L’un y est allé en vélo, c’était juste avant la guerre, mais il n’était plus question d’exposer, ce qu’il faisait, c’était de l’art dégénéré ; et de Hagen à Paris, il doit y avoir plus de 600 kilomètres. Pendant toute la guerre, raconte Emil Schumacher, il a porté sur lui un des Cahiers d’art, série publiée à Paris par Christian Zervos, avec des reproductions de l’avant-garde. Un autre, nous sommes après la guerre, a fait le voyage en moto, Karl Otto Götz, emportant dans son side-car Otto Greis. Peut-être que c’était pour un congrès sur le jazz organisé par le fils de Delaunay, avec une petite exposition avec de l’art abstrait. De bien plus loin, d’Autriche, plus précisément de Klagenfurt, Maria Lassnig et Arnulf Rainer se sont mis en route, ils étaient en contact avec Paul Celan, ils allaient approcher les surréalistes.
Il y a de la sorte des rencontres qui se sont faites, des liens qui se sont tissés : Échanges artistiques franco-allemands après 1945, et Marie-Amélie zu Salm-Salm fait suivre aujourd’hui son travail paru en 2004, par un recueil d’entretiens (paru chez L’Harmattan). Il y a bien sûr l’intérêt des anecdotes, le jeu des questions et des réponses qui fouille les mémoires. Et au-delà, ces pièces de puzzle venant s’ajouter les unes aux autres, le lecteur réussit à (re)constituer le portrait d’une époque, ces années d’après-guerre, où les artistes allemands se tournaient vers Paris, c’était avant que New York ne prenne le relais, pour combler le vide laissé par les diktats nazis, par la guerre. « Am Anfang war das Informel », dit le titre d’un numéro de Sediment, du Zentralarchiv des Internationalen Kunsthandels, paru lors de l’Art Cologne de cette année. Et le nom du groupe Zero est hautement signifiant.
Témoignages humains donc mais ces humains-là étaient des artistes, et leurs déclarations s’avèrent très riches en contenu d’esthétique. Des critiques prennent la parole, Michel Ragon, Edouard Jaguer, des directeurs de musée, Werner Schmalenbach, et du côté des artistes français, c’est un peu comme figure tutélaire qu’apparaît Pierre Soulages, participant dès 1948 à une exposition itinérante d’art abstrait en Allemagne, de Stuttgart à Hambourg.
Tout lecteur de pareil bouquet d’entretiens aura son propre point de vue. Que je me sois attardé à Werner Schmalenbach, tient au respect devant l’œuvre, à Düsseldorf, de cet homme de musée, organisateur d’expositions. Et à l’accent de vérité, de sincérité de ce qu’il dit. Et qui est près de permettre un parallèle avec notre pays. Comment par exemple il est au départ passé à côté de Dubuffet, obnubilé qu’il était par ladite École de Paris ; il en est allé de même avec Joseph Beuys. Des aveux qui touchent, quand il se reproche toujours d’avoir exposé Singier, c’était qu’il voulait Manessier ; côté positif, quand il raconte avoir couru au dernier moment à l’imprimerie ajouter quelques lignes à une préface, c’était pour Emil Schumacher, « je me suis séparé de cette réserve intérieure que j’avais ressentie : je me suis rendu compte qu’il était la figure centrale de la peinture allemande de cette génération ». Question d’identité de la forme et de l’expression.