’insalubrité de leur territoire. Ce pourquoi différents groupuscules rebelles, dont les plus dangereux sont des assassins en chaise roulante, luttent pour l’indépendance du Canada.
Non, je ne me suis pas trompé de nom en écrivant Johnny Gentle et je n’ai pas non plus esquissé une de ces prolepses cauchemardesques qui pullulent sur les réseaux sociaux, notamment sous forme de caricatures cartographiques, depuis que The Donald a annoncé sa volonté d’annexer le Canada, le canal du Panama et le Groenland. Je viens simplement de résumer un des fils narratifs d’Infinite Jest, celui qui a transformé en extrapolation science-fictionnelle le roman-monde autrement plutôt réaliste de David Foster Wallace dont la lecture est à la littérature ce que le marathon est à la course à pied. Foster Wallace s’étant ôté la vie en 2008, il n’est plus là pour vérifier que le monde alternatif qu’il a inventé au milieu des années 1990 a fini par devenir une idée aussi incongrue que menaçante dans la tête du criminel misogyne qui est revenu sur le trône de cette nation qui adore se dire la plus puissante au monde.
De là à dire que l’univers de David Foster Wallace était prophétique et que l’écrivain américain a prédit l’avenir est aussi aberrant que d’affirmer que Donald Trump, ce fils d’un promoteur immobilier incarné avec justesse par Sebastian Stan dans The Apprentice1 d’Ali Abassi, se serait inspiré d’Infinite Jest pour ambitionner de redessiner la cartographie nordaméricaine : je mettrai ma main au feu que Donald Trump ne lit pas de romans et que, s’il en avait lu, il n’aurait pas certainement pas choisi ce pavé de plus de mille pages. Quand je demandais, il y a des années, à l’écrivain Hakan Gunday, souvent qualifié d’enfant terrible de la littérature turque, s’il ne craignait pas qu’Erdogan ne l’enferme pour ses écrits subversifs, il me répondait : « Notre président ne lit pas. »
Je ne crois pas non plus qu’il existe des écrivains visionnaires, qui n’auraient qu’à consulter leur boule de cristal pour y lire, étalé devant eux avec une netteté toute cartésienne, l’avenir. Une fiction d’extrapolation est un monde possible. Une superposition partielle du futur pressenti avec le réel est toujours le fruit du hasard, combiné à une certaine sensibilité pour les situations politiques et sociales du présent, qui permet à l’auteur d’inférer un état futur des choses.
Car si Trump ne projette « que » d’annexer le Canada, le Groenland et le canal de Panama, les échos et résonances entre les projets du président des États-Unis et l’Amérique de Johnny Gentle restent assez stupéfiants. Quant au fameux mur mexicain, la décharge gigantesque du roman n’en est qu’une déclinaison, une hyperbole perverse et machiavélique, un refoulé, un inconscient collectif dont le caractère défécatoire plairait certainement à Slavoj Zizek et qui métaphorise conjointement le refus de Trump et consorts à affronter la crise climatique alors même que celle-ci met à sac nos villes et campagnes.
Car il est indéniable que, plus on s’éloigne de l’année de parution d’Infinite Jest (1996), plus le nombre de recoupements entre le roman et le réel s’accroît. Un peu comme si le réel courait derrière l’œuvre de Foster Wallace, cherchant à multiplier les parallèles, comme si Infinite Jest était un mentor et la réalité un élève s’évertuant à émuler ce monde pourtant grotesque, dystopique, sombre.
Tout se passant un peu comme si, voulant à tout prix contredire l’adage de Leibniz, le réel insistait pour choisir comme terrain de jeu l’un des pires mondes possibles jamais conçus par une fiction. Car d’Infinite Jest, Jonathan Franzen avait dit que le roman aurait plutôt dû s’appeler Infinite Sadness tant il est vrai que c’est peut-être l’œuvre la moins drôle de Foster Wallace. Et peut-être cela en dit-il moins sur les prétendues prophéties de l’auteur que cela nous renseigne sur le monde dans lequel nous vivons que, de toutes les œuvres ou mondes possibles, ce fut celui-là que la réalité ait choisi de mimer.
Pour illustrer cette hypothèse d’un monde qui s’évertue à copier, dans un rapport de mimesis inversée, l’œuvre de Foster Wallace, rappelons que, dans Infinite Jest, l’écrivain invente l’appel en visio bien avant Facetime et en prédit par ailleurs tous les inconvénients. Dans un passage bluffant de précision, il décrit les gens qui avant, au téléphone, pouvaient faire autre chose sans se faire attraper en plein délit de non-écoute et évoque comment les gens, exposés à leur propre image et donc à leurs imperfections finissent par les gommer en recourant à… des masques, ancêtres de ces filtres digitaux qui nous font ressembler à des images générées par les intelligences artificielles.
Et même si notre ère, celle que Mark Fisher qualifia de capitalisme réaliste, n’a pas encore abouti à ce stade ultime du néolibéralisme évoqué dans l’univers du roman, où les années ne sont plus chiffrées selon la logique d’une religion qui s’imposa jusque dans la comptabilité des années calendaires, mais prennent le nom du plus offrant, ce sponsor pouvant être le fabricant d’un produit comme des couches pour adultes, on n’a qu’à regarder toutes ces salles de concerts qui ont abandonné leur onomastique historique pour se soumettre à la loi du marché en devenant des arènes Accor ou autres O2 Arena pour pressentir que, une fois encore, Foster Wallace a visé juste.
Faut-il donc désespérer de ce monde où la deuxième loi de la thermodynamique si chère à l’œuvre de Thomas Pynchon semble pousser notre civilisation vers un degré d’entropie maximal ? Ce serait sans prendre en considération cette lueur d’espoir qui scintille partout dans la nuit profonde d’Infinite Jest.
Ce scintillement qui signifiera le passage à trépas pour tous ceux qui traversent les miroirs aux alouettes que tendent les rebelles sur les routes américaines pour envoyer au fond des ravins leurs victimes, on le trouve dans ces actes de sabotage meurtriers perpétués par les séparatistes qui, ruse ultime, disséminent à travers les États-Unis un film meurtrier, que le spectateur ne peut plus arrêter de regarder, oubliant dès lors de subsister à ses besoins les plus élémentaires jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Faisant bouffer aux citoyens des États-Unis, symbole d’un Occident dominant aux mains sales, leur insatiable désir de divertissement pascalien, cette même soif de divertissement qui leur a fait élire, après Reagan, un autre entertainer plus que dubitatif, ils luttent, finalement, pour une fin de l’exploitation capitaliste tout en craignant, peut-être, que there is no alternative.
La lueur, chez Foster Wallace, est dans la révolution tout autant que dans cette preuve d’humanité que Mario Incandenza, frère handicapé de Hal, apporte au cours des derniers souffles de ce long et inépuisable roman. C’est peu, mais c’est beau. Et c’est, peut-être, tout ce qu’on peut encore demander au monde – un peu de beauté.